AVANT – PROPOS DE L’ÉDITEUR
Le Shôbôgenzô du maître zen japonais Dôgen (1200-1253) a commencé à susciter un intérêt croissant en Occident, d’abord aux États-Unis vers les années 1960 et, en France, à partir des années 1980.
La présente édition de la traduction intégrale intervient dix-sept années après la publication de la présentation générale de l’œuvre par Yoko Orimo dans son ouvrage intitulé Le Shôbôgenzô de maître Dôgen (Sully, 2003, 2014), préfacé par Pierre Hadot. Ce premier livre contenait une biographie de maître Dôgen, une histoire de la compilation du Shôbôgenzô, auxquelles les lecteurs peuvent se référer, ainsi qu’une présentation détaillée de chaque texte. À l’époque il n’existait en français que des présentations partielles du Shôbôgenzô , avec la traduction de quelques textes, et l’œuvre entière n’était accessible que par les publications anglaises. Pour les lecteurs francophones, et pour nous-mêmes qui avions un intérêt personnel pour l’œuvre de Dôgen, cet ouvrage constituait une avancée considérable.
Ce fut le point de départ de la publication en huit tomes de l’ensemble des textes (Sully, 2005-2016) traduits, annotés et commentés par Yoko Orimo, qui permit de faire connaître Dôgen à un public francophone plus large que le premier cercle des pratiquants du zen Sôtô et des orientaliste japonisants : philosophes, religieux, scientifiques, écrivains, artistes, poètes ont pu découvrir une œuvre exceptionnelle, dans la forme et dans le fond, qui place le non-dualisme au centre de sa réflexion. Aujourd’hui, nous mesurons le chemin parcouru, et à quel point notre rencontre avec Yoko Orimo fut providentielle et la qualité de son travail inestimable.
Le Shôbôgenzô est une œuvre littéraire, religieuse et philosophique hors du commun. Il est l’expression unique du génie à la fois de son auteur, de l’enseignement bouddhique et de la spécificité japonaise. Considéré comme le cœur de la tradition du bouddhisme zen Sôtô, au côté de la pratique de la méditation assise, il outrepasse tout cadre géographique et temporel : sa résonnance est universelle. La traduction de tels monuments littéraires a toujours constitué, en Occident comme en Orient, un ferment du développement culturel, un élément essentiel de la diffusion des idées et de la foi religieuse. On pense aux textes sacrés, aux traités philosophiques, aux épopées, à tous ces chefs-d’œuvre de la littérature mondiale auxquels appartient le Shôbôgenzô.
C’est dans cette perspective que depuis plusieurs décennies les grands textes de la tradition bouddhique sont traduits et deviennent peu à peu disponibles en français : le Canon pali, les sutras et traités du Mayahana, comme le Traité de la grande vertu de sagesse ou le Sûtra du Lotus. La publication de la traduction du Shôbôgenzô s’inscrit dans cette continuité.
Dans sa préface, Yoko Orimo précise son choix de traduction littérale et en explique avec profondeur les raisons. La qualité de sa traduction réside dans cette grande rigueur philologique mais pas seulement. Yoko Orimo possède une connaissance approfondie de la philosophie dôgenienne avec laquelle elle est en sympathie. Japonaise d’origine, elle saisit les subtilités de la langue japonaise et de la culture bouddhique. Française d’adoption elle fait preuve d’une grande maîtrise de la langue française et de la pensée occidentale. Ainsi la traduction ici proposée - tous les textes ont été entièrement révisés pour cette édition – nous permet d’entrer dans l’univers de La vraie Loi, Trésor de lŒil.
En outre, les choix de traduction sont indiqués clairement, ce qui est essentiel, soit en notes, soit dans le glossaire. Celui-ci est plus qu’un glossaire mais un véritable dictionnaire des termes dôgeniens et des notions bouddhiques. Les notes indiquent les sources, précisent le contexte, et donnent des éclairages culturels. Une chronologie de la réalisation des textes, une liste et un index des personnages et des sources complètent l’appareil critique.
L’édition en un seul volume suivant l’ordre de compilation original permet des renvois, des recoupements, un cheminement que l’édition en plusieurs tomes ne permettait pas. Nous avons également opté pour une édition bilingue en présentant en page de gauche le texte original de Dôgen. À notre connaissance il n’existe pas d’autre éditions de ce type parmi les différentes éditions intégrales en langue anglaise. Les lecteurs auront ainsi accès au texte original, et même pour ceux qui n’ont aucune connaissance du japonais ou du chinois, la matérialité du texte avec la graphie des kanjis et les hiraganas apporte, nous semble-t-il, une dimension supplémentaire au texte français (la numérotation des paragraphes, pour faciliter la correspondance entre les deux versions, n’existe dans le version originale).
