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Ateliers d'étude du Shôbôgenzô avec Yoko Orimo
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Ateliers d'étude du Shôbôgenzô avec Yoko Orimo
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22 novembre 2012

C R : Quatrain du Genjôkôan. 20/10/12 et 17/11/12

 

Ateliers Shôbôgenzô 20/10/2012 et 17/11/2012 au Dojo Zen de Paris

 

Lecture du premier quatrain du Genjôkoân

 

Ce message existe ici en fichier docx : Y_Orimo_DZP_2012_11_10_Quatrain__Genjokoan ;

et en deux fichiers pdf  car un seul est trop lourd :

Fichier pdf  1ère partie : Y_Orimo_DZP_2012_11_10_Quatrain__Genjokoan_1  ;

Fichier pdf 2ème partie : Y_Orimo_DZP_2012_11_10_Quatrain__Genjokoan_2 .

 

Ce message concerne la lecture du quatrain qui se trouve au début du Genjôkôan. Les tracés des kanji ne figure pas dans le message mais figure dans les fichiers téléchargeables. Sauf rares exceptions (surtout pour Patrick Ferrieux) les noms des intervenants autres que Yoko Orimo ne sont pas mentionnés, dans ce cas leurs paroles sont précédées du sigle ►.

La première partie consiste en la lecture commentée des quatre versets, elle vient essentiellement de la séance du 20/10/2012 mais avec des insertions venant de celle du 17/11. En voici le plan. Verset 1 : 1) où sommes-nous ? 2) caractéristiques 3) jisetsu (moment favorable) 4) moments logiques ou atemporels. Verset 2 : 1) les dix mille existants et "moi" 2) où sommes-nous ? 3) caractéristiques. Verset 3 : 1) caractéristiques 2) où sommes-nous ? Verset 4. L'ensemble des quatre versets.

La deuxième partie vient de la séance du 17/11/2012, elle approfondit l'étude des mots introduits dans la première partie ("identité", "identité immédiate", "identité retrouvée"), ajoute le thème de l'altérité avec des illustrations concrètes.

                                                                                                       Christiane Marmèche

 

Yoko Orimo : Je pense que c'est vraiment au niveau de la méditation que maître Dôgen a écrit ce texte, mais au début ça suit un mouvement ternaire logique. Dans chacun des versets c'est très bien construit, rien n'est arbitraire.

Vous allez voir à quel point ce quatrain initial commande, régit l'ensemble du texte du Genjôkôan, et même au-delà. Si vous comprenez le quatrain initial en profondeur avec le sens plénier, vous comprendrez tout le Genjôkôan, et même au-delà, le recueil Shôbôgenzô. C'est dire à quel point ce quatrain initial est important.

Première partie : lecture du quatrain.

Premier verset.

« Au moment favorable [jisetsu 時節] où la multitude des existants est la Loi (skr. dharma, []) de l’Éveillé (skr. buddha, [butsu]), il y a, alors, l’Éveil (skr. bodhi, [go]) et l’égarement, il y a la pratique, il y a les naissances et les morts, il y a la multitude des éveillés (skr. buddha, [butsu]) et les êtres (skr. sattva, [shujô]). »

1°) Où sommes-nous dans ce verset ?

Y O : Quand on lit ce verset dans quelle sphère sommes-nous situés, à quel niveau ?

► On est dans le monde du phénomène, dans le monde de la manifestation, dans le samsâra.

Y O : Oui dans ce verset on est dans le monde du phénomène (shiki), dans le samsâra.

Shiki 色 en langue sino-japonaise veut dire littéralement couleurs et par extension désigne les phénomènes, je le traduis par les formes-couleurs (en sanskrit c'est rûpa).

Shohô諸法 désigne la multitude des existants (法 c'est le dharma) : donc c'est nous-mêmes en tant que phénomènes.

Buppô 仏法 désigne la loi de l'Éveillé : le 2ème caractère est hô (pô) qui est le dharma, c'est la même chose que dans shohô. Simplement dans buppô c'est de l'ordre de l'un (la loi) alors que dans shohô c'est de l'ordre du multiple (les existants).

Dans ce premier verset l'un et le multiple sont donc à égalité : la multitude des existants = la loi de l'Éveillé.

2°) Deux caractérisations :

– Comme il y a éveil et égarement,… on est dans l'univers de la dualité que je caractérise par le chiffre 2.

– Tout ça c'est le point de départ qu'on peut indiquer comme "étape 1" [en fait ce sera renommé plus loin comme étant l'étape A]. C'est le "moment logique" de l'identité de "la multitude des existants (nous-mêmes)" et de "la loi de l'Éveillé", tel que le commun des mortels le voit.

P F : Tu veux dire que la loi de l'Éveillé se manifeste sous forme d'une multitude de dharma ?

Y O : C'est vrai. Mais ce n'est pas moi, c'est maître Dôgen qui l'écrit. Ce que je dis, j'espère que ce n'est pas moi : mon objectif c'est de disparaître comme Dôgen disparaît derrière l'Éveil.

P F : Maintenant je comprends la phrase. Parce que quand je lisais en français, je me disais : « quand la multitude des existants est la loi de l'Éveillé » ça veut dire que les existants ne sont plus identifiables en tant qu'entités limitées, ils sont la loi de l'Éveillé. Maintenant je comprends autrement et je dis : quand la loi de l'Éveillé se manifeste sous la forme d'une multitude d'existants, à ce moment-là on est dans le dualisme.

Y O : Oui. Et aussi, philosophiquement parlant, c'est le moment de l'identité ou bien de "l'affirmation première" : on dit "identité immédiate" parce qu'après il y a une autre identité. [sur ces termes voir la deuxième partie].

P F : C'est l'identité de surface.

Y O : Oui. C'est la surface.

 3°) Le terme jisetsu 時節.

