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Ateliers d'étude du Shôbôgenzô avec Yoko Orimo
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Ateliers d'étude du Shôbôgenzô avec Yoko Orimo
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24 décembre 2012

Compte-rendu : Tenbôrin-fin_poèmes_6 kakis_17/12/2012

 

Atelier Shobôgenzô  du 17 décembre 2012.

 

Deuxième partie du Tenbôrin

 Fichier docx : Y_Orimo_IEB_2012_12_17_Tenborin

Fichier pdf 1ère partie : Y_Orimo_IEB_2012_12_17_Tenborin_1

                  2ème partie : Y_Orimo_IEB_2012_12_17_Tenborin_2

Ceci est la transcription de la majeure partie de la séance du 17 décembre. Comme dans l'enregistrement il manque les dix premières minutes, j'ai fait un résumé. Les choix de transcription sont les mêmes que pour le compte-rendu précédent. 

Plan du fichier : 1ère partie : lecture et tableau synoptique du Tenbôrin : 2è partie : Lecture globale du Tenbôrin : Interprétation du tableau, schémas en cercles, la cerise sur le gâteau ; 3è partie : les "poèmes" des participants ; 4è partie : Une lecture des "Six kakis" par le peintre François Aubin.

                                                                                                   Christiane Marmèche

 

Première partie : Lecture et tableau synoptique du Tenbôrin

À la demande de Yoko Orimo, avant le début de la séance, un grand tableau avec des cases vides est tracé sur le tableau blanc. Ce tableau est lui-même composé de trois parties A, B et C correspondant aux trois parties du Tenbôrin selon le découpage de Yoko Orimo : la partie A correspond aux 6 premiers alinéas étudiés la dernière fois, la partie B correspond aux 5 alinéas suivants et la partie C ne comprend que le dernier alinéa. Il s'agit de faire une lecture selon la méthode synchronique.

1°) Le tableau de la partie A (les 6 premiers alinéas du texte)

Le tableau suivant a été rempli sans relire le texte déjà lu à la dernière séance.

A

Espace

Temps

Personnages

Termes clés

1

Hattô

(dharma hall)

avant 1228

Nyojô

Vrai, source, méta-espace, effondrement

2

Hattô

avant 1228

Nyojô

 Vrai, source, mendiant, bol

3

Hattô

avant 1104

Goso Hôen

Vrai, source, méta-espace, fracas

4

Hattô

avant 1200

Busshô Hôtai

Vrai, source, méta-espace, pas autre

5

Hattô

avant 1135

Engo

Vrai, source, méta-espace, fleur de brocart

6

Hattô

1244

(présent de l’énonciateur)

Dôgen

Vrai, source, méta-espace, effondrement

Pour l'espace : il s'agit du lieu de l'action : dans chaque alinéa cela se passe dans Hattô 法堂 (composé de 法 et 堂 , mais les sons des deux caractères sont modifiés). Le Hattô est le hall du dharma dans un monastère. On pourrait préciser ici les noms de monastères où les maîtres ont enseigné. On peut considérer que plus globalement l'espace c'est le monastère.

Pour le temps : il s'agit du temps des personnages. Nous avons indiqué les dates de mort des patriarches sauf pour Busshô Hôtai dont on sait seulement qu'il a été un disciple de Engo

 

2°) Lecture et remplissage du tableau de la partie B. (Le tableau est à la fin)

La partie B est composée de cinq alinéas.

Alinéa 1.

« "Si une seule personne déploie le Vrai et retourne à la source, le méta-espace des dix directions disparaîtra sans reste dans un effondrement !", ce verset que relèvent maintenant (les patriarches)figure dans le Sûtra de la Concentration de la Marche héroïque. Ceverset fut jadis également relevé par nombre d’éveillés et depatriarches. À partir de maintenant, ce verset est vraiment les oset la moelle des éveillés et des patriarches, la prunelle de l’Œil deséveillés et des patriarches. »

Note 13 (extrait) : Le mot proprement japonais ima いま« maintenant » écrit en hiragana, revient au total quatre fois dans le présent texte. Lemoment favorable où les éveillés et les patriarches relèvent et triturent lessûtras bouddhiques est toujours « maintenant [ima] ».

Y O : On va voir quel est l'enjeu de cet alinéa et on va remplir le tableau.

► Il dit que le verset a été relevé aussi par de nombreux éveillés et de nombreux patriarches.

Y O : Oui, ce sont de nombreux patriarches et éveillés qui ont trituré ce verset.

Quels sont les mots qui vous frappent et qui n'étaient pas dans le paragraphe précédent ?

►  Les os et la moelle. C'est vivant en fait.

Y O : Oui, et aussi je le dis d'avance, c'est très curieux, très profond, de la part de maître Dôgen, de mettre ces mots que Anne vient de relever, les os et la moelle, en parlant du langage, du verset, du sûtra, ça peut paraître contradictoire. Le verset parle de choses qui sont un peu intellectuelles pour le commun des mortels mais, puisqu'il y a les patriarches et des éveillés, justement Dôgen parle des os et de la moelle et aussi de la prunelle de l'œil.

Et il y a deux mots qui font écho au verset tiré du Sûtra de la Marche héroïque : « à partir de maintenant » et « vraiment ». Ces deux mots sont importants : maintenant c'est parce que c'est le présent de l'énonciation ; et vraiment qui fait écho à "vrai" (on va voir que son antonyme apparaît après). Est-ce qu'il y a un verbe qui vous frappe ?

►  Relever.

Y O : Oui. Ce mot ko que je traduis par relever, on peut sans doute le traduire autrement, mais c'est vraiment relever dans le sens de racheter ; c'est comme quand il y a quelqu'un qui est noyé : on le tire, on le relève.

►  Et on le tire pour quoi faire ?

Y O : Justement, c'est ça l'enjeu du texte.

L'espace de ce verset c'est encore Hattô, le monastère ; et le temps c'est le présent de maître Dôgen. Ce sera vrai pour tous les alinéas de la partie B.

Pour le personnage, c'est maître Dôgen qui parle, mais qu'est-ce qui est au centre de son discours ?

►  Les éveillés et les patriarches.

Y O : Oui et ils ont relevé le verset donc on peut écrire le verset comme personnage ; plus largement c'est l'écriture, le langage. L'objet de cet acte de relever c'est l'écriture( le sûtra, le verset).

P F : Il y a donc un personnage qui apparaît que je n'avais pas vu venir, et ce personnage ce serait le texte ?

Y O : Oui c'est bien dit.

P F : C'est bien dit mais pas compris dans ma tête. Je ne vois pas en quoi ce paragraphe fait apparaître davantage le texte que les précédents ?

►  Parce qu'il dit que c'est "maintenant".

Y O : C'est très bien de poser la question.

Alinéa 2.

« Pourquoi dis-je cela ? C’est parce que l’on considère le Sûtra de la Concentration de la Marche héroïque en dix livres ou biencomme une fausse écriture ou bien non. Les deux hypothèsesperdurent depuis les temps anciens jusqu’à nos jours. Quoiqu’ilexiste une ancienne et une nouvelle traduction (de ce sûtra), latraduction que l’on met en doute est celle qui fut réalisée à l’èredu Vrai Dragon. »

Y O : L’apocryphe chinois dont il est question ici est intitulé Sûtra de la Concentration de la Marche héroïque [Shuryôgonkyô]. Il existe deux traductions chinoises du sûtra en question couramment appelé Marche héroïque. La première, dite « ancienne traduction », fut rédigée par Kumârajîva (344-413 ou 350-409, il y a deux hypothèses) en deux livres [T.15, n° 642]. La seconde en dix livres [T.19 n° 945], appelée la « nouvelle traduction », est l’œuvre de Pâramitti, et remonte à l’ère du Vrai Dragon (Shenlong) (705-707) sous la dynastie des T’ang. Les deux traductions comportent des noms différents. Comme Dôgen le mentionne dans le texte, c’est la nouvelle traduction dont l’authenticité est mise en doute depuis longtemps.

Les contenus de chaque version sont sensiblement différents, voire même complètement différents. La nouvelle traduction qui est considérée comme apocryphe (littéralement « fausse écriture [gikyô] ») a beaucoup d'éléments tantriques, ésotériques, mais très répandus en Asie. C'est celle-ci qui est en question dans notre texte Tenbôrin.

