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Ateliers d'étude du Shôbôgenzô avec Yoko Orimo
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Ateliers d'étude du Shôbôgenzô avec Yoko Orimo
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30 novembre 2012

C R : Fin du Genjôkôan_24/11/2012

 

4ème atelier d’étude du Shôbôgenzô au Dojo Zen de Paris 24/11/2012

 

Fin du Genjôkoan

 

Ce message existe ici en fichier docx : Y_Orimo_DZP_2012_11_24_fin_Genjokoan ;

et en deux fichiers pdf : 1er morceau : Y_Orimo_DZP_2012_11_24_fin_Genjokoan_1 ;

               2ème morceau : Y_Orimo_DZP_2012_11_24_fin_Genjokoan_2 .

  Cette transcription concerne la séance avec quelques changements puisque le passage de l'oral à l'écrit nécessite quelques modifications. J'ai mis des titres et des sous-titres pour aider à la lisibilité. J'ai ajouté les notes données par Yoko (parfois je les ai mises au moment où on abordait le thème concerné) mais en fait elles n'ont pas été lues pendant la séance. La numérotation des paragraphes correspond à la mise en page de Yoko Orimo, le premier quatrain comptant pour quatre. Les tracés des kanji ne figurent pas sur le message mais dans les fichiers téléchargeables joints.

La 1ère partie concerne l'étude de mots clés (étude suscitée par un mot du paragraphe 10) et la lecture des paragraphes 11 et 12, cela tourne autour de l'impermanence ; la 2ème partie concerne les paragraphes 13-14, c'est le moment de l'éveil ; la 3ème partie concerne les paragraphes 15-19 c'est le moment de la poésie ; la dernière partie est le tour de table final où le bilan de ce premier cycle d'ateliers au DZP a été fait.

                                                                                              Christiane Marmèche

 

 Y O : On a médité la dernière fois jusqu'au paragraphe 10 (« Lorsque l'homme voyage en bateau… »). C'est le thème du mouvement qui est au centre. Maître Dôgen aime beaucoup le bateau pour décrire le mouvement. On aura une autre métaphore un peu plus loin.

Je vous ai posé une question concernant l'impermanence parce que ce qui est sous-jacent dans ce paragraphe 10 c'est le thème de l'impermanence. Et maître Dôgen signale que les bouddhistes surtout parlent de l'impermanence du monde, cependant le sujet percevant est lui-même impermanent. Je vous ai donc posé cette question : quelle est la signification de l'impermanence quand c'est le sujet percevant (qui est lui-même impermanent) qui parle de l'impermanence ? En effet à ce moment-là il n'y a nulle part de permanence, mais sans la permanence on ne saurait parler d'impermanence puisque l'impermanence s'oppose à la permanence. Voilà la question majeure. Et je ne crois pas qu'il y ait la réponse dans ce paragraphe 10. Mais si vous suivez jusqu'à la fin le discours de maître Dôgen dans le Genjôkôan j'espère que vous verrez les choses clairement. On ne va pas relire le paragraphe 10.

P F : Une question se pose du fait qu'on ne peut assurer qu'il y a quelque chose de permanent.

Y O : Oui, mais je ne dis pas que c'est impossible. Où est la permanence, quelle est-elle ? Voilà la question majeure.

 

Première partie : Impermanence, réincarnation

1°) Mots clés du paragraphe 10 :

Je vais d'abord vous apprendre des mots clés du paragraphe 10.

a) .

que j'ai traduit dans le paragraphe 10 par le mot "constant" peut être traduit par "la permanence", "la constance" ou "l'ordinaire". C'est un idéogramme composé de deux éléments. Au début de nos séances j'ai parlé de cinq groupes de kanji, là on est dans le quatrième groupe [cf le message "apprendre les kanji" dans la catégorie Kanji du blog] :

– 巾 cette partie-là représente une pièce d'étoffe entière (au Japon ça mesure environ 10 m) d'où l'idée de la permanence est à prendre dans un sens très très long

–  cette partie-là donne simplement le son. En fait initialement c'est le son shô, mais avec le reste ça devient .

b) Jôju 常住.