Jisetsu est l'un des termes majeurs du quatrain, il est capital  et cela vaut la peine de prendre le temps d'expliquer le sens profond de ce terme.

時節 Jisetsu est composé de deux caractères sino-japonais 時 ji et 節 setsu en lecture on. Pour ces deux caractères indépendants, il vaut la peine que vous reteniez la lecture kun.

ji (on) toki (kun) : ce caractère désigne le plus souvent le temps, mais le temps chronologique linéaire qui paraît s'écouler horizontalement. Il désigne aussi le moment comme « bonne occasion » et même la saison. Parfois il est employé (surtout par les japonais) comme conjonction de coordination quand on veut changer de propos : « toki ni » correspond au « or » français.

Nous allons voir à quel point les deux caractères 時 ji et 節 setsu sont contradictoires, c'est l'unité d'une contradiction. C'est un peu un oxymore.

Je vais aussi vous faire comprendre le sens étymologique du caractère JI car il vous concerne vous ici.

Premier caractère :  [ji/toki]

– 日 est le radical (la clef), c'est le soleil. Dès qu'il y a ce radical ça concerne le soleil.

– l'autre côté 寺, ce qui fait le corps du caractère, est un idéogramme composé de deux éléments : en haut 土 cela représente initialement une main et en bas 寸 cela représente un pied.

Donc le sens initial du corps du caractère 寺 comme il y a deux pieds et deux mains, c'est « travailler, avancer ».

D'où le caractère [ji/toki] puisqu'il y a "le soleil" et "avancer", c'est le temps chronologique.

Est-ce que quelqu'un sait ce que 寺 ji signifie par ailleurs ? Malou, vous êtes japonaise, qu'est-ce que c'est ?

M : Le temple.

Y O : Voilà, 寺 [ji/tera] c'est le temple ou le monastère. La lecture de ce caractère 寺 est ji en lecture on et tera en lecture kun, mais attention, quand on transcrit la prononciation japonaise avec le système Hepburn, il y a des "R", et les français prononcent "téra", mais en langue japonaise le "R" n'existe pas, donc tout en écrivant tera il vaut mieux prononcer "téla".

Comme je vous l'ai expliqué à la première séance c'est le corps du caractère qui donne à la fois le son et la signification (cf la catégorie "kanji" du blog, le groupe 4 du premier message http://www.shobogenzo.eu/archives/2012/10/23/25487819.html ). Je vais vous expliquer pourquoi le corps du caractère qui au départ donc signifie « travailler avec les mains et les pieds » en est venu à signifier « le temple, le monastère ».

Tout d'abord ce même corps de caractère quand on lui ajoute le radical homme 人, se prononce aussi ji et alors ce caractère 侍 veut dire « accueillir, servir ».

Or à l'époque de la dynastie des Han en Chine, les Chinois  ont accueilli des moines bouddhistes qui venaient d'Inde dans une maison d'accueil gouvernemental. Et l'une des maisons représentatives de cet accueil que les Chinois ont fait pour les moines indiens s'appelait Kôroji avec ce sens d'accueillir, de servir les moines. C'est pourquoi l'étymologie du temple c'est la maison d'accueil avec le son ji.

P F : C'est devenu un temple parce que c'était bourré de moines mais ce n'était pas un temple à l'origine ?

Y O : Voilà. Et je crois que ça correspond aussi à l'histoire en Occident parce que l'église accueillait au moment de la crise à l'époque médiévale…

► C'était un lieu de refuge.

Y O : Voilà, et ça a fonctionné aussi au Japon pendant la période médiévale : le temple est parfois un refuge.

► C'est ce qu'on appelait l'asile.

Y O : Voilà.

P F : Et normalement on trouve ce caractère 寺 [ji/tera] sur le fronton du Dojo. Ici c'est le « Parisan  bukkoku zenji » (Dojo zen de Paris), donc ce caractère doit se trouver quelque part sur la façade, il faudra regarder en sortant.

Y O : Tout à fait.

Donc pour le caractère  時 [ji/toki], je vous ai dit, il y a l'horizontalité, c'est le temps chronologique qui s'écoule :                ––––––––––––––––––––––>

Deuxième caractère : [setsu/fushi] : setsu (on) fushi (kun).

Initialement c'est un idéogramme composé qui représente un nœud de bambou. Or quand vous voyez un bambou il y a beaucoup de nœuds, d'où les sens figurés : la mélodie, la cadence, la section, la coupure… Tout ce qui est coupé, cadencé c'est [setsu/fushi]. On coupe quelque chose verticalement, comme le nœud de bambou.

Regardons le caractère :

– en haut 竹 c'est la clé, ça représente des bambous ;

– en bas艮卩 c'est un idéogramme également qui représente un homme agenouillé en train de plier les genoux. Le sens important c'est « plier » dans le sens de « couper, sectionner ».

c) L'ensemble des deux caractères :

D'où par rapport au temps 時 ji :             ––––––––|––––––––––––––>

on a le mouvement de setsu : couper.

Donc le sens profond de jisetsu c'est : on tranche, on divise ce qui n'est pas divisible à savoir le temps chronologique qui s'écoule. Et ça ce n'est pas seulement chez Dôgen (mais c'est particulièrement chez lui) : le temps chronologique avance non pas d'une manière lisse comme une ligne, mais d'une manière pointillée.

Vous connaissez mieux que moi les claquoirs quand vous faites zazen. C'est le tac, tac, tac, tac tac tac… que vous entendez en zazen, ça c'est le son de jisetsu.

►  C'est le mokugyo sur lequel on tape à la fin du zazen, ou le bois pour appeler au zazen.

P F : Avec aussi des séries de cascades.

► C'est aussi la planche qu'on tape le matin en sesshin avec des séries de cascades.

Y O : Le temps n'est pas divisible mais on coupe pour qu'on soit vraiment conscients d'être ici et maintenant.