L’édition de cette traduction a été pour nous, au cours des années, l’occasion de nombreuses lectures en suivant le travail minutieux de la traduction, parvenant ainsi à une certaine intimité avec le texte. Le Shôbôgenzô est une œuvre difficile d’accès mais nous pouvons témoigner que sa fréquentation ouvre de nombreuses portes. Lire le Shôbôgenzô de maître Dôgen est une pratique d’éveil. En publiant cette édition intégrale de La vraie Loi, Trésor de l’Œil dans sa traduction française réalisée par Yoko Orimo, nous sommes heureux de permettre à chacun d’en faire l’expérience.
Pierre Crépon
PREFACE
Tout passe, rien ne dure, tout est éphémère. Et pourtant, au milieu des ruines du temple de pierre et du grand édifice de béton, l’humble trace d’encre laissée sur une feuille de papier continue à respirer sa vie en silence, sans faire de bruit. L’insondable mystère qu’une chose si fragile, sans arme ni défense, insignifiante pour ceux qui n’ont pas l’œil, résiste de siècle en siècle à l’épreuve du temps et de l’histoire. C’est pourquoi l’homme consacre des années de sa vie, voire sa vie toute entière à écrire, à lire, à étudier et à méditer pour bâtir et retrouver, avec les livres, sa vraie patrie.
Maître zen japonais Dôgen (1200-1253), lui aussi, consacra presque la moitié de sa vie (de 1231 à 1253, l’année de sa mort) à rédiger et à compiler le recueil Shôbôgenzô. Ce monument littéraire doit avoir à la fois pour contenu et contenant « La vraie Loi, Trésor de l’Œil ». C’est dire que le Shôbôgenzô en tant qu’écriture contient ce monde phénoménal tout entier où règne la vraie Loi [shôbô正法], identique au Trésor de l’Œil [genzô眼蔵]. Ce Trésor de l’Œil est un Trésor qui n’appartient qu’à l’Œil ; il n’a pas d’autre lieu d’existence que l’Œil lui-même, organe de perception.
La présente édition Le Shôbôgenzô, Traduction Intégrale est une édition revue et corrigée des huit tomes publiés de 2005 à 2016 dans lesquels 92 textes du Recueil ont été regroupés selon nos critères thématiques.
Cette édition définitive en un seul volume suit l’ordre de compilation original, non-chronologique de la réalisation des textes, Kyûsô旧草 « Ancienne édition » en 75 textes compilée par Dôgen lui-même et Shinsô新草 « Nouvelle édition » en 12 textes compilée par le premier disciple Ejô après la disparition du maître ainsi que 5 textes supplémentaires.
Les notes sont réduites au minimum dans cette Intégrale bilingue. Celle-ci forme en fait un ensemble trilogique avec nos deux autres ouvrages : le livre de la présentation générale intitulé Le Shôbôgenzô de maître Dôgen (publié en 2014, Editions Sully-Prunier ; couverture blanche) et un recueil de huit essais d’interprétation intitulé Variations Shôbôgenzô (à paraître également aux Editions Sully-Prunier ; couverture rouge).
Traduire le texte d’une langue dans une autre est déjà en soi un acte d’interprétation. Plus la distance qui sépare ces deux langues est grande, plus augmentent la difficulté mais aussi la liberté du traducteur. Pour nos travaux consacrés au Shôbôgenzô, nous avons opté, dès le début, pour le principe d’une traduction littérale, et non littéraire. Restant au plus près du texte original, nous avons toujours tenu à respecter la matérialité de ce texte parfois même au risque d’en alourdir les lignes. La répétition du même mot, de la même formule, ce que la langue française n’aime guère, est méticuleusement conservée. Par ailleurs, tout mot ou caractère japonais ou sino-japonais est traduit par un mot français, à quelques exceptions près signalées en bas de page. Notre traduction peut ainsi résisterà l’analyse philologique rigoureuse.
Cela étant, certains lecteurs peuvent se demander pourquoi ce choix délibéré de la traduction littérale, traduction faite au niveau du signifiant, et non du signifié, d’autant que ce choix devient parfois fort contraignant pour la traductrice. Rappelons que le sens du mot ou de l’énoncé est parfois désigné en langue japonaise par le mot « cœur » [kokoroこころ/ shin心]. Dans le domaine scripturaire, ce « cœur » a pour corps l’« image » graphique. Or, dans la pensée bouddhique, le « cœur » est, comme tout existant, dépourvu de nature propre ; il n’existe pas en soi, étant de l’ordre du reflet ou de la résonance qui se produit au sein des relations circonstancielles. Comme la matière prend différentes couleurs suivant son environnement ainsi que l’angle d’où elle est perçue et la nature de la lumière qu’elle reçoit, l’« image » graphique revêt une signification provisoire, appelée le « cœur », au sein de la résonance intertextuelle sans se laisser jamais enfermer au niveau du signifié, c’est-à-dire du « contenu » immédiat et apparent du texte.