Dans votre texte vous trouvez le terme 常住 jôju car souvent pour souligner la constance on ajoute ju à . Ce terme ju vous concerne également puisque 住寺 juji c'est l'abbé d'un monastère ou d'un temple.

est un idéogramme composé de deux éléments : le radical c'est l'homme 人 et le corps du caractère 主 c'est un idéogramme qui représente initialement la flamme d'une bougie sur le bougeoir donc ça dure, ça demeure. D'où 住 ju en tant que verbe signifie « demeurer habiter… », et 住寺 juji c'est celui qui habite le temple de façon constante c'est donc l'abbé.

c) Mujô.

c'est donc la permanence, et pour nier on ajoute l'adverbe de négation 無 mu ce qui donne 無常 mujô l'impermanence.

(mu en lecture on) est un idéogramme composé, et le point de départ de cet idéogramme représente un homme caché derrière un paravent, le reste est aussi un homme qui danse avec des ornements à la main, mais ça c'est transformé et c'est devenu presqu'un symbole.

Dans les temples zen il y a souvent des calligraphies de mu faites par les maîtres zen.

►  Oui mais sur les calligraphies ça ne ressemble pas du tout au caractère 無 mu.

Y O : Oui parce que c'est une peinture. D'ailleurs moi je ne suis pas capable de calligraphier, il faut s'entraîner à la calligraphie et on stylise énormément jusqu'à ce qu'on ne distingue plus.

d) Comparaison des trois caractères de négation : MU, FU, HI.

Vous connaissez déjà deux autres adverbes de négation : 不 fu dont le sens étymologique c'est le bouton d'une fleur et puis 非 hi dans le sens étymologique de deux ailes qui s'écartent. Donc vous avez trois caractères de négation. Ce sont trois synonymes mais chaque mot a sa propriété, a un sens spécifique, il n'y a jamais de synonymes parfaits.

Donc il est important que vous saisissiez le sens de chaque caractère : bouton de fleur ; ailes écartées ; l'homme qui danse caché derrière un paravent :

– 無常 MUJÔ c'est : il n'y a pas la permanence

– FUJÔ n'existe pas.

– 非常 HIJÔ existe et ça désigne « ce qui n'est pas de l'ordre de la permanence » et si vous avez l'occasion d'aller au Japon vous verrez que 非常口: hijô guchi désigne la sortie de secours (口 désigne la bouche mais aussi la porte) parce qu'ici hijô désigne quelque chose qui n'est pas de l'ordre de l'ordinaire, c'est de l'ordre de l'extraordinaire dans le sens négatif car c'est urgent : donc c'est la sortie d'urgence.

Le sens négatif est infiniment plus fort avec hi qu'avec mu ou fu. Avec hi on se situe à un niveau différent, on peut parler d'un saut qualitatif.

► On a vu la même différence fushiryô  et hishiryô  puisque hishiryô qui désigne « ce qui n'est pas de l'ordre de la pensée » alors que fushiryô veut dire qu'il n'y a pas de pensée. [cf le compte-rendu 01/a et 02/b du 20/10/2012 du blog qui concernait la fin de Zazengi entre autres].

Y O : C'est pour cela que quand il y a mu le non-dualisme est possible, on peut combiner avec l'opposé : et mujô ce sont deux qui ne font qu'un, permanence et impermanence en réalité ne doivent faire qu'un.

P F : Mujô se présente donc en dualité avec et on peut se dire que au-delà de la dualité jô et mujô sont réunies dans un même bateau alors que pour hijô on ne peut pas parler de dualité avec jô, ce n'est pas du même ordre.

Raphaël : Est-ce que mu on peut le rapprocher du « il n'existe pas » qu'on trouve en logique mathématique (par exemple : il n'existe pas de nombre premier pair en dehors de deux) ?

Y O : Je ne connais rien en mathématiques mais ça doit être ça.

Fu aussi est-ce le même « il n'existe pas » que mu ? Tu as dit que 不 妊 [funin] ça désigne la femme stérile et que fu-nin veut dire littéralement "non-enceinte", donc si elle est stérile elle ne peut pas être enceinte.

Y O : Oui, mais c'est "fu", on peut espérer un miracle !

e) Le contraire de mu c'est u.

► Comment est-ce qu'on écrit « il y a » ?