Ici et maintenant c'est précisément à la croisée de l'horizontale et de la verticale   ––|–– , du temporel et de l'atemporel. C'est le sens même de l'existence telle qu'elle est conçue chez maître Dôgen. Chaque instant de notre existence se trace en pointillés (tac tac tac…) et chaque instant a sa valeur absolue et sa plénitude, c'est ça le jisetsu. La cadence, la mélodie ou bien la section qui intervient, le moment même d'altérité (nous allons voir ça tout à l'heure) intervient. Sinon on se lasse, tandis que « tac.. » on est ici et maintenant, la colonne vertébrale toute droite !

Vous connaissez peut-être le philosophe contemporain Nishida Kitarô, il est de l'école de Kyôto. Il a inventé le mot hi renzokuteki renzoku qui signifie « la continuité discontinue ». À mon avis la philosophie  de Nishida est un peu un néo-dôgénianisme. Pour ceux qui n'ont pas la possibilité de couper les cheveux en quatre, il vaut mieux lire directement le Shôbôgenzô plutôt que la philosophie de Nishida (qui est mal traduite d'ailleurs). Et « la continuité discontinue » c'est ça le temps : il y a la continuité qu'il ne faut pas nier parce que le temps passe, mais c'est coupé donc discontinu.

 d) Conclusion :

Tout ça c'est ce que je voulais dire concernant le terme jisetsu qui est fondamental : la croisée du temporel et de l'atemporel, ou de l'horizontale et de la verticale.

Vous pouvez retrouver jisetsu dans le texte japonais du Genjôkôan à plusieurs endroits.

Voici ce que ça donne dans le texte japonais du Genjôkôan mis sur le blog en 02/c dans les comptes-rendus d'ateliers http://www.shobogenzo.eu/archives/2012/11/02/25486346.html :

1.諸法の仏法なる時節、すなはち迷悟あり、修行あり、生あり、死あり、諸仏あり、衆生あり。
2.万法ともにわれにあらざる時節、まどひなくさとりなく、諸仏なく衆生なく、生なく滅なし。

Dans ma traduction, j'ai traduit jisetsu par "moment favorable". François m'a proposé d'autres possibilités comme "moment opportun", "moment propice", mais je pense que ça revient au même.

F M : Je pense maintenant à « l'articulation du temps ».

Y O : Oui. Le sens est bien « l'articulation du temps »  c'est-à-dire « le temps chronologique articulé avec le mouvement vertical », mais il ne faut pas expliquer dans la traduction. On peut réfléchir aussi à d'autres possibilités que « le moment favorable ».

4°) Moments logiques ou atemporels.

Si je transpose la notion de maître Dôgen sur la philosophie occidentale, ça s'appelle moment logique, ça parle d'un moment atemporel qui n'existe pas en soi. C'est très difficile à comprendre.

Ce qu'on voit ici c'est comme ce qu'on a vu avec shiryô, fushiryô et hishiryô. C'est comme dans la foi chrétienne où il y a la Croix, la Résurrection et la Pentecôte, mais en réalité ça ne fait qu'un. C'est comme quand on dissèque un corps vivant par l'anatomie : face un corps vivant qui est de l'ordre de la totalité dynamique non divisible, l'anatomie c'est « on dissèque les choses et ça n'a plus de vie » donc le découpage de l'anatomie n'existe pas en soi, mais il est utile.

Donc ces "moments logiques" ce sont comme des moments atemporels qui n'existent pas en soi, c'est comme dans l'anatomie. Mais en réalité, nous allons voir que les éléments de ce quatrain, ça ne fait qu'un, c'est un tout, une totalité. On dit "moment favorable" provisoirement : pour nous aider à comprendre mieux la réalité telle quelle, on divise la réalité en quatre étapes.

Voici une petite histoire qui peut vous aider. Il y a un grand philosophe allemand qui s'appelle Hegel. Il était assez mondain et a été invité dans une grande soirée. Une dame aristocratique s'est approchée de lui et lui a dit : « Monsieur Hegel je sais que vous êtes un très grand philosophe, mais je ne comprends rien à tout ce que vous dites. » Hegel lui a répondu : « Mais Madame, de toute façon ça n'a aucune importance. »

En effet par exemple je ne connais pas du tout l'anatomie mais ça ne m'empêche pas de marcher correctement. De même l'ordinateur, moi je ne sais pas du tout comment ça fonctionne. J'ai eu une petite formation et j'ai appris comment faire un tableau : la souris d'un clic se transforme en crayon ; un autre clic et elle se transforme en gomme pour effacer. Je ne comprends pas comment et pourquoi ça fonctionne, mais je peux m'en servir. C'est ça les moments logiques : ça n'est pas nécessaire de les considérer mais ça peut nous aider.

► Pour moi "moment favorable", si je ne tiens pas compte de l'explication de jisetsu comme articulation du temps, j'entends "moment choisi" et c'est un peu ça le souci, je me demande par qui : est-ce par le lecteur, est-ce par quelqu'un qui vit, qui, à un moment, a choisi de considérer que la multitude des existants est la loi de l'Éveillé, et alors là en fait il est dans la dualité, alors que (puisqu'il y a le deuxième verset qui arrive après) au moment favorable où on voit autrement (donc là on a choisi autrement) à ce moment-là on n'est plus dans la dualité.

Y O : Peut-être… Ton intervention nous aide à passer au deuxième verset.

Plus tard on va tout récapituler parce que ce qui est essentiel c'est l'ensemble. Mais pour l'instant on décortique point par point.

 

Deuxième verset.

« Au moment favorable où les dix mille existants [banpô 万法] ne sont plus à moi, il n’y a ni l’Éveil (satori) ni l’égarement, il n’y a ni la multitude des éveillés ni les êtres, il n’y a ni l’apparaître ni le disparaître. »

1°) Les dix mille existants et "moi".