Parenthèse sur le canon chinois.

Kumârajîva est un moine du IVe siècle. Il s'est installé en Chine et c'est lui qui a fait un immense travail de traduction. La plupart des corpus d'origine en pâli et en sanskrit ont été traduits grâce à lui. À l'époque il a été aidé par l'État chinois. Sous sa direction sans doute il y avait une centaine de moines indiens et chinois qui travaillaient. C'est un homme de grand génie. Je suis convaincue que les textes qui sont traduits en chinois par Kumârajîva dépassent souvent la valeur des textes originaux en pâli et en sanskrit.

D T : Kumârajîva était koutchéen Il serait né dans la ville de Koutcha, d’une princesse koutchéenne et d’un père brahmane originaire du Cachemire.  La ville de Koutcha est en Asie centrale, ce n'est pas en Inde mais de l'autre côté de l'Himalaya.

Y O : Pour ceux qui veulent avancer un peu au niveau académique de la connaissance bouddhique, je dis maintenant un mot. Ce sigle T (que nous avons dans les références T.15 et T.19 des deux textes) est l'abréviation du canon chinois Taishô qui est le canon de référence absolue en ce qui concerne l'étude bouddhique dans le domaine sino-japonais. Tous les Européens, les Américains, et bien sûr les Chinois et les Japonais, font systématiquement référence au canon Taishô qui a été réalisé au Japon, à Tokyo, au début du XXe siècle. Il a été réalisé en plusieurs étapes mais grosso modo c'est aux alentours de 1923. En 1923 c'est l'ère Taishô, c'est pour ça qu'il s'appelle le canon Taishô.

Les numéros 642 et 945 des deux textes cités sont des numéros de corpus.

Au total dans le canon il y a 100 tomes avec 3493 corpus : il y a 85 tomes de corpus doctrinaux, traités, sûtra, avec 2920 corpus ; 12 tomes iconographiques ; et 3 tomes consacrés au catalogue. L'autre jour Dominique m'a posé des questions sur les Âgama : ceux-ci sont recueillis dans les tomes 1 et 2 du canon Teishô.

La compilation du canon chinois a commencé bien sûr en Chine dès le IIIe siècle. C'est surtout sous la dynastie des Sui (581-618 de notre ère) que cela commence à prendre de l'ampleur. Il y a des canons qui sont tout à fait valables en ce qui concerne le corpus chinois, mais le meilleur, le plus complet, le plus systématique, c'est Taishô, et il n'y en aura pas de nouveau.

Et si vous voulez faire des études académiques de bouddhisme il faut avoir L'INDE CLASSIQUE, Manuel des Etudes indiennes de Louis RENOU et Jean FILLIOZAT (Paris 1985, réimpression 2004). En ce qui concerne le canon chinois, c'est expliqué dans le tome 2, paragraphes 2101 à 2169.

D T : L'INDE CLASSIQUE en deux volumes se trouve à la bibliothèque de l'IEB.

Y O : Il faut savoir également qu'il n'y a que trois ou quatre apocryphes dans le canon chinois dont le Sûtra de la Marche héroïque et aussi le Sûtra de l'Éveil parfait. Or chez maître Dôgen il y a des contradictions puisque lui-même interdit presque à ses disciples de les lire, et cependant à l'apogée de la production du Shôbôgenzô il utilise ces mêmes apocryphes.

Retour à l'alinéa.

Revenons à notre texte. Qu'est-ce que vous pouvez dire sur cet alinéa ?

►  Comme mot-clé je pense que faux est très important.

Y O : Tout à fait. Par ailleurs c'est Dôgen qui parle mais comme personnage (pas seulement une personne humaine) ce qui est au centre, c'est le verset (le sûtra, le texte).

Au niveau de l'interprétation la suite est très compliquée et il y a beaucoup de choses à voir.

 Alinéa 3.

« Et pourtant, voici maintenant que l’abbé En (du mont du) 5ème  patriarche, l’abbé Busshô Tai, et mon ancien maître, l’ancien éveillé Tendô ont tous déjà relevé ce verset. C’est pourquoi celui-ci est déjà transformé par la Roue de la Loi appartenant aux éveillés et aux patriarches, il est la Roue de la Loi que tournent les éveillés et les patriarches ! C’est pourquoi il transforme déjà les éveillés et les patriarches, et enseigne déjà les éveillés et les patriarches. Puisque ce verset se laisse transformer par les éveillés et les patriarches et qu’il transforme les éveillés et les patriarches, même s’il est d’une fausse écriture, si les éveillés et les patriarches l’ont relevé et transformé, c’est un vrai sûtra des éveillés, vrai sûtra des patriarches ; c’est la Roue de la Loi appartenant intimement et depuis toujours aux éveillés et aux patriarches. Même s’il s’agit d’une tuile ou d’un caillou, même s’il s’agit d’une feuille jaune (morte), même s’il s’agit d’une fleur d’Udumbara, même s’il s’agit d’une robe de brocart, du moment que les éveillés et les patriarches les ont déjà triturés, ceux-ci sont tous la Roue de la Loi appartenant à l’Éveillé, la vraie Loi, Trésor de l’Œil appartenant à l’Éveillé. »

Y O : C'est un alinéa assez long.

F M : Pour moi c'est seulement ici que le verset devient un personnage alors que dans les paragraphes précédents je le voyais comme un objet. C'est ici qu'il se met à transformer donc à agir. Dans les deux paragraphes précédents il n'y avait pas d'action. Et pour moi la preuve de la vie c'est le fait que ça agisse.

Y O : D'accord. Simplement on peut dire que les deux alinéas précédents étaient quelque chose comme un préparatif et que le verset prend vraiment vie à partir de ce troisième alinéa.

An : Pour moi ce n'est pas le texte, mais c'est ce que les éveillés en font : ils sortent quelque chose, que ce soit une pierre, une tuile, un bâton… Le fait qu'ils s'appuient là-dessus pour montrer quelque chose ça en fait un enseignement dharmique.

Y O : Tout à fait. Mais l'un n'empêche pas l'autre, les deux sont très importants, en va voir ça tout de suite après.

A B : Cet alinéa est très important parce qu'il récapitule tous les thèmes.

Y O : Oui, on peut le dire aussi. Et quel est le verbe qui revient très souvent ?

►  Transformer.

Y O : Voilà. Et là aussi en tant que traductrice je vous signale que dans le texte original c'est toujours le terme ten de tenbôrin qui revient 7 fois mais je suis obligée de le traduire tantôt par tourner tantôt par transformer mais c'est le même caractère. Et ten ça peut être réflexif aussi : se tourner, se transformer. Quels autres termes clés y a-t-il ? Quelqu'un a relevé le mot faux.

►  Il y a aussi vrai.

Y O : Oui. Comme Annie l'a dit c'est un alinéa important parce que vrai et faux sont ensemble. En effet il s'agit de la transformation.

►  Il y a quelque chose qui me frappe aussi c'est qu'il dit que les patriarches transforment le texte mais aussi qu'ils sont transformés par le texte.

Y O : Oui et ça va devenir beaucoup plus explicite dans l'alinéa 4.

Alinéa 4.

« Sachez-le, si les êtres, en se transcendant eux-mêmes, réalisent l’Éveil correct, ceux-ci sont des éveillés et des patriarches, des maîtres et des disciples des éveillés et des patriarches ; ils sont la peau, la chair, les os et la moelle des éveillés et des patriarches. Comme ils ne tiennent plus pour frères les êtres qui étaient leurs frères jusqu’alors et que les éveillés et les patriarches deviennent frères des éveillés et des patriarches, même si les phrases et les propositions qui figurent dans les dix livres sont fausses, la proposition de ce Présent21 est une proposition qui se transcende elle-même, c’est une proposition appartenant aux éveillés, une proposition appartenant aux patriarches ; ne confondez celle-ci ni avec les autres phrases ni avec les autres propositions. Même si cette proposition est une proposition qui se transcende et s’outrepasse elle-même, ne prenez pas l’ensemble des phrases et des propositions ainsi que la nature et l’aspect (du Sûtra de la Marche héroïque) pour le langage des éveillés, le discours des patriarches. Ne les considérez pas non plus comme la prunelle de l’Œil de votre étude de la Voie. »

Note 21 augmentée : Le terme nikon, que nous avons traduit par « ce Présent », revient à trois reprises dans cette seconde moitié du texte. En effet, le moment favorable où se tourne la Roue de la Loi [tenbôrin] doit être toujours ce Présent, Présent – absolu – dans lequel se compénètre la totalité des temps : le passé, le présent et le futur. Car c’est dans ce Présent que se font écho la totalité des écritures bouddhiques, tout comme la totalité des temps qu’il-y-a.