Y O : Il y a c'est 有 u. Si vous connaissez un peu le Shôbôgenzô il y a le texte intitulé 佛性 Busshô (La nature de l'Éveillé), et dans ce texte il y a beaucoup de jeux de mots entre mu et u.

► Puisque u correspond à « il y a » qui veut dire en quelque sorte « c'est », est-ce que 有u correspondrait alors au verbe être ? Je pense à ça parce que dans le Shôbôgenzô il y a le texte intitulé 有時 Uji dont le titre est souvent traduit par "Être-temps".

Y O : Là je ne suis pas d'accord, c'est-à-dire que si on veut utiliser le verbe être, dans ce cas-là il faut prendre « être là » car ce n'est pas le "être" métaphysique. En allemand ça correspond à la différence entre sein et dasein (être et être-là). Traduire 有u par être, moi je dis que c'est un contresens, en revanche "être là" c'est bon.

 

2°) Paragraphes 11 et 12

 Dans le paragraphe 10 l'homme est en bateau, il observe l'impermanence du monde mais maître Dôgen signale que lui-même est impermanent. Mais la question est simplement posée.On voit maintenant l'histoire de la bûche et de la cendre qui doit être assez compliquée pour vous.

Paragraphe 11.

 « La bûche, une fois devenue cendre, n’a plus à redevenir une bûche. Et pourtant, ne considérez pas que la cendre soit l’après et la bûche l’avant. Sachez-le, la bûche demeure dans son niveau de la Loi, dotée en elle-même de l’avant et de l’après. Quoiqu’il y ait l’avant et l’après, il y a une coupure entre l’avant et l’après8.  La cendre demeure dans son niveau de la Loi, dotée en elle-même de l’après et de l’avant. Comme cette bûche, une fois devenue cendres, ne redevient plus bûche, l’homme une fois mort ne revient plus à la naissance. Aussi apprend-on selon la Loi de l’Éveillé à ne pas dire que la naissance devienne mort. C’est pourquoi on parle de la « non-naissance ». Que la mort ne devienne pas naissance, telle est la rotation de la roue de la Loi régie par l’Eveillé. C’est pourquoi on parle de la « non-disparition »9. La naissance aussi est un niveau (de l’existence) pour un temps ; la mort aussi est un niveau (de l’existence) pour un temps. Par exemple, c’est comme l’hiver et le printemps. On ne considère pas que l’hiver devienne le printemps ; on ne dit pas non plus que le printemps devienne l’été.»

 

Note 8. L’affirmation centrale dans la sotériologie dôgenienne. Puisqu’il y a une coupure entre l’avant et l’après [zengo 前後saidan際断], les êtres peuvent sortir de l’écoulement du temps linéaire, le cycle des naissances et des morts qu'est le samsâra pour accéder à la sphère de ce Présent absolu et éternel [nikon爾今].

Note 9. La « non-naissance » [fushô不生] et la « non-disparition » [fumetsu不滅] ne signifient nullement la négation de la naissance et de la disparition en tant que phénomène. Il s’agit d’un renversement de l’optique : c’est dans ce qui n’est en soi ni à naître ni à disparaître, c’est-à-dire dans la Vacuité de la Vacuité, fondement même de ce Présent absolu et éternel, que nous observons le déploiement phénoménal. Sur ce thème de la « Vacuité » et de la « Vacuité de la Vacuité », voir les « Fleur de Vacuité » [Kûge空華], Traduction intégrale du Shôbôgenzô, tome 2, Introduction, p. 10-12.

Y O : C'est un passage très intrigant. Si vous avez bien compris le sens du terme 時節 jisetsu, vous comprendrez tout.

► C'est la coupure dont il est question.

Y O : Oui il y a une coupure, c'est radical, on a vu ça. Peux-tu développer un peu ?

► Quand on a étudié jisetsu on a vu qu'il y a le temps linéaire horizontal où un moment engendre un autre moment suivant la loi de la cause et de l'effet (comme la bûche devient cendre), par contre quand on coupe verticalement (c'est le 節 setsu de jisetsu) au moment de la coupure on peut dire que la bûche ne devient pas cendre.

Y O : C'est tout à fait juste.

La coupure dans le cycle des naissances et des morts.