Christiane, lectrice attentive, m'a fait la remarque que j'avais changé de traduction dans le deuxième verset. Effectivement, dans la traduction qui est au Tome 3, vous trouvez : « Au moment favorable où les 10 000 existants ne sont plus en moi » et dans la traduction que je vous ai donnée : « Au moment favorable où les 10 000 existants ne sont plus à moi ». En fait le sens est grosso modo le même. Mais comme c'est extrêmement important, regardons de plus près.

Prenons ce qui a été mis sur le blog dans les comptes-rendus d'ateliers en 02/c :

        万   法              とも に         わ れ    に   あら ざる      時 節、  

      BAN-PÔ          TOMONI         WARE  NI--ARA ZARU  JI-SETSU,

10 000  existants   tous ensemble   moi   (cf explications)  moment  favorable         

Voyez ici à quel point la langue française et la langue japonaise fonctionnent à l'inverse : on commence en français par « le moment favorable (jisetsu) » mais en japonais il est tout à la fin.

a) La particule NI. Le mot あらARA.

L'important c'est le NI de NI-ARAZARU. J'ai vérifié sur le dictionnaire de japonais classique tout à fait spécialisé, rien que pour notre particule NI on compte au total six fonctions différentes, et chaque fonction comporte 18 cas, cinq cas, 2 cas... : au total on compte 30 cas de figures grammaticales différentes pour ce NI.

Le mot あらara (qui est une forme indéterminée de ありari) a le sens de « il y a » ou bien il désigne la copule « être » et ざるzaru correspond ici à l’adverbe de négation.

Ce que j'ai fait dans mes traductions précédentes (avec la majorité des autres traducteurs européens) pour le Genjôkôan, c'est de prendre NI comme équivalent de la proposition française "dans", "en", "à" d'où ma traduction « les dix mille existants ne sont plus en moi ».

Mais il y a d'autres possibilités d'interprétation du NI d'où la complication.

b) Deux interprétations possibles.

En ce qui concerne ce passage du Genjôkôan il y a donc deux possibilités d'interprétation :

– si on interprète le NI comme l'équivalent d'une préposition, on traduit par « Au moment favorable où les 10 000 existants tous ensemble ne sont plus à moi (ou "en moi") » ; et "ne sont pas à moi" correspond à " n'appartiennent pas à moi"

– mais on peut interpréter le NI comme faisant partie de la déclinaison de la copule "être" et alors cela donne : « Au moment favorable où les 10 000 existants tous ensemble ne sont plus moi ».

Donc ça peut être soit la négation de l'appartenance, soit la négation de l'être.

Dans mes livres j'ai choisi la première interprétation et depuis j'ai réfléchi et je garde maintenant la deuxième traduction.

► Est-ce qu'on pourrait traduire : « Au moment favorable ou les 10 000 dharma ne sont plus possédés par moi » ?

Y O : Cette idée de possession peut rejoindre la première interprétation. Mais « ne sont plus moi », c'est plus fort.

► Est-ce qu'on pourrait mettre : « ne sont plus distincts de moi » ?

Y O : Aussi, mais comme traduction je préfère carrément, même si c'est abstrait, « ne sont plus moi » et je vais annuler ma traduction antérieure dans le sens d'appartenir à.

Pourquoi cela ? La raison se trouve dans l'interprétation des trois moments logiques.

►   Le problème aussi c'est le « moi ». Je suppose qu'en français et en japonais ce n'est pas tout à fait le même sens.

Y O : C'est-à-dire qu'en japonais "moi" ou "je" se dit ware. Et alors ça peut être au nominatif, à l'accusatif etc. c'est toujours ware.

►   Est-ce que c'est une question d'identité ?

Y O : Justement, c'est la question de l'identité. Dans ce verset 2 il y a la négation de l'identité entre les dix mille existants et moi, c'est le moment logique de la non-identité.

 2°) Où sommes-nous dans ce verset ?

Y O : C'est très profond ce que nous allons voir. Nous allons voir, pour Maître Dôgen, à quel point il était mystique mais sans vouloir l'être, et à quel point il était un grand philosophe, mais il ne l'a pas du tout calculé ni planifié d'avance.

Dans quelle sphère est-on ?

► On est dans .

Y O : Oui. On va apprendre la prochaine fois que s'écrit 空. En français c'est la vacuité et en sanskrit c'est śūnya(quand on rajoute tā en disant śūnyatā  ça substantifie davantage, c'est la même différence qu'il y a entre les mots dieu et déité).

Donc dans ce deuxième moment on est dans le domaine de (la vacuité).

3°) Caractéristiques.

Qu'est-ce que vous remarquez ?

► Moi je vois l'unité dans la vacuité parce qu'il n'y a plus de distinction.

Y O : Oui, il n'y a pas de dualité. Tout à l'heure que c'était le moment du 2 (la dualité) et maintenant c'est le moment du 1 (on peut dire unité mais je me méfie un peu du mot unité).

C'est le moment de la négation : il y a beaucoup de doubles négations : ni… ni…

Comment situer cela (même si en réalité ce n'est pas situable) ? Tout à l'heure on était dans le monde du commun des mortels, dans la sphère du phénomène, maintenant je dirais que c'est le zazen.

► C'est le moment non-conventionnel.

Y O : J'ai dit que le moment de vacuité c'est zazen, et zazen c'est conventionnel quand même parce qu'on ne peut pas diviser comme ça.

P F : J'ai des réticences à dire « c'est zazen » parce que c'est pour moi une position de principe qui ne tient pas la route. Quand on est en train de faire zazen, on se rend bien compte que ce n'est pas vrai, il y a du shiki quand même là-dedans !

Y O : C'est ça que je voulais dire : on parle de moments logiques qui n'existent pas en soi. Et c'est pour ça qu'on parle de moment favorable à chaque verset.

► Alors il ne faudrait pas dire étape 1 puis étape 2, ce sont des niveaux, les deux sont au même niveau. Donc on va noter l'étape précédente comme étant étape A, puis on note celle-ci étape B.