Dans l’univers littéraire fondamentalement réflexif du Shôbôgenzô réputé pour sa complexité philosophique hors du commun, c’est comme le « corps » et le « cœur » que la philologie et la métaphysique ne font qu’un. Il en va de même pour l’articulation dynamique entre l’étude scripturaire et la pratique de zazen « la méditation assise ». C’est pourquoi, pour préserver la vie de l’écriture habitée par cette dynamique réflexive du « corps » (l’« image » graphique-signifiant) et du « cœur » (le sens-signifié), pas un seul caractère, pas un seul mot ne peut être négligé ; ils doivent être traduits au sens propre dans toute leur matérialité.
La résonance, source de tout paraître phénoménal, telle la poésie, la mythologie, la Bible ou bien l’Ulysse de Joyce, par exemple, est la vie de l’écriture organiquement conçue. Dans ce type d’écriture, chaque caractère, chaque mot, chaque proposition et chaque phrase sont renvoyés à d’autres, se faisant ainsi écho les uns aux autres au-delà du temps et de l’espace. D’où le sens incommensurable du texte semblable au dévoilement infini de ce monde phénoménal. La Voie en tant que Voie de la résonance fait le lien entre le monde du phénomène et le monde de l’écriture. Ainsi l’écriture donne-t-elle naissance à l’éveillé, et l’éveillé à l’écriture. Le bouddhisme sino-japonais et surtout japonais proclame d’ailleurs que l’inanimé, pourvu du cœur de la résonance comme les plantes et les minéraux, prêche la Loi, la vraie Loi que seul l’Œil de l’Eveillé est capable de voir.
Le Shôbôgenzô est une écriture qui se réfléchit à elle-même, méditant sur ce qu’est l’écriture. En tant que « méta-écriture », l’écriture des écritures, nous invite à appendre à lire les écritures comme la peinture, à voir le monde phénoménal et à interpréter nos vies et nos relations dont chacune n’est autre que le kôan à résoudre. Tel doit être l’Œil du Shôbôgenzô, l’unique « contenu » du recueil, recueil qui n’est autre que cet Œil même.
Notre public découvre et étudie le Shôbôgenzô non dans sa langue originale mais en français, langue de traduction. Or, contrairement aux idées reçues, la traduction n’est nullement conçue chez Dôgen comme un simple moyen pour rendre accessible le texte à ceux qui ne connaissent pas la langue d’origine. Bien qu’il soit érigé au somment de la réflexion philosophique de type spéculatif, le Shôbôgenzô lui-même est en définitive un recueil de commentaires et d’interprétations des corpus originaux en sanscrit déjà traduits en langue chinoise. Le maître ignorait le sanscrit, et ne se souciait guère de le connaître.
Enfin, au cœur de toute religion se pose la question de la transmission. Celle-ci ne saurait faire l’économie de la « traduction », déjà au niveau du concept et de l’acception du signe à l’intérieur de la même langue. La traduction est un acte de transmission et, réciproquement, la transmission est un acte de traduction. C’est grâce à cette articulation dynamique qui s’opère entre la traduction et la transmission que la spiritualité vivante doit se pratiquer et se réaliser comme présence, ici et maintenant, en perpétuelle évolution et en perpétuelle transformation. L’étude philologique appartient ainsi chez Dôgen au domaine de la pratique.
Pour que voie le jour ce « Shôbôgenzô, Traduction Intégrale », il m’a fallu trente années de labeur. Mes travaux de publication ont été poursuivis hors du cadre universitaire ; j’ai travaillé pour mon salut par pure nécessité intérieure dont j’ignore l’origine. Loin de l’idée triste d’un sacrifice ou d’un dévouement acharné, cette « pratique » dans le domaine scripturaire m’a en quelque sorte constituée, elle m’a créée, jour après jour, à travers une humble tâche sur le terrain.
Si la matière de ma recherche appartient au Japon, ma patrie, toute ma formation s’est faite en France, cette terre d’accueil à laquelle je dois tant et qui est finalement devenue mon pays. S’il m’est impossible de mentionner tous les noms, je voudrais remercier tout particulièrement Monsieur Jean-Noël Robert, professeur au Collège de France, sous la direction de qui j’ai eu l’honneur d’élaborer ma thèse (de 1989 à 1998 à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes). Je tiens également à ré-exprimer ma profonde et affectueuse reconnaissance au regretté Monsieur Pierre Hadot (1922-2010), professeur honoraire du Collège de France, qui a bien voulu préfacer mon premier ouvrage paru en 2003 et réédité en 2014. Enfin, je remercie vivement Pierre et Brigitte Crépon (Editions Sully-Prunier) de leurs précieux conseils et soutien sans faille qu’ils m’ont témoignés depuis le début de ma carrière éditoriale, et ce jusqu’à aujourd’hui.
« Une fleur éclôt, et le monde se lève ! » Maintenant, l’œuvre s’envole de mes mains pour entrer dans la vie de résonance.
Août 2019
Yoko ORIMO