Y O : C'est pour moi un alinéa central, charnière. Est-ce que vous ne trouvez pas que dans cet alinéa il y a deux sphères qui sont complètement imbriquées ?

►  Il y a le « en se transcendant » qui n'existait pas avant.

Y O : Oui il y a le verbe "se transcender" trois fois et, les deux premiers correspondent au verbe chôshutsu 超出 et le troisième à chô.otsu 超 越. C'est vraiment un changement de niveau, un changement d'appartenance, on retire. Donc les deux verbes signifient transcender, se transcender, mais chôshutsu c'est 2 fois et chô.otsu 1 fois.

Notes (extraites du livre La Vraie loi, Trésor de l'Œil, éd Sully 2003) :

Chôshutsu 超出. Chô 超 veut dire « se transcender et s'outrepasser » et shutsu 出 sortir. Ce dernier évoque de prime abord l'acte de quitter la maison pour se faire moine [Shukke]. Nous traduisons le verbe chôshutsu par "se transcender" pour faire entendre que la sortie de soi coïncide avec l'acte de se dépasser ou de se transcender soi-même [chô] et constitue donc une sorte de saut qualitatif.

Chô.otsu超越 se transcender et s'outrepasser. Les deux caractères quasi synonymes chô et otsu sont ici un seul verbe « se transcender et s'outrepasser » il désigne l'acte de faire un saut, de franchir un plan pour en atteindre brusquement un autre, sans passer par des étapes intermédiaires. Il évoque un caractère "subit" ou soudain [Ton] et non "graduel" [Zen] comme le montre par exemple le terme Chô-otsu-shô (attestation par surpassement) qui s'oppose à Shi-dai-shô (attestation graduelle).

Justement, Patrick Michel, est-ce que vous voulez dire la question que vous avez posée sur le blog car c'est lié à l'enjeu de cet alinéa ?

P M : On avait vu la phrase suivante dans le Genjôkôan : « Lorsque la multitude des éveillés est réellement la multitude des éveillés, aucun d'eux n'a à percevoir ni à savoir qu'il est de la multitude des éveillés. » Et j'ai l'impression qu'ici on est en rupture avec ça : ici ils ont conscience d'être au-dessus, conscience de n'être plus à l'égal des êtres, du commun des mortels.

Y O : Oui, c'est une question. Est-ce que l'énoncé qu'on a trouvé dans le Genjôkôan et celui-ci sont incompatibles ?

P F : Ce n'est pas comparable. Pour moi là, Dôgen dit : « Mes chers disciples, quand vous étudiez des textes, faites attention. Vous pouvez étudier des textes qui sont parfois apocryphes. Par exemple ici il y a une phrase intéressante. Et ce qui est intéressant quand vous étudiez ça, c'est de le mettre en relation avec la façon dont les maîtres et les patriarches l'ont utilisé. Ce n'est pas le matériau lui-même qui compte. Je m'adresse à vous, disciples, qui regardez les patriarches en vous faisant une image de ce qu'ils ont fait. Mais je ne suis pas en train de parler de comment les patriarches voient leur activité, leur mission, donc je ne porte pas un jugement sur comment ils conçoivent les choses, contrairement au Genjôkôan où je disais que les patriarches n'ont pas l'impression d'être des patriarches. Donc à votre niveau, quand vous étudiez les patriarches, ayez la conscience que ce sont des patriarches et qu'ils n'ont pas fait n'importe quoi avec ces matériaux. »

Y O : Ce que Patrick vient de dire est tout à fait juste. De mon côté j'ai un autre point de vue, c'est qu'on situe toujours l'énoncé dans un contexte. Or ici il s'agit de l'acte de tirer un verset, un seul, parmi une multitude de versets, hors de ce climat de fausseté : puisque les patriarches l'ont trituré, ce verset est transformé. D'autre part il y a le commun des mortels (les êtres) et les éveillés et les patriarches et il y a le fait que quand un seul être déploie le vrai et retourne à la source, il renonce à ses liens du sang, quitte sa famille pour devenir moine, il devient éveillé.

Autrement dit, de même qu'un verset est tiré, relevé, de son lieu d'origine, un homme qui déploie le vrai et qui veut devenir un vrai moine gardant le célibat, renonce aux liens du sang pour entrer dans la communauté des éveillés et des patriarches liés par la foi, par l'esprit, par l'enseignement de l'Éveillé et avec le cœur. Il y a le même mouvement c'est-à-dire qu'on quitte son milieu d'origine pour entrer dans une autre sphère. Il y a un saut qualitatif des vrais moines qui gardent le célibat. Ce n'est pas par les liens du sang qu'ils sont unis mais par la connaissance de l'enseignement de l'Éveillé et par la foi et avec le cœur. Il y a une correspondance très étroite entre le mouvement du verset et celui des êtres qui deviennent moines (et éveillés et patriarches).

P F : Yoko, tu es en train de dire que dans la phrase « comme ils ne tiennent plus pour frères… » : « Dôgen fait le parallèle entre l'homme qui sort de la vie sociale pour devenir un éveillé et le verset qui sort de la vie apocryphe pour devenir un verset authentique ».

Y O : Oui, je pense que c'est ce que maître Dôgen veut dire en faisant la correspondance entre la sphère des êtres humains et la sphère du langage (la sphère des écritures, des sûtra).

F M : Ce qui corrobore ce que tu nous dis c'est que le verbe « se transcender » est employé d'abord pour les êtres mais qu'ensuite il est employé pour la proposition : « la proposition de ce présent est une proposition qui se transcende » donc syntaxiquement on est dans quelque chose qui met au même niveau les deux transformations (les deux transcendances).

Y O : J'ajoute un commentaire pour bien comprendre cela : les êtres se situent du côté des fausses écritures, donc du côté du faux, et les éveillés et les patriarches (y compris les moines) appartiennent au domaine du vrai. Donc il y a l'opposition apparente entre le vrai et le faux. Pourquoi les êtres se situent-ils dans la sphère du faux ?

Il y a beaucoup de philosophes français qui s'intéressent au bouddhisme mais qui disent : quand même c'est pénible d'entendre que selon l'enseignement de l'Éveillé (de Bouddha) il y a quatre causes de souffrance (dukkha) : la naissance, la vieillesse, la maladie et la mort. Même la naissance est considérée comme cause de souffrance ! Effectivement je pense qu'il y a un pessimisme radical au point de départ de l'enseignement bouddhique. Mais c'est toujours la même histoire de non-dualisme : à côté de ce pessimisme radical il y a l'optimisme foncier dans le sens que le fondement même de cet univers et de tous les êtres, c'est le dharma (la Loi) qui est la source du vrai, du beau et du bon. Donc le pessimisme radical est toujours articulé avec un optimisme foncier. Là je crois qu'il y a un enjeu de l'enseignement bouddhique tout entier (pas seulement zen).

F M : Je reviens en arrière. Je ne comprends pas tout à fait ton assimilation des êtres (dont il est question ici) avec les moines. Parce que les moines peuvent n'être pas éveillés. Dans le texte il s'agit clairement des êtres éveillés, ce sont ceux qui se sont transcendés eux-mêmes. Or il n'y a qu'une petite partie des moines que ce sont transcendés eux-mêmes. Effectivement le moine fait un saut mais ici ce qui est dit c'est que ce sont ceux qui se transcendent eux-mêmes qui n'appellent plus frères ceux qui étaient leurs frères. Donc pour moi ça résiste un peu ce que tu dis.

Y O : Oui, mais si on devient moine (et ensuite si possible éveillé et patriarche) c'est pour le salut de tous les êtres. Il y a quand même des êtres qui "sortent" et réalisent l'éveil en se transcendant.