Y O : Tout à fait. Et non seulement pour ces deux moments mais après aussi c'est au même niveau.

 

Troisième verset.

« Puisque, dès l’origine, la Voie de l’Éveillé a outrepassé la plénitude et le manque, il y a l’apparaître et le disparaître, il y a l’Éveil et l’égarement, il y a les êtres et les éveillés. »

1°) Caractéristiques.

Qu'est-ce qui caractérise ce troisième verset ?

► Tout d'un coup il y a de nouveau l'apparaître et le disparaître etc.

Y O : Absolument.

► C'est la combinaison des deux premiers.

Y O : Oui mais disons plutôt "unité" : c'est l'unité des étapes A et B.

Mais tout ça ce sont des jargons qui n'ont pas beaucoup d'importance. On peut parler de l'identité de "l'identité" et de "la non-identité" en prenant le premier "identité" au sens d'unité.

P F : Le mot identité a plusieurs sens, ça peut introduire des confusions…

Y O : Oui.

On a vu qu'on retrouve 2 mais ce n'est pas n'importe quel 2 puisqu'on a passé l'étape B, donc c'est le moment de 2 en 1 (2/1) mais c'est aussi celui du 1 en 2 (1/2). C'est le troisième moment logique qui fait l'unité des deux contradictoires.

2°) Où sommes-nous ?

Et il y a aussi une autre expression philosophique, ça s'appelle le "retour à la surface" : c'est le moment du grand retour à la sphère du phénomène (shiki).

P F : Au départ on était à la surface sans se rendre compte qu'il y avait de la profondeur. On plonge dans la profondeur, on voit qu'il y a l'unité de tout. Et on revient à la surface, on continue de nager mais on sait qu'en dessous c'est profond.

Y O : C'est-à-dire que maintenant il y a shiki parce que c'est la surface mais on a passé , donc il y a shiki et en même temps, c'est l'unité des deux. Et dans ce cas-là il y a la dualité mais c'est tout autre. C'est pour ça que je n'aime pas le mot non-dualité. En réalité c'est le non-dualisme parce que la dualité est toujours là (je vous l'ai dit la dernière fois) mais c'est unifié.

P F : C'est une dualité qui est imprégnée de la compréhension qu'elle n'est que superficielle.

Y O : C'est ça. On peut parler de l'identité retrouvée (ou de l'immédiateté retrouvée). Il y a beaucoup d'expressions philosophiques. Tout à l'heure c'était l'identité immédiate et maintenant c'est l'identité retrouvée qui est l'immédiateté médiatisée aussi car le deuxième moment logique (l'étape B) est le moment de la médiation : c'est (la vacuité) qui fait la médiation, et samsâra a passé la médiation de la vacuité, et on fait retour au samsâra mais le samsâra qui est vu sur l'écran de la vacuité, qui ne fait qu'un avec.

En tant que pratiquants bouddhistes vous savez qu'il n'y a pas de distinction entre les êtres  (le commun des mortels) et les éveillés, et pourtant c'est tout autre. C'est ça que cela veut dire.

La première identité immédiate c'est shiki (phénomènes), cependant shiki (phénomènes) retrouvé en troisième étape c'est le même shiki mais tout autre.

Si vous n'avez pas compris, ce n'est pas grave. N'hésitez pas à me poser des questions, il n'y a pas de mauvaise question.

► Est-ce que ce ne sont pas deux visions différentes : une vision "juste" et une vision "erronée" d'une même réalité c'est-à-dire que c'est le même phénomène mais la vision que l'on en a peut être juste ou peut être erronée ?

Y O : C'est ça. C'est-à-dire que "juste" ça appartient aux éveillés donc à ceux qui ont connu la loi et qui voient le phénomène (en arrière-plan il y a la loi) donc vraiment il y a la plénitude du phénomène, tandis que le commun des mortels ne voit que la surface comme surface.

► Après il est question de  l'intelligence de l'œil, mais en fait le phénomène est toujours le même, c'est l'œil (le tien, le mien…) qui va analyser différemment. Donc c'est uniquement une question d'adaptation du langage à ce que l'œil est en train de voir et d'analyser, mais le phénomène est toujours le même. En effet l'aspect de l'intelligence de son œil ça peut aller jusqu'à limiter notre langage…

Y O : Je dirai un peu autrement : le phénomène est toujours le même, ça on est d'accord. Seulement le phénomène pour le commun des mortels qui n'a pas connu la loi de l'Éveillé, et le phénomène pour la personne qui connaît la loi de l'Éveillé, ces deux sont différents. Le phénomène qui se reflète sur l'œil de l'Éveillé et le phénomène que voit le commun des mortels c'est quand même différent, même si c'est toujours le même phénomène.

P F : La perception change, ce n'est pas seulement le langage qui cherche à en rendre compte.

 

Quatrième verset.

Nous venons de voir trois étapes et ce n'est pas du tout fini. Ce qui est très important c'est qu'il s'agit d'un quatrain : il n'y a pas seulement trois versets puisqu'il y en a un quatrième. Pourquoi y a-t-il ce quatrième ? Ici ce n'est plus une étape.

« Et bien que ce soit ainsi, les fleurs ne s’effeuillent que dans l’amour et le regret, et les herbes folles ne croissent que dans la haine et le rejet.»

Vous avez remarqué qu'il y a les fleurs. J'ai parlé du champ lexical de la poésie extrême-orientale (les fleurs, les oiseaux, le vent et la lune [ka chô fû getsu 花鳥風月]) [voir message 02/b]. Donc les fleurs c'est le premier élément de ce champ. Évidemment les fleurs nous situent dans le domaine lyrique. Il y a des fleurs mais aussi des herbes.