► Je trouve que ce texte est très intéressant sur la considération de la renaissance. En effet la renaissance est un lieu commun du bouddhisme où on considère qu'il y a un redevenir, et ce qui est intéressant ici c'est que Dôgen dit qu'il y a peut-être un redevenir mais que ce n'est pas important car chaque moment doit être pris comme plein en lui-même, on n'a pas à considérer qu'une chose devient une autre.

Y O : C'est cela. Donc ici tu évoques le cycle des naissances et morts, le samsâra. Là le commun des mortels voit les choses dans la continuité immédiate comme la bûche et ensuite la cendre, donc la naissance et ensuite la mort. Alors que « Toc », maître Dôgen introduit zengo 前後 saidan 際断 c'est-à-dire qu'il y ait une coupure entre l'avant et l'après

P F : Il y a un mot là-dedans qui aujourd'hui m'a fait tilt, c'est "doté" : « dotée en elle-même de l'avant et de l'après ». Celui qui se croit être un individu fabrique du passé, fabrique du futur, est donc doté d'un passé et d'un futur. L'identité temporelle dans le samsâra en tant que construction mentale, c'est cette dotation. Au niveau d'un individu humain cette dotation fabrique un temps linéaire qui correspond au samsâra. Mon problème c'est que je suis doté de ce passé et de ce futur par un mécanisme interne. D'où ma question : le mot doté est la traduction de quel terme japonais ?

Y O : C'est la traduction de « il y a » : dans chaque existant comme la cendre ou comme la bûche « il y a le niveau de la loi et dans ce niveau de la loi, il y a l'avant et l'après ». Pour ne pas répéter « il y a… il y a… » J'ai mis "doté".

"Niveau de la loi".

P F : C'est au niveau de la loi, ce n'est pas dans l'objet ?

Y O : Ça revient au même. C'est-à-dire qu'il y a une chose, et dedans il y a le niveau de la loi, et dedans il y a l'avant et l'après.

► Le "niveau de la loi", ça veut dire quoi exactement ?

Y O : Le niveau de la loi c'est 法位 hô.i. Nous avons vu que c'est le dharma. Et i c'est polysémique, ça peut désigner le grade, le niveau, le titre, c'est quelque chose par quoi on existe, c'est ce par quoi les choses existent en tant que telles.

► Un peu plus loin dans le texte il y a « niveau (de l'existence) », c'est la même chose ?

Y O : Oui c'est le même mot en japonais avec une petite nuance d'écriture. En effet les lectures  on et kun de ce caractère sont respectivement i et kurai. Là où j'ai traduit "niveau de la loi", c'est le caractère sino-japonais 法位 hô.i, et là où j'ai traduit "niveau (de l'existence)" c'est kurai en hiragana (くらku-ra-i), mais alors on n'a plus ce qui correspond au caractère  hô. Donc moi j'interprète le kurai écrit par Dôgen comme le rappel de hô.i alors qu'il dit seulement en lecture kun le mot [i/kurai], c'est pour cela que j'ai mis "niveau (de l'existence)" car on a le même mot pour désigner la loi et l'existence. On peut interpréter autrement à condition de justifier.

Ici et maintenant, avant et après…

On est donc dans le domaine de samsâra où il y a l'avant et l'après. Maître Dôgen introduit une coupure entre l'avant et après exactement comme on a vu avec jisetsu qui est le moment favorable au sens de « l'articulation du temps », et chaque jisetsu est à la croisée du temporel et de l'atemporel, de l'horizontale et de la verticale ; c'est également "ici et maintenant", la permanence de la vacuité, on dit aussi l'éternité. Françoise vous avez une question ?

F : Moi je ne comprends pas l'histoire de coupure, parce que pour moi il n'y a pas de coupure dans le sens que l'avant existe et pour que l'après existe il faut qu'il y ait de l'avant. Donc pour moi il y a quelque chose de continu.

P F : J'ai la même difficulté que toi. Mais on va voir.

Y O : J'explique :quand on prononce le mot de non-dualisme qui est toujours sous-jacent dans le discours de maître Dôgen, on ne nie jamais un côté au détriment de l'autre. Autrement dit, quand il dit « il y a une coupure entre l'avant et après » il ne nie pas pour autant l'existence de l'avant et de l'après. C'est très important d'ailleurs.