F M : Moi je l'avais interprété de manière un peu différente en me référant plutôt à la nature de bouddha (au germe de bouddhéité) que tout le monde a. La notion de frère n'est pas la même, mais ça ne veut pas dire qu'un frère ne soit pas un frère ; c'est-à-dire que le mot frère est répété des deux côtés mais ce n'est pas le même frère. Donc on se croit frère d'une certaine manière quand on n'est pas éveillé et on est frère d'une autre manière quand on est éveillé. Ce qui ne signifie pas du tout que la première notion de fraternité ait disparue, elle est contenue dans la deuxième. Moi c'est le seul moyen que j'avais trouvé pour me sortir de la difficulté de ce paragraphe. Il n'y a pas deux fraternités mais un approfondissement de la fraternité.

Y O : Pourquoi pas.

An : Est-ce que ce ne serait pas d'un côté les frères de la famille parentale et de l'autre côté les frères de dharma ?

F M : Dans le texte il est question des "êtres qui étaient leurs frères" donc je voyais ça de façon plus vaste : la famille humaine plutôt que la simple famille étroite. Mais peut-être que j'ai tort.

Y O : Il faut se dire qu'il n'y a pas qu'une seule interprétation juste. Du moment qu'on est capable de justifier, toutes les interprétations valent à mon sens.

M B : Et là tu es tout à fait fidèle à ce que dit le texte puisqu'il s'agit de triturer.

Y O : Par ailleurs, au niveau des personnages de cet alinéa il y a toujours le verset mais en plus les êtres apparaissent, et il y a les éveillés.

Alinéa 5.

« Parmi nombre de principes de la Voie selon lesquels la proposition de ce Présent n’est pas à comparer à une multitude de propositions, relevez-en un et triturez-le. Ce qui est appelé la Rotation de la Roue de la Loi désigne le mode (d’existence) des éveillés et des patriarches, et il n’a jamais existé d’éveillés et de patriarches qui ne tournent pas la Roue de la Loi. Comment la tournent-ils alors ? Ou bien ils relèvent et triturent la voix et les formes-couleurs pour les perdre, ou bien c’est en se libérant et en se dépouillant de la voix et des formes-couleurs qu’ils tournent la Roue de la Loi. Ou bien c’est en arrachant la prunelle de l’œil qu’ils tournent la Roue de la Loi, ou bien c’est en relevant le poing qu’ils tournent la Roue de la Loi. Là où ils prennent ou bien les narines, ou bien le méta-espace, voilà que la Roue de la Loi tourne d’elle-même ! Prendre la proposition de ce Présent, ce n’est autre que de prendre maintenant l’étoile du matin, que de prendre les narines, que de prendre une fleur de pêcher, et que de prendre le méta-espace. Ce n’est autre que de prendre les éveillés et les patriarches, et que de prendre la Roue de la Loi. »

►  Cet alinéa fait feu de tout bois, Dôgen utilise tout ce qu'il a sous la main pour faire de la chaleur.

Y O : Oui, on peut y trouver presque une conclusion du texte parce que presque tout se concentre.

Il y a un mot important qui revient 7 fois dans le texte original mais dans la traduction je suis obligée de le mettre tantôt comme substantif tantôt comme groupe verbal.

►  La roue de la Loi.

Y O : Oui c'est le titre même tenbôrin qui revient 7 fois et parfois je l'ai traduit par « la rotation de la roue de la Loi » comme substantif, parfois par « tourner la roue de la Loi » comme groupe verbal.

►  Le mot "prendre" aussi revient.

Y O : Oui il revient huit fois c'est écrit en japonais toru とる. Et il y a aussi un mot banal qui revient plusieurs fois.

►  C'est « ou bien »

Y O : Tout à fait. Apparemment c'est banal mais « ou bien » fait écho à un autre mot du début, le "un" qu'on trouve dans « relevez-en un et triturez-le » c'est-à-dire qu'il s'agit de prendre un seul verset, une petite partie, une seule personne parmi d'autres. « Ou bien.. Ou bien… », Ça peut être Françoise, ça peut être David, Anne, Patrick, Aurélien… Ça peut être n'importe qui, ça peut être n'importe quoi. C'est ça le sens de « ou bien » pour moi.

Et il y a un autre mot important qui revient deux fois c'est méta-espace.

 

B

espace

temps

personnages

Termes clés

1

Hattô

1244

Présent du texte

Dôgen, et lignée,

Verset

Nombre d'éveillés

Os et moelle, Prunelle de l'œil

Relever, maintenant, vraiment

2

Hattô

Présent du texte Ère du Vrai dragon (705-707)

Dôgen,

Verset

Faux, vrai

3

Hattô

Présent du texte Depuis toujours

Dôgen,

Verset qui agit

Transformer, tourner (ten)

Vrai, faux

4

Hattô

1244

Présent du texte

Dôgen, Verset,

êtres, éveillés

Se transcender, frères

5

Hattô

1244

Présent du texte

Dôgen, Verset,

éveillés

tenbôrin, prendre,

"ou bien", "un parmi",

méta-espace

 

3°) Lecture et remplissage du tableau de la partie C.

Donc je mets à part le dernier alinéa comme étant la partie C.

« Voilà que cet enseignement essentiel tourne avec clarté la Roue de la Loi ! « La rotation de la Roue de la Loi » veut dire étudier la Voie avec ingéniosité, ne pas quitter la forêt durant toute la vie, demander l’enseignement et pratiquer la Voie sur la longue estrade de la méditation assise. »

Y O : Quels sont les mots-clés ?

► Étudier et pratiquer, ne pas quitter.

Y O : Oui. On ne bouge pas et on continue dans le même lieu car la forêt ça désigne le monastère. Sans doute la plupart des traducteurs peuvent traduire sorin 叢林 par monastère car la forêt est vraiment l'équivalent du monastère selon l'acception commune surtout chez maître Dôgen, seulement comme chez maître Dôgen il y a beaucoup de jeux de métaphore, je conserve toujours le sens initial de chaque mot, et donc je traduis ici sorin par forêt, mais c'est le monastère.

Il y a un arrêt apparent du mouvement, on ne quitte plus le lieu qui est le monastère, et apparemment il s'agit de la pratique de zazen.

► En effet on est « assis sur la longue estrade ».

Y O : Quel est le personnage ici ?

►  C'est le moine.

Y O : Oui mais je dirais plutôt « un moine ».

►  Et puisque Dôgen vient de s'établir dans la forêt, on peut penser soit à Dôgen soit aux disciples de Dôgen.

Y O : Chacun peut interpréter à sa façon.

P F : Donc on va mettre "moine" entre guillemets.

Y O : Moi je mettrais plutôt « qui ? » parce que ce n'est pas clair.

►  Ce sont ceux qui écoutent le texte, donc les moines qui étudient et pratiquent en même temps.

Y O : Oui et ceci approche de ce que je pense, mais je ne veux pas imposer mon interprétation.

Donc ça peut être Florence, ça peut être François… ça peut être chacun de nous-mêmes. Et le temps c'est donc le présent de tous, de chacun de nous.

►  C'est vrai qu'il n'y a pas de sujet, ce ne sont que des infinitifs sans sujet.

Y O : C'est le lecteur mais il pratique zazen quand même. Donc c'est le présent du pratiquant.

 

C

espace

temps

personnages

Termes clés

1

L'estrade du dojo

 

présent de chaque pratiquant

Lecteur

Qui ?

Roue de la Loi….

Ingéniosité, étudier, pratiquer, continuer, zazen

 

 

Deuxième partie : Interprétation globale

J'aurais voulu écrire le caractère  kyô  経 qui désigne le sûtra et qui a la même étymologie que le mot sanskrit : ça veut dire le fil vertical. Mais on ne peut pas tout faire.

On va d'abord reprendre l'ensemble des tableaux A, B et C.

1°) Interprétation des tableaux synoptiques

Pour interpréter ce tableau synoptique avec les parties A, B et C on va faire un tour de table. Ce sera plus facile pour les premiers, plus on avance, plus c'est difficile !

C M : Dans A ce sont des maîtres qui parlent.

Y O : Oui et on peut dire que le temps global de A c'est le temps des patriarches.

C M : Dans B c'est le présent du texte (le présent de maître Dôgen), alors que dans C c'est le présent de chacun.

Y O : Il y a donc trois niveaux pour le temps : le temps des patriarches, le présent de maître Dôgen et le présent de chacun.

F M : En A au niveau des termes clés on a l'impression que ça ne bouge pas ; en B il y a quelque chose qui bouge et ça tourne : il y a ten ; et il y a vrai puis faux mais aussi faux puis vrai ; en C il n'y a plus de terme en vrai et faux.