Vous savez que tous les mystiques occidentaux et aussi les philosophes occidentaux situent la poésie au sommet de tout le mouvement mystique et logique c'est-à-dire que la poésie exprime ce qui n'est pas exprimable par des moments logiques ternaires même si on a fait l'unité. En effet, on l'a dit, le moment logique n'existe pas et de même que l'anatomie perd tout l'éclat d'un corps vivant, sa totalité dynamique, les moments logiques perdent toutes les couleurs de la réalité telle qu'elle. C'est donc par la poésie que pour la première fois on exprime vraiment la réalité telle quelle avec les sentiments et les émotions ( 情). Ici il y a la haine, l'amour. Mais ce sont les sentiments et les émotions de poètes, ou bien les sentiments et les émotions englobées dans le domaine de la poésie.

Pourquoi est-ce aussi important que cela ?

Je pense que sans ce quatrième verset le quatrain n'a pas de vie, c'est lui qui donne la vie à l'ensemble du petit poème. C'est extrêmement profond et très bien construit.

Ce qui est très beau chez maître Dôgen (ce n'est pas vrai toujours dans le zen) c'est cette affirmation finale et totale des sentiments et des émotions humaines à la fin, mais il ne s'agit pas de n'importe quels sentiments et émotions, il faut voir plus profondément. Cependant il y a toujours des sentiments et des émotions au sommet de la spiritualité dogénienne.

 

L'ensemble des quatre versets.

Vous connaissez tous la formule célébrissime du Hannya Shingyô qui résume tout ce que nous venons de voir : 色即是空 空即是色 [SHIKI SOKU ZE KÛ, KÛ SOKU ZE SHIKI]

SOKU ZE c'est une copule, on traduit souvent par « n'est autre que ».

Donc la traduction : « Shiki n'est autre que , n'est autre que shiki. »

P F : Le dernier shiki est le même que le premier mais dans cette phrase Dôgen lui donne un autre sens.

Y O : C'est pour cela qu'on fait toujours un cercle dans le zen. Souvent (mais tout est artificiel dans ce que j'explique) :

- le point de départ c'est shiki (phénomènes) en A

- par la méditation on descend jusqu'au tréfonds de soi-même : c'est (vacuité) en B

- et on fait le retour de à shiki (en A) mais là c'est 2 en 1 et 1 en 2, c'est le moment de l'unité

Ce qui est important à voir : au point de départ il y a shiki (phénomène) ; au point d'arrivée, au troisième moment, c'est l'identité de l'identité et de la non-identité (c'est l'égalité des deux).

 Dans la formule :    A                       B     B                    A

                            SHIKI SOKU-ZE KÛ  KÛ SOKU-ZE SHIKI

on a ce qu'on s'appelle un mouvement chiasmatique : le début et la fin se connectent ; et au milieu il y a la vacuité, c'est le moment du "un" absolument indéfinissable.

Seulement ce qu'il faut bien comprendre, c'est qu'on ne peut exprimer que par la poésie ou par la musique, par l'art. Le shiki de la fin est à la fois le même et tout autre, c'est-à-dire qu'on est maintenant dans le domaine de la poésie : le poète chante les sentiments et les émotions avec les fleurs, avec la lune, les oiseaux. Et quand le phénomène est englobé (embrassé) dans cet univers de la poésie c'est tout autre que le phénomène tel qu'on le voit dans la banalité, comme le phénomène du commun des mortels.

Donc ce shiki du troisième moment est le même qu'au début et tout autre comme l'œil de l'Éveillé par rapport à l'œil du commun des mortels. C'est cela que maître Dôgen exprime par la poésie avec le quatrième verset ajouté au moment ternaire logique.

L'essence de la poésie c'est de dire ce qui ne se dit pas.

 

Deuxième partie : identité, altérité.

►   Est-ce que tu pourrais expliquer ce que tu entends par "identité" et en particulier par "identité immédiate" dans ton interprétation des trois moments logiques ?

Y O : Précédemment je n'ai pas beaucoup expliqué, donc il est tout à fait légitime de se poser la question du sens profond du mot "identité" lors des trois moments.

Ce qui est en question dans les trois moments logiques c'est le thème de l'altérité.

Les trois moments logiques :

a) Dans le premier moment logique j'ai dit qu'il s'agissait de l'identité immédiate.

           諸   法                 の    佛法                なる        時節、

          SHOHÔ                NO   BUPPÔ           NARU    JISETSU,

 multitude  des existants        loi de l'Éveillé      est     moment favorable,

 

諸法 Shohô (la multitude des existants) en sanscrit est les dharmas, mais, en fait, ici en tant que phénomène, c'est synonyme du terme rûpa, c'est-à-dire les formes-couleurs, et Buppô c'est la Loi (le Dharma). Donc dans ce premier moment logique il y a identité immédiate entre les phénomènes (rûpa) et le Dharma. Les phénomènes sont identifiés au Dharma, il n'y a pas d'altérité.

b) Dans le deuxième moment logique (au deuxième verset) il s'agit de la non-identité, cela s'exprime par les doubles négations (ni… ni…). C'est le deuxième moment qui introduit l'altérité par les doubles-négations. C'est le moment de l'unité profonde, indéfinissable (ni… ni…).

c) Dans le troisième moment logique (au troisième verset) il s'agit de l'identité retrouvée qui embrasse à l'intérieur d'elle-même l'altérité : c'est l'unité de l'identité et de la non-identité.

Le paradoxe :

Je vais maintenant vous expliquer parce que ça, c'est très abstrait.

Il s'agit d'un paradoxe très difficile à comprendre : c'est que pour réaliser l'unité il faut être deux. En effet s'il n'y a qu'une seule identité, il n'y a pas de vraie unité. Il faut être deux pour réaliser l'unité véritable.

Autrement dit l'identité immédiate est la cause même du dualisme, l'opposition des deux choses : c'est une dualité brute, ce n'est pas encore réconcilié. C'est au troisième moment qu'il y a la dualité réconciliée.