P F : Du coup le mot coupure me gêne parce que dans jisetsu je vois plutôt une réunion, un point de contact et de coordination où il y a l'alliance entre cette certitude d'avoir un avant et un après (ce qui correspond au samsâra) et puis, disons, l'absence de perception, l'intuition de…

Y O : Ce n'est pas l'intuition. Je dirais plutôt le vécu direct en tant que tel. C'est pour cela que vous faites le zazen (et l'oraison c'est la même chose). Il y a la linéarité du temps qui n'est jamais niée, elle existe, comme l'histoire.

► C'est le « ici et maintenant » ?

Y O : Tout à fait.

► Moi ce que je dis, c'est que le « ici et maintenant » ne nous interdit pas d'utiliser un agenda.

Y O : La perception du temps qui correspond à l'agenda c'est la ligne,et j'ai expliqué que la façon dont la pensée zen (pas seulement celle de maître Dôgen) perçoit le temps c'est en pointillé.

                                    ––––––––|––|––|––|––––––––>

Le futur est derrière ?

R : Il y a une réflexion qu'on m'a faite il y a très longtemps je ne l'ai jamais vérifiée auprès d'un Japonais, c'est qu'en Occident on considère qu'on va vers le futur c'est-à-dire que le futur est devant nous, alors que pour les Japonais c'est le contraire c'est-à-dire que le futur est dans le dos.

Y O : C'est possible.

R : On m'avait donné le raisonnement suivant : les Japonais considèrent que le futur est dans le dos tout simplement parce qu'on ne le voit pas, ce qui n'est pas faux.

► En hébreu c'est la même représentation : le passé est vu devant, tandis que l'avenir est attendu derrière, c'est ce qui vient après.

L'ici et maintenant.

► Quand on parle de l'ici et maintenant il peut y avoir le danger de dire : « on est juste là indépendamment de ce qui précède et de ce qui suit » alors qu'en fait tout ce qu'on a vécu avant et tout ce qu'on va vivre après est concentré dans ce qu'on est à ce moment. C'est la plénitude de tout et non pas un extrait de vie.

Y O : Tout à fait. Il faut bien comprendre que c'est ça l'ici et maintenant, sinon c'est comme la télévision ou les médias : à chaque instant ça passe, donc profitons maintenant. Ici et maintenant tel que vous essayez de le vivre en tant que pratiquant, c'est : dans chaque instant il y a la plénitude de votre vécu, et des choses à vivre aussi.

Le passé, le présent et le futur est ici, et là d'une manière pointillée (cf le dessin précédent) ; d'un instant à l'autre, ça avance.

P F : Donc jisetsu c'est la plénitude entre la conception individuelle d'un temps linéaire où j'ai un passé, un présent et un avenir d'une part, et d'autre part mon immersion dans la globalité.

►  Mais il y a une coupure, et pour moi la coupure c'est quelque chose qui s'arrête.

Y O : Non car c'est une coupure mais une coupure qui se répète à l'infini.

On le voit pour la bûche et la cendre mais il en est de même pour la naissance (la vie) et la mort. C'est-à-dire que tout le monde voit la mort dans la continuité de la vie, c'est ça la perception qui appartient au commun des mortels, dans ce cas-là, ici je suis vivante et là-bas il y a la mort et à ce moment-là je disparais. La description que maître Dôgen donne avec ce mot "coupure" c'est tout à fait autre chose : la vie est la vie, la mort est la mort, chaque mot (vie, mort…) a sa plénitude.

Vous voyez à quel point la conception du temps dans la pensée zen (surtout chez maître Dôgen) est différente de celle de la tradition occidentale. Par exemple la métaphysique aristotélicienne considère l'enfant comme un adulte en puissance ; mais pour la pensée zen ce n'est pas du tout ça. En effet Aristote voit que dans le futur l'enfant est un adulte. Mais dans le zen l'enfant est l'enfant en plénitude, il y a le passé, présent et le futur dans cet enfant-là. Autrement dit l'enfant n'est jamais au détriment de l'adulte (de ce qu'il va devenir). Chaque moment a sa plénitude, sa valeur absolue, totale. Il en va de même pour la vieillesse : la vieillesse n'est pas du tout conçue comme la dégradation de l'âge mûr, il y a des choses que seuls les vieillards arrivent à percevoir, arrivent à vivre. C'est-à-dire qu'il n'y a pas de comparaison à faire. Chaque instant est autonome, libre, plein.