Y O : C'est très bien. Justement il n'y a pas de vrai-faux dans C, c'est le moment de la pratique. En A et B c'est la trituration du langage, on est au niveau des écritures alors qu'en C on fait la pratique.

►  En fait il n'y a plus de textes à interpréter, on est dans la pratique et on se transforme tout seul.

►  C'est la loi (le dharma) qui tourne.

Y O : Tout à fait. On est déjà dans la sphère du vrai et on fait le retour à la source, c'est le zazen.

P F : On peut aussi dire que la préoccupation du vrai et du faux disparaît.

Y O : C'est dans la vacuité alors. Mais quand même on peut considérer que c'est ça qui est le vrai vrai, c'est pour ça qu'on n'en parle pas.

►  C'est le vrai sans définition.

Y O : Je ne vais pas plus loin pour l'instant.

Fl : En A il y a un mouvement de recentrage vers la source qui entraîne une transformation, et en B il y a ce mouvement circulaire entre le vrai et le faux. En C ce n'est peut-être pas une transformation complète vers l'éveil mais un début de transformation, un retour vers le vrai et la source dans un mouvement circulaire encore.

Y O : Absolument. C'est très dense et profond ce que Florence a dit.

Fr : Moi je parlerai de l'espace : tout se passe dans le Hattô, le monastère.

Y O : Oui on peut schématiser qu'en A et B c'est dans le domaine de l'étude parce qu'il s'agit des écritures, et qu'en C c'est la pratique. Donc on a le non-dualisme de l'étude et de la pratique.

D : Moi j'ai été frappé par le dernier paragraphe qui a l'air comme un cheveu sur la soupe : il n'a rien à voir avec le texte. Je me suis dit que ce que dit Dôgen devait correspondre à une question qu'il avait entendue quelque part de la part des moines, et alors il leur fait tout un historique au début et ensuite il y a tout un raisonnement. Et là il leur dit : « Je vous ai dit tout ça, maintenant la ferme (c'est le coup de bâton), faites la pratique, j'ai bien voulu faire un pas vers vous en raisonnant, mais ça ne suffit pas le raisonnement, il faut vraiment abandonner tout ça. »

Y O : Pourquoi pas.

An : Moi je n'arrive pas à analyser mais ce qui me frappe là-dedans ce sont les termes os et moelle, la transmission. À un moment Dôgen parle des éveillés qui sont à la fois les maîtres et les disciples donc il y a cette espèce de roue qui tourne, et à la fin il parle de l'enseignement avec cette idée de transmission. C'est ce que je retiens, la transmission vivante.

Y O : Oui ça il faut le dire, c'est surtout autour de l'écriture et de la pratique. Il y a la transformation et c'est une transformation des os et de la moelle et aussi de l'œil.

P M : Moi ce que ça m'évoque c'est la vie philosophique : penser ce que l'on fait et faire ce que l'on pense, essayer d'être attentif. Et ça revient à prendre une chose et à la triturer, la vivre, la penser. L'ensemble du texte m'évoque ça, surtout la fin. Mais là je sors un peu du tableau qui me parle moins.

Y O : Quand vous faites l'analyse littéraire vous pouvez toujours essayer de vous appuyer sur les mots du texte, ça peut être plus concret, plus fort. On va voir.

Au : Moi ce qui me frappe c'est que malgré la diversité des personnages qui peuvent apparaître du début à la fin, on ne dit qu'une seule et même chose dans tout le texte parce que le sens du début n'est pas différent du sens de la fin, et pourtant à la fin il y a plus qu'au début puisque c'est chargé de tout ce qui a été dit, mais ce n'est pas pour autant qu'il y a quelque chose de nouveau.

Y O : C'est juste.

A B : C'est un peu dur de parler maintenant ! Ce soir je ne suis pas larguée, j'attends surtout les explications sur le thème « prendre le méta-espace » parce que cette alliance de mots est très énigmatique pour moi.

Y O : C'est une bonne remarque et je pense que François va nous aider tout à l'heure.

M B : Je pense vraiment que le verbe central c'est transformer. J'ai entendu que c'est ça qui ressortait. C'est très important d'abord parce qu'on montre que la phrase issue du texte n'a de valeur que par ce qu'elle a fait. C'est ce qu'on appelle en philosophie linguistique et surtout en pragmatique le pouvoir illocutoire (ou perlocutoire) de la phrase : pouvoir non pas de dire quelque chose mais de changer quelque chose. C'est ce qui fait qu'une phrase a une valeur.

Par ailleurs c'est très important aussi parce que ça veut dire que si on va très loin il ne devrait pas y avoir de texte authentiquement canonique, il ne devrait pas y avoir de fondement, non seulement de fondement doctrinal, mais même de fondement textuel. Je pourrais citer Nâgârjuna qui dit quelque chose de semblable dans un des textes que je préfère.

Mais ce que je vois aussi c'est que finalement les trois temps A, B et C, correspondent à trois moments de la transformation : en A on montre que cela a transformé des êtres, et si cela a transformé des êtres ça a une valeur ; en B justement Dôgen met en relief cette notion de transformation ; et le temps C c'est « Maintenant transformez-vous ».

Y O : C'est tout à fait ça, en tout cas selon mon interprétation.

F A : Ce qui me frappe c'est la répétition constante de "vrai" et de "source" qui renvoie à cette chose surprenante chez Dôgen que c'est la roue de la Loi qui est transformée et que c'est la roue de la Loi qui transforme, ça tourne toujours dans les deux sens et ça c'est pour moi fondamental. C'est ce qu'on retrouve un peu partout chez Dôgen, ce n'est jamais dans un seul sens.

Y O : Oui c'est toujours réflexif et réciproque. C'est le sens même du non-dualisme.

P F : Moi je vois qu'au début il parle de déployer le vrai, de retourner à la source, et qu'à la fin il dit : « Faites zazen ». Son message c'est : « Vous voulez déployer le vrai et retourner à la source, faites zazen, et (entre les deux) il y a des tas de gens qui se sont lancés dans des extraordinaires investigations mais ça n'a de sens que si ça sert à ramener les gens sur l'estrade. »

Y O : Tu as dit « ça n'a de sens que » donc ça ne nie pas l'étude.

► L'estrade n'aurait de sens que pour les ramener à la source.

P F : L'estrade n'est jamais qu'un outil pour s'asseoir.

Y O : Ce que Patrick relève c'est très important.

Et, Patrick, quand tu fais zazen on peut dire que c'est toi qui pratiques, mais selon mon interprétation, en fin de compte c'est "une personne" qui fait zazen dans le dojo. De plus on a vu que le verset tiré d'une fausse écriture (mais maintenant transformé) parle d'une seule personne qui déploie le vrai en retournant vers la source : selon mon interprétation c'est la même personne que celle qui fait zazen (Patrick par exemple). C'est-à-dire que le verset qui est trituré annonce Patrick, chacun de nous qui fait zazen. À la fin du texte c'est la même personne qui fait écho à celle du début. Seulement au début du texte c'est un personnage de l'écriture tandis qu'à la fin c'est un personnage qui vit en chair et en os ici et maintenant. Il y a un effet de miroir parce que c'est "une seule personne" qui figure à la fin du texte et "une seule personne" qui figure dans le verset du sûtra.

 

2°) Représentation en cercles imbriqués.

Maintenant je vais ajouter un mot. Tenbôrin c'est la roue de la Loi, donc je fais un dessin [voir ci-dessous la photo du dessin, mais il manque des flèches entre centre nucléaire et partie A pour marquer la correspondance et il manque les flèches au niveau du B pour montrer que ça tourne autour du centre].

cercles

– Je fais un premier cercle. L'intérieur c'est ce que j'appelle le noyau central, et même à la limite le noyau nucléaire : c'est le verset tiré du Sûtra de la Marche héroïque. Donc il y a le vrai, la source, le méta-espace, une seule personne. Tout commence à partir de ça.

– Je fais un deuxième cercle qui correspond à la partie A. C'est le temps des patriarches. Il y a cinq patriarches, et chaque mot de patriarche fait parfaitement écho au verset initial puisqu'il reprend la première proposition, donc les mots vrai, source, méta-espace (sauf pour le bol du mendiant). Et entre le noyau nucléaire et cette partie A il y a à la fois le mouvement centrifuge et centripète car chaque mot fait la correspondance. 