Illustration concrète : la relation amoureuse.

Pour être concrète j'ai cherché un peu comment je pouvais expliquer ça. Or ce qui est très parlant c'est la relation amoureuse. Quand on tombe amoureux de quelqu'un, on dit : « Je t'aime », il y a deux personnes moi et toi. Et je suis très sincère si je dis à l'autre – mettons qu'il s'appelle Marcel – « Je t'aime parce que tu es beau, tu es gentil, tu me plais, je te plais, tu es intelligent, il y a tout ce qu'il faut pour que je t'aime ». J'imagine alors que c'est Marcel que j'aime, mais en réalité j'identifie immédiatement à Marcel mon désir, mon besoin d'aimer et d'être aimée. Et en réalité Marcel est absent à cause de cette identification immédiate entre moi et Marcel qui est appelé "toi". C'est pour cela que si Marcel trahit l'image telle que je l'ai conçue de lui, Marcel pour moi-même (et non pas Marcel pour lui-même) l'amour disparaît et parfois cet amour se transforme en haine. Au premier moment de la relation amoureuse, cela se passe souvent comme ça, on a l'illusion d'aimer l'autre (toi), mais en réalité "tu" est absent parce que j'aime cette personne pour moi-même, je m'aime moi-même en aimant Marcel. C'est ça l'identité immédiate.

►  C'est une sorte de projection ?

Y O : C'est ça, c'est une sorte de projection qu'on appelle identité immédiate. Mais c'est une identité immédiate dans laquelle il n'existe que moi-même, et qui empêche la véritable unité entre moi et toi. La véritable unité est entre toi et moi en tant que deux être à la fois distincts et unis, et ceci ne se réalise que dans le troisième moment après être passé dans cette unité profonde, descente abyssale (ni… ni…) où ce n'est ni moi ni toi, mais c'est l'unité indéfinissable, insaisissable en soi, après laquelle on peut retrouver la véritable dualité mais réconciliée : toi en tant que toi, et moi en tant que moi-même, on s'aime. C'est la découverte de l'autre en tant que autre : j'aime Marcel pour Marcel lui-même, ce n'est pas la projection de mon désir, ce n'est pas l'image telle que je la fais dans ma tête au sujet de Marcel.

► Ça y'est maintenant j'ai compris !

Prolongements :

►  Si on pense ici à la dialectique hégélienne qui pense comme ça avec l'affirmation, la négation et la synthèse, il y a une notion de temps. Mais pas là, ce n'est pas l'équivalent ?

Y O : Si, tout à fait, c'est même étonnant. Manifestement maître Dôgen ne connaissait pas Hegel parce que celui-ci n'était pas encore né ! Autrement dit, dans la logique de Hegel elle-même il y a quelque chose de profondément universel.

Chez maître Eckhart on a ça aussi. Sans communiquer les grands philosophes (ou les poètes) se rejoignent, je crois.

La vacuité du 2ème moment, l'identité retrouvée du 3ème moment :

► Je vais résumer parce que je voudrais être certain d'avoir compris : dans le premier verset on rappelle que les phénomènes sont vus comme le dharma et que le dharma est vu comme les phénomènes. Dans le deuxième verset le dharma serait compris comme il est lui-même en tant que tel en fait, donc lui en tant que phénomène ?

Y O : Oui mais en ce cas-là on ne peut plus même prononcer le terme dharma, c'est ni… ni… ; c'est la vacuité.

►   C'est pourquoi il n'y a ni apparaître ni disparaître ?

Y O : Oui, c'est ça.

►   Moi j'avais noté qu'il y a la vacuité () qui apparaissait, est-ce pour le deuxième verset ou pour le troisième verset ?

Y O : C'est pour le deuxième verset, le troisième verset embrasse tout. L'identité retrouvée c'est le troisième verset et maître Dôgen lui-même dit : « Puisque dès l'origine la voie de l'Éveillé a outrepassé la plénitude et le manque » c'est-à-dire que vraiment les oppositions sont réconciliées, l'altérité existe à l'intérieur même de l'identité retrouvée.

Autre illustration :

J'ai utilisé comme exemple la relation amoureuse, mais également ça se trouve souvent dans le domaine spirituel. Autrefois les chrétiens (mais pas qu'eux) imposaient le bien tel qu'ils le concevaient aux peuples qui n'avaient pas la même culture : on imposait avec force le bien de façon immédiate comme étant le bien absolu. Actuellement on parle beaucoup d'inculturation : pour que ce soit le bien, il faut que ce soit le bien pour l'autre, le bien qu'on peut partager ensemble.

Aussi j'ai dit qu'au premier moment j'aime Marcel parce qu'il est beau, mais au troisième moment ce « parce que » doit disparaître car il n'y a plus d'identification immédiate : j'aime l'autre pour l'autre en tant que l'autre. C'est en ce sens-là que maître Eckhart disait : « L'amour de Dieu n'a pas de pourquoi ». Tant qu'on dit : « pourquoi, pourquoi ? » on place l'amour au niveau du phénomène. Mais l'amour causé par un phénomène disparaît lorsque le phénomène disparaît en tant que phénomène. Si je t'aime parce que tu es belle, dans ce cas-là, quand tu n'es plus belle, cet amour va disparaître parce qu'il est tributaire d'un phénomène. Alors que l'amour de Dieu n'est pas tributaire de ce phénomène.

Tout à l'heure je vais vous citer un très beau mot d'un bouddhiste, mais avant je cite un mot du cardinal Lustiger (c'est un peu schématique) : « L'homme dit : "Je t'aime parce que tu es belle" ; Dieu dit : "Tu es belle parce que je t'aime". » L'ordre se renverse lorsqu'on atteint le troisième moment.

Nouvel approfondissement :

Patrick est-ce que tu me suis ?