P F : Tu veux dire que les patriarches parlent du vrai et de la source et que vrai et source nourrissent les patriarches.

Y O : C'est ça il y a la correspondance, l'écho, la résonance

– Je fais un troisième cercle qui corres-pond à la partie B. Là c'est le présent de maître Dôgen, et justement il y a le vrai et le faux qui apparaissent et qui commencent à faire du fracas, qui se heurtent pour tourner dans le sens des aiguilles d'une montre et dans l'autre sens.

– Je fais un quatrième cercle qui corres-pond à la partie C. Là c'est le présent de chacun qui fait le zazen. Ce que je veux dire c'est que quand une seule personne fait le zazen il y a tout ça : le présent de maître Dôgen, le temps de patriarches et le noyau nucléaire.

P F : Tu veux dire que dans son discours de la partie B, Dôgen introduit du doute : il y a du vrai et il y a du faux donc « Ne restez pas dans la contemplation béate de la source »…

Y O : On triture…

P F : Donc il y a quelque chose de stable au départ, ensuite il y a du mouvement, et ensuite le présent de chacun intègre tout ça…

Y O : Oui, comme image même de Tenbôrin.

D : J'aime bien vos cercles mais je les vois complètement dans l'autre sens. En effet je me vois moi au milieu, la phrase complètement à la périphérie, et entre la périphérie et les patriarches il y a Dôgen qui m'explique, et tout ça, ça converge sur moi. [Dessin ci-dessous]

2è cercle

M B : Je réfléchis à ce changement de centration, je pense que les deux schémas sont vrais.

Y O : Oui, ça correspond au caractère ten qui veut dire renverser, se renverser.

Fl : Dans ce cas-là on peut dire que le présent de chacun et le méta-espace, ça revient presque la même chose.

Y O : Oui je crois que c'est ça, du moment quand même qu'on fait la pratique (le zazen) et l'étude du sûtra car il faut les deux.

 

3°) La cerise sur le gâteau.

On n'a pas encore dit le dernier mot. J'ai dessiné quatre cercles, on a dit tout à l'heure que ça se situait dans Hattô, mais en réalité tout bêtement on est dans l'écriture quand même, c'est un texte et il ne faut jamais l'oublier. C'est ça l'œil de ce Tenbôrin, c'est toute cette sphère qu'on vient de voir mais on a oublié qu'on est déjà dans le domaine de l'écriture. Nous parlons de l'écriture dans l'écriture. C'est le langage qui parle du langage lui-même. C'est dans ce sens-là que l'ensemble du Tenbôrin est structuré comme parabole, c'est-à-dire que tout se passe "comme si" c'était la réalité. Pour mettre en relief le sens de Tenbôrin, maître Dôgen utilise le procédé des paraboles. En effet on est déjà dans l'écriture, et ce que je veux dire, c'est que l'ensemble de l'enseignement bouddhique vise cela. Mais surtout l'enseignement zen consiste à faire voir ce qui ne se voit pas en soi et qui nous fait voir. Et ce qu'on ne voit pas c'est quoi ?

►  Le voyant, celui qui voit.

Y O : Oui, et au niveau de la perception c'est l'œil. « La vraie Loi, Trésor de l'œil » (Shôbôgenzô) c'est justement cet œil qu'on ne voit pas. Ça c'est pour la perception.

Et quand on pense (pour la pensée), qu'est-ce qu'on ne voit pas ?

►  L'être pensant.

Y O : Oui, c'est le sujet. Mais surtout ce qu'on ne voit pas c'est le langage. Et tant qu'on ne voit pas la nature du langage on ne peut pas vraiment percevoir la nature même de la pensée. De même que quand on ne voit pas l'œil on ne peut pas connaître vraiment la nature même de la perception. C'est ça la parabole.

M B : Cela me rappelle Wittgenstein : « Rien dans le champ visuel ne permet de dire qu'il est vu par un œil. »

Y O : Tout à fait. Et c'est pour cela que dans le Shôbôgenzô il y a un texte qui est intitulé Discourir du rêve au milieu du rêve [Muchû setsumu 夢中説夢]. C'est-à-dire que l'enseignement bouddhique se passe déjà dans le rêve puisque cet univers du phénomène lui-même n'est autre qu'un rêve. Je vais vous raconter une anecdote.

Il y a un écrit de Tan.nen 湛然 (VIIIe siècle) de l'école Tendai qui parle de la nature de l'Éveillé. Il est intitulé Kongôbei 金剛錍, Scalpel de diamant (T.46, n°1932). Le personnage principal dit : « J'ai rencontré un hôte qui a un aspect très spécial et avec lui une grande discussion s'est engagée au niveau de la nature de l'Éveillé. » Et finalement au bout d'une longue discussion le protagoniste commence à comprendre ce qu'est l'éveil. Mais à ce moment-là il se réveille : tout s'était donc passé dans le rêve !

Il y a toujours ce genre d'aphorisme, de jeu réflexif, surtout dans les écritures de tradition mahayaniste (du Grand Véhicule).

P F : Dans ce cas-là il faut comprendre que Dôgen, lorsqu'il fait cet exposé – puisque c'est un exposé oral qui serait retranscrit par écrit ultérieurement – est en train de dire : « Les autres, là-bas, ils ont tourné la roue de la Loi et vous, mes chers disciples, faites-en autant en particulier en étudiant et en pratiquant zazen. Et ce que je ne vous dis pas dans mon exposé c'est que je suis en train de faire moi-même devant vous ce que faisaient les patriarches des temps anciens dont je suis en train de parler. » C'est ça que tu dis qu'on peut retrouver dans le texte : « Voyez c'est un texte qui nous parle de ce qui s'est dit avant et de ce qui s'est écrit avant, et qui continue de faire la même chose ».

Y O : Ce n'est pas la même chose, il y a l'avancée, le mouvement.

P F : Oui, qui est dans la continuation de ce qui s'est fait avant.

F M : Yoko, est-ce qu'il y a un rapport entre ce que tu viens de dire et ce qui m'a paru un peu énigmatique dans le texte mais qu'on n'a pas relevé aujourd'hui, c'est la transformation de la prunelle de l'œil : à la fin elle est arrachée.

Y O : Je crois qu'on est dans la parabole. Et aussi, ce qu'on peut dire, c'est que le véritable vrai est au-delà de l'opposition entre le vrai et le faux puisqu'on est dans le domaine de parabole. Et ça se retrouve dans toutes les dimensions religieuses. Ainsi dans la Bible, la Genèse est une légende mais qui, à la limite, à cause de cette fausseté éclaire la réalité telle quelle. C'est comme le théâtre, l'opéra explique ce qu'est la réalité à partir de faux. Il y a aussi ce sens-là dans cette parabole.

F M : C'est comme Œdipe qui voit bien quand il a les yeux crevés. Chez nous aussi il y a cette tradition du voyant aveugle.

Y O : Oui.

P F : J'essaie de comprendre ce que tu veux dire. Ce que Dôgen dit : « Mes chers disciples je suis en train de vous faire un discours, donc c'est du toc puisque c'est des mots, mais malgré cela, pour vous et pour moi, c'est du vrai. De la même manière que ce verset qui était apocryphe est devenu vrai parce qu'il a été incarné et utilisé par un maître. »

►  C'est du vrai à la seule condition que « ça vous transforme ».

Y O : Et ce vrai est au-delà de l'opposition du vrai et du faux. Michel Bouquet disait aussi : « Le théâtre est un lieu de mensonge où on peut dire toute la vérité. » C'est tout ça.

 

 Troisième partie : les poèmes créés par le groupe

 

Puisqu'on est dans le domaine des paraboles, je veux dire que l'unique moyen de tourner la roue de la loi c'est d'entrer dedans et c'est pour ça que je vous ai demandé de composer un poème. Grâce à cela vous entrez dans l'univers des paraboles pour tourner ensemble avec maître Dôgen et avec tous les patriarches, la roue de la Loi.

Il s'agissait donc de prendre le même début que le verset initial trituré par les patriarches, et de mettre une nouvelle conclusion.

[N B : Dans la transcription ne figurent pas les approbations de Yoko après la lecture des poèmes, il y a seulement quelques échos des uns et des autres. Il y a aussi des poèmes qui n'ont pas été lus en séance, ils sont dans une autre police.]

 

« Si une seule personne déploie le vrai et retourne à la source,

   Le méta-espace des 10 directions reparaît entièrement dans une clarté nouvelle. »       (Michel Bitbol).

Commentaire : C'est l'idée selon laquelle avant une étape de profonde pratique ou bien l'atteinte de l'éveil, les montagnes sont des montagnes, les fleuves sont des fleuves ; ensuite les montagnes ne sont plus des montagnes et les fleuves ne sont plus des fleuves ; et dans un troisième temps les montagnes redeviennent des montagnes et les fleuves redeviennent des fleuves. Donc si on admet que le verset initial disait que toute la mise en forme du monde s'effondrait sans reste à partir du moment où on avait atteint l'éveil, ici, lorsqu'on on l'a complètement accompli, tout redevient pas tout à fait comme avant, mais d'une certaine façon les formes elles-mêmes deviennent quelque chose qui participe de l'état en question.

Y O : C'est ce qu'on a vu dans les trois versets initiaux du Genjôkôan.

 

« Si une seule personne déploie le vrai et retourne à la source,

   Authentique et contrefaçon ne seront plus pour elle que des dénominations. »      (Aurélien).

Commentaire : Le caractère authentique ou contrefait existe d'un point de vue historique contextuel puisqu'il y a des vrais sûtra et des apocryphes. Mais pour celui qui a réellement, par sa pratique, déployé le vrai et retourné à la source, qui a une véritable pratique, ça n'a plus aucune importance, c'est n'importe quel sûtra qui devient réellement vrai.

 

« Si une seule personne déploie le vrai et retourne à la source,

Empli du méta-espace des dix directions, telle une fleur sur le brocart le mendiant délaissant son bol à aumône se pose shikantaza. »     (Patrick Michel qui l'avait proposé pour le blog avant la séance).

Commentaire [extrait du blog] : Je pose en une allégorie de la quête spirituelle le couple mendiant / bol à aumône. Quête qui aboutit à être assis sans rien faire, sans chercher à résoudre un problème ou obtenir quoi que ce soit, déployant par là-même le vrai et retournant à la source.

 

« Si une seule personne déploie le vrai et retourne à la source,

   Le chauve perd la tête. »      (Anne).

Commentaire : Ce qui m'a fascinée c'est le fait qu'en utilisant des images, on n'a pas forcément besoin de comprendre le sens. Ça permet de reproduire, et en reproduisant, malgré tout, on s'approche d'un sens et je trouve ça étonnant. J'ai donc fait le parallèle avec le bol du mendiant qui est cassé. En effet la tête pour un chauve c'est ce qui le définit, et en plus « si tu perds la tête, tu meurs ». Et pour finir la tête c'est ce qui permet d'intellectualiser les choses.

 

David : Moi je ne suis pas très avancé dans l'étude du bouddhisme, donc je ne comprends pas les termes : la source je ne sais pas ce que c'est ; le méta-espace des 10 directions c'est encore plus mystérieux ; ce que ça veut dire quand il s'effondre, je ne sais pas. Comme je fais un peu de chinois j'ai regardé chacun des caractères pour trouver leur signification. Il y en a un qui m'a paru important c'est le mot que vous avez traduit par déployer qui en chinois veut dire aussi découvrir, trouver quelque chose. Mais pour trouver il faut chercher. J'ai fait des tas d'interprétations et je vous donne simplement ma conclusion : pour moi ce que veut dire le verset initial c'est que « trouver la vérité, retourner à la source, atteindre le nirvâna, tout ça c'est identique et c'est simultané » car pour moi l'effondrement de l'espace c'est tout ça.

 

« Si une seule personne déploie le vrai et retourne à la source,

   Sans objet où se poser l'œil mesure sa propre épaisseur. »   (Florence).

Commentaire : J'ai voulu faire un parallèle avec la 1ère partie de la phrase parce que « déployer le vrai » c'est déployer tous les phénomènes, tout ce qu'on peut voir autour de nous, mais le voir peut-être différemment. Et la deuxième partie c'est une idée de réflexion sur soi-même, réflexion au sens intellectuel et au sens de "se réfléchir" comme si le soi se réfléchissait sur lui-même.

 

« Si une seule personne déploie le vrai et retourne à la source,

   Le visage sans visage du monde sourit. »        (François Marmèche).

Commentaire : On rejoint l'apparence, l'apparence fausse et l'apparence vraie, « le visage sans visage du monde », et on rejoint la source par le sourire.

►  Ça rappelle Lewis Carroll : « J'ai souvent vu un chat sans un sourire, mais jamais un sourire sans chat. »

►  Il y a une autre phrase aussi « Bienheureuse Alice qui voit le rien »

 

« Si une seule personne déploie le vrai et retourne à la source,

   Le langage est crucifié dans ce moment crucial. »     (Christiane Marmèche).

Commentaire : J'ai voulu traduire l'effondrement de tout, car le langage c'est ce qui nous porte tous, sans langage on n'est rien. J'ai ajouté « dans un moment crucial » pour redoubler la crucifixion, en sachant en plus que dans la crucifixion il y a la résurrection, puisque crucifixion et résurrection sont les deux faces d'un même événement.

Y O : Ce que Christiane dit dans son poème correspond à mon interprétation de Tenbôrin.

 

« Si une seule personne déploie le vrai et retourne à la source,

    Le méta-espace des 10 directions se trouvera au rayon des jouets pour enfants juste à côté des Playmobil. »   (Patrick Ferrieux).

Commentaire : Finalement le méta-espace des 10 directions, cette espèce d'analyse articulée du monde, est une façon de jouer avec la réalité qu'on perçoit ; et ça n'est que "une" façon de jouer, il y en a d'autres, et toutes les façons de jouer sont rangées comme des kakis. Ce sont des jouets pour enfants car ce sont des enfants qui, dans la Voie, se préoccupent de l'analyse du monde tel qu'il est, tel qu'il se présente dans les 10 directions, sans regarder l'autre aspect des choses. On joue ensemble, ça fait partie aussi de la vie.

 

« Si une seule personne déploie le Vrai et retourne à la source, à ce moment, le tableau de la Joconde baisse les yeux.

  Si une seule personne déploie le Vrai et retourne à la source, alors, comme dit la chanson, "des atomes, fais ce que tu veux.1"

  Si une seule personne déploie le Vrai et retourne à la source,  six cent milliards de milliards de neurones humains font la fête.

  Si une seule personne déploie le Vrai et retourne à la source, dès lors, pour toutes recherches, Google affiche en réponse le kanji KÛ , et l'incompréhension disparait sans aucun bruit. »            (Raphaël Dubois).

Note 1 : Alain Bashung  Résidents de la République

 

« Si une seule personne déploie le Vrai, et retourne à la source,

  Une épingle à cheveux à la main, danse la nonne avec le méta-espace des dix directions. »     (Yoko Orimo qui l'offre après la séance comme cadeau de Noël).

Commentaire : Pour les bouddhistes, la tonsure signifie le vœu de l'abandon et du renoncement radical à soi. Pour la femme, c'est aussi le renoncement à sa féminité. La tête de la nonne sans cheveux ne réserve plus aucune prise à l'épingle à cheveux, ornement symbolisant la coquetterie féminine. Et pourtant, au lieu de la rejeter au loin, la nonne la tient à la main et danse en liberté souveraine avec le méta-espace des dix directions, qui nous échappe toujours, lui aussi, comme la tête de la nonne si nous voulons le saisir. Si j'identifiais la nonne qui danse à maître Dôgen, et l'épingle à cheveux ornementale à son langage poétique, qu'en diriez-vous ?

 

Quatrième partie : Lecture des "Six kakis" par François Aubin

François va nous faire un exposé avec la reproduction des "Six kakis" qu'il a apportée.

[François a déjà parlé de cette peinture à la dernière séance, voir le compte-rendu].

F A : On va voir la vraie source en vrai.

six kakis

Voilà la fameuse peinture des six kakis qui se trouvent dans un temple au Japon. Et cette reproduction que je vous montre est exactement au format de la peinture, ça fait à peu près 30 cm sur 24 cm. J'ai de la chance car il est très difficile de trouver une bonne reproduction. En effet c'est une peinture du XIIIe siècle sur papier.

[N B ci-dessus c'est une photo, on voit le tableau blanc en bas à gauche].