P F : Partiellement. Je reprends la logique générale des trois versets : 1) il y a la dualité ; 2) il y a la non-dualité ; et…

Y O : Je n'ai pas dit que le deuxième moment est celui de la non-dualité. C'est ni… ni.. C'est la source même de la vraie dualité : pour que deux fasse un et que un soit deux.

P F : Ça je ne comprends pas.

Y O : J'ai dit que pour être vraiment un, il faut être deux, sinon ce serait une fusion.

P F : C'est le troisième moment qui dit ça, mais le deuxième, il dit quoi alors ?

Y O : Là on ne peut rien prononcer, c'est une unité qu'on ne peut même pas prononcer, c'est ni toi ni moi, c'est une unité non localisable.

► Au deuxième verset c'est la vacuité. Ce n'est pas qu'il n'y a aucune chose, c'est qu'il n'y a pas de différence.

Y O : On ne peut vraiment pas le définir.

►  Ce qui a été dit aussi c'est que le premier moment est de l'ordre de la réalité conventionnelle et le deuxième moment est de l'ordre de la vérité ultime.

P F : Ça, ça va, je capte… et au troisième moment on dépasse ça et on intègre une vision non-duelle dans le monde phénoménal.

Y O : Si vous voulez, c'est SHIKI SOKU-ZE KÛ KÛ SOKU-ZE SHIKI. On fait retour à la surface.

P F : Un retour à la surface imprégné de la compréhension du deuxième moment.

Retour à l'illustration de la relation amoureuse :

►  Quand vous dites : « J'aime Marcel même si Marcel ne m'aime pas » j'arrive au point 3 qui dit « J'aime l'autre pour l'autre », est-ce que ça peut signifier que même si Marcel n'est plus là mais que je l'aime quand même ?

Y O : Je crois que je n'ai pas dit exactement comme ça…

►  Oui, mais c'est ma compréhension : au point 3, il dit « J'aime l'autre pour l'autre » mais je me dis que l'autre peut n'être plus présent.

P F : Dans ce cas il n'y a plus qu'une apparence de dualité, mais on fonctionne avec la compréhension du deuxième temps, qui est qu'en réalité il n'y a pas de séparation. Et que Marcel soit là ou qu'il soit dans la pièce d'à côté, ça ne fait pas de différence ni au point 1 ni au point 3.

►  Vous avez dit que pour que un existe il faut être deux, donc au point 1, il est là Marcel.

► Tu peux fantasmer sur un acteur de cinéma !

Y O : C'est-à-dire que l'autre peut être présent dans l'absence aussi. Dans la vraie relation mystique, c'est la présence sous forme d'absence. Ce n'est pas du fantasme, ce n'est pas la projection, c'est tout à fait autre chose. C'est l'unité la plus profonde.

►   Et si Marcel est mort ?

Y O : Oui c'est possible même s'il est mort.

Un mot du sixième patriarche :

Maintenant je vais vous citer une parole du sixième patriarche Enô qui a dit à son disciple Ejô :

   吾    亦      如      是              汝      亦     如     是

  GO  YAKU NYO    ZE             NYO YAKU NYO  ZE

 Moi aussi  je suis  tel quel,      toi    aussi  tu es  tel quel. 

C'est l'unité profonde du maître et du disciple.

Dans le troisième moment il y a deux moi "tels quels" : je suis tel que je suis, tu es tel que tu es. C'est comme si deux personnes qui ne font qu'un sont face à face, et chacun reflète l'image de l'autre sur son propre œil. Il y a la distance. Donc c'est l'unité avec la distance, et on voit l'autre en tant que tel.

Et on va voir que c'est précisément ce que maître Dôgen développe dans la suite du Genjôkôan.

Le moment du naturalisme et celui de la "Nature".

Pour récapituler : le premier moment de l'identité immédiate, c'est aussi le moment du naturalisme. La nature telle qu'on la conçoit fait sans cesse le travail, la nature est si belle. Les naturalistes pensent que la nature est donnée immédiatement, que donc il n'y a rien à faire ; par exemple on se promène tout nu dans la forêt.

La nature chez maître Dôgen (non seulement chez lui mais telle qu'elle est conçue en Extrême-Orient) et le naturalisme, ce sont deux choses différentes. Le naturalisme c'est le premier moment et la Nature (avec un N majuscule) c'est vraiment le retour à la surface de SHIKI SOKU-ZE KÛ  KÛ SOKU-ZE SHIKI du Hannya Shingyô.

Dans le dessin le naturalisme est au niveau du 2, et la "Nature" est au niveau de 2/1 et 1/2.

Presse-papier01

 

Dernières pistes :

Le premier moment, on peut dire aussi que c'est le moment de la "chair", disons du corps à corps où il y a l'unité apparente immédiate. On pense que c'est l'unité la plus profonde mais en réalité si on n'avance pas plus profondément c'est une illusion de l'unité, une illusion de l'intimité.

P F : Ça c'est le voyage qui est proposé aux pratiquants, celui que le quatrain annonce. Sur ce sujet-là est-ce que les choses sont claires pour tout le monde ?

►   Non ce n'est pas très clair mais je vais laisser mûrir.

►   De toute façon la suite du Genjôkôan va illustrer tout ce qui est dans le quatrain.

Y O : Oui, donc on va avancer en lisant la suite.

►   Tout ce qui vient d'être dit donne vraiment à réfléchir, je ne sais pas comment il faut le digérer, il y a vraiment de la matière.

Y O : Une dernière précision : le premier moment de l'identité immédiate, je l'ai expliqué de manière négative, mais il faut bien comprendre que c'est le point de départ de tout le mouvement. Donc il ne faut pas être dualiste : il n'y a rien à rejeter à condition qu'on se mette en mouvement pour effectuer le mouvement circulaire (par exemple il y a beaucoup de mystiques qui ont un point de départ très charnel), et après on fait le travail et on attend vraiment.

 

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