Le philosophe Henri Maldiney a écrit beaucoup sur la peinture chinoise, en particulier sur l'espace dans la peinture chinoise comparé à l'espace dans la peinture occidentale. Et il a consacré une quinzaine de pages remarquables à cette peinture des "Six kakis" mais il a écrit des choses fausses parce qu'il a travaillé sur une mauvaise reproduction. En effet dans la reproduction sur laquelle il a travaillé, le kaki de gauche a une partie ouverte sur la droite. Or elle est fermée et c'est très important.

Le premier kaki.

On voit six kakis mais surtout la chose capitale c'est le premier kaki à gauche parce que non seulement il est vide mais il est parfait (c'est-à-dire qu'il est dans un cercle parfait) et c'est la vraie source. C'est-à-dire que ce kaki participe de la vraie source comme source ; et la vraie source c'est tout l'espace du tableau.

Pourquoi ce kaki est-il vide ? C'est parce qu'il advient de cet espace paradoxal, de cet espace total dont on parlait tout à l'heure, du méta-espace. C'est dans ce méta espace qu'advient ce kaki et c'est pour ça qu'il est vide.

Et il y a un moment où ce kaki arrive dans le temps c'est-à-dire qu'il passe de ça (kaki vide) à un kaki charnel (comme les suivants). Il va donc subir les avatars du temps.

Le mûrissement des kakis.

Si on le regarde bien, le deuxième kaki est mûr mais le quatrième est déjà beaucoup plus mûr que le précédent qui est encore rond : en effet le quatrième est très mûr car on le voit qui s'affaisse et la tache de ce kaki est beaucoup plus noire.

Donc il y a une progression dans le temps, c'est le mûrissement des kakis.

Toute la difficulté de cette peinture c'est de savoir comment on passe du premier kaki au suivant c'est-à-dire l'irruption dans le temps : de ce méta-espace comment on arrive dans le temps du mûrissement ?

La question de l'éclairage ; le marquage du temps.

On peut remarquer que par rapport à la peinture occidentale, là il n'y a pas de volume, le fruit est donné comme chair par tache. S'il avait fallu par exemple représenter ces kakis peints dans une peinture occidentale, on aurait fait une boule avec un éclairage, car pour donner du volume il y aurait un éclairage qui ferait lumière et ombre sur le fruit. Mais ici il n'y a pas d'éclairage, c'est que dans ce méta-espace il n'y a pas de lumière.

La lumière vient à la fois des objets et à la fois du méta-espace. Et ça c'est très important. C'est-à-dire qu'à partir de ce moment tous ces kakis, y compris ceux qui sont dans le temps, n'ont pas besoin de table. Et c'est ce qui explique qu'il n'y ait pas de table.

Une autre chose : le peintre aurait pu montrer un tout petit kaki qui grossit. Mais il ne montre que quelques kakis et ça suffit pour marquer dans le temps.

La question de l'espace.

Et aussi, ce qui est un petit peu plus compliqué, c'est que dans la peinture occidentale, pour donner une profondeur, on fait le premier plan plus gros et selon l'éloignement le deuxième plus petit. Mais là pratiquement tout est sur le même plan. Et en même temps, quand on les regarde, du fait qu'il y a un mûrissement, qu'on est dans le temps, la notion d'espace change complètement. Or ce qui est important c'est la définition.

L'avènement du kaki.

Je pense que pour expliquer ce passage du premier kaki au suivant, ce qui me guide un peu ce serait la théologie de l'incarnation, la théologie des icônes grecques : ce premier kaki est un prototype du kaki, c'est le "tel quel" du kaki, qui au moment où il vient dans le temps, va mûrir et va vivre sa vie.

Ce qui est très étonnant aussi c'est le dernier kaki qui participe du premier (donc du prototype) mais qui participe aussi du kaki charnel puisque son contour n'est pas un contour parfait, il n'est pas un prototype, mais il rappelle qu'il vient d'un prototype. Il est un kaki comme tous les autres mais le peintre a montré qu'il vient du prototype. Les kakis ont tous la nature de bouddha, par exemple. Voilà, en gros.

Il y a d'autres choses que je n'ai pas encore bien vues, pas comprises, par exemple la position de ce premier kaki. Peut-être qu'un jour je trouverais.

Les pédoncules.

Si vous avez déjà cueilli des kakis vous savez qu'ils sont sur une petite branche extrêmement dure et très solide qu'on casse, mais le pédoncule reste.

Et il y a aussi une chose que je suis en train de découvrir c'est que les pédoncules jouent un rôle énorme parce que c'est très réaliste, on voit les collerettes et les pédoncules des kakis. Or le prototype a déjà le pédoncule c'est-à-dire qu'il est prototype mais il est déjà en train d'apparaître ; il a déjà le pédoncule de ceux qui vont être mûrs, donc il joue sur deux tableaux.

Et d'autre part l'insistance avec laquelle le peintre joue sur les pédoncules fait que l'arbre est là-dedans implicite. C'est-à-dire que les pédoncules sont là parce que c'est le fruit du fruit et cela va imaginairement induire une présence de l'arbre ici. Autrement dit le peintre peut, après, peindre un arbre (ou l'amorce d'un arbre) mais c'est le fruit ou le prototype qui va engendrer l'arbre.

Dernières remarques.

Sur la peinture les kaki se touchent, mais quand on regarde, le trait gauche du premier kaki est beaucoup plus fort que celui de droite, ce qui voudrait dire que le fruit arrive par le travers. Dans la peinture ils se touchent mais si on les imagine dans la réalité, ils ne se touchent pas : ils sont posés sans se toucher selon l'optique qui est donnée ici.

Dernière chose : cette peinture est dans le temple Daitoku-ji à Kyotô au Japon, elle se trouve sur un mur à l'intérieur d'un grand espace, lui-même d'une autre peinture quasiment diaphane pour vraiment mettre en valeur la peinture de Mu Chi. Voilà dans quel contexte elle est montrée : l'espace sur l'espace.

6 kakis mural

Y O : C'est le méta espace. Et le langage dans le langage c'est parabole.

Merci beaucoup.

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Commentaires
P
Commentaire rédigé par Raphaël :<br /> <br /> <br /> <br /> A l'invitation de Yoko, voici un poème façon Tenbôrin.<br /> <br /> <br /> <br /> Si une seule personne déploie le Vrai et retourne à la source,<br /> <br /> A ce moment, le tableau de la Joconde baisse les yeux.<br /> <br /> <br /> <br /> Si une seule personne déploie le Vrai et retourne à la source,<br /> <br /> Alors, "des atomes, fais ce que tu veux.1"<br /> <br /> <br /> <br /> Si une seule personne déploie le Vrai et retourne à la source,<br /> <br /> Six cent milliards de milliards de neurones humains font la fête.<br /> <br /> <br /> <br /> Si une seule personne déploie le Vrai et retourne à la source,<br /> <br /> Dès lors, pour toutes recherches, Google affiche en réponse le kanji KÛ 空,<br /> <br /> et l'incompréhension disparait sans aucun bruit.<br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> Raphael<br /> <br /> <br /> <br /> 1 Alain Bashung Résidents de la République
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S
De la part de Françoise Riou qui était présente le 17/12/2012 :<br /> <br /> <br /> <br /> Durant ce passage de fin et de nouvelle année, j'ai eu cette réflexion sur mon propre ressenti au sujet du travail du dernier trimestre à l'IEB.<br /> <br /> <br /> <br /> "Si une seule personne déploie le vrai et retourne à la source,<br /> <br /> le silence est adoration et la parole le chant"<br /> <br /> <br /> <br /> Commentaire : L'étude des textes est encore pour moi énigmatique, obscure à lire ou à suivre, quelque peu ambigüe.<br /> <br /> Toutes ces choses ont un sens profond, mais lorsque j'essaie de penser, d'exprimer.... quelque chose se perd....<br /> <br /> <br /> <br /> Ici, dans ce "poème", je me suis appuyée sur mon intervention, quand je parlais de l'espace : "tout se passe dans le Hattö", et Yoko a ajouté : "on a le non-dualisme de l'étude et de la pratique".<br /> <br /> Dans ce "poème" j'ai voulu dire que le silence est illimité, n'a pas de contours, comme l'espace n'a pas de marques de séparation<br /> <br /> et le chant fait lien entre l'étude et la pratique.
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