Donc ça c'est déjà une piste. D'où le mot « il y a une coupure entre l'avant et après ». On ne compare pas, on n'est ni plus ni moins, chaque chose a son entité propre.

► Est-ce que sur le dessin la ligne horizontale est samsâra et la coupe en vertical c'est nirvâna ?

Y O : Tout à fait. À chaque instant on vit l'unité plénière de samsâra et de nirvâna. On ne nie jamais samsâra mais en même temps il y a le nirvâna. C'est ça la plénitude, c'est ça le non-dualisme.

► En effet si on était toujours dans la continuité cause / conséquence on ne pourrait jamais sortir de l'impermanence, on resterait bloqué.

Y O : Oui c'est-à-dire qu'il y a l'impermanence si on voit les choses en linéaire, mais il y a une coupure qui introduit autre chose : c'est le moment de l'altérité qui introduit la permanence.

Renaître ?

Est-ce que parmi vous il y a des personnes qui croient à la réincarnation ?

► La réincarnation, ça suppose qu'il y ait une chose qui revienne ; mais cette chose ne revient pas puisqu'il n'y a pas "une" chose. On disparaît à chaque instant, donc il n'y a pas quelque chose qui revient. Par contre il y a un flux d'instants pleins à chaque fois qui s'enchaînent, cependant ce n'est pas quelque chose qui s'étire.

Y O : Quand même, en tant que bouddhistes, vous parlez de la réincarnation. Celui (ou celle) qui va renaître (mais ça peut être en tant qu'animal) est-ce que c'est vous ou pas vous ?

R : Moi je considère qu'il n'y a pas de soi dans le bouddhisme, donc on ne peut pas parler de réincarnation. Quand je serai mort, je ne vais pas "me" réincarner ; mon "je", la perception de moi que j'ai, ça ne reviendra pas. Par contre je considère que peut-être le fait que j'ai lu ce texte avec beaucoup d'attention va se transmettre à d'autres personnes et qu'il va y avoir une espèce de continuité dans mes paroles, dans mes actes, et qu'il y a quelque chose qui va renaître de ça. Mais ce n'est pas moi.

Y O : Moi je suis d'accord avec tout le monde c'est-à-dire que celui qu'on suppose renaître ce n'est ni Raphaël, ni non-Raphaël. Et ceci concerne l'histoire de la bûche et de la cendre, c'est-à-dire que dans cette entité de bûche qui est en plénitude, dans laquelle il y a l'avant et après, la cendre elle-même n'est pas concernée. Et avant il y avait la bûche mais ce n'est pas l'affaire de la cendre même s'il y a l'antériorité (qui ne la concerne pas en un sens).

Il y a un texte intitulé Baika (Fleurs de prunier). C'est la fleur que maître Dôgen a aimé le plus avec son maître Nyojô, c'est une toute petite fleur blanche extrêmement discrète qui s'épanouit au sein de la neige sur un très vieil arbre de prunier. C'est la vieillesse mais cette fleur en plénitude est la plus belle des choses, et maître Dôgen dit avec maître Nyojô que ce n'est pas parce que le printemps advient que ce vieux prunier fleurit, mais c'est ce vieux prunier qui fait advenir le printemps. Il y a un renversement du discours entre le temps et la floraison. Ça c'est pour défendre la vieillesse : rien n'est inférieur dans la vieillesse par rapport à l'âge mûr. Et dans ce discours concernant la cendre et la bûche je crois qu'il y a tout cela.

Le terme « Naissance et mort » désigne le samsâra.

► Peux-tu expliquer les mots "non-naissance" et "non-disparition" qui sont dans le texte ?

Y O : Ils sont synonymes. Je ne veux pas vous gaver de caractères mais peut-être qu'on peut écrire 生死shôji "naissance et mort" qui désigne le samsâra. [Note : 生死 shôji (et non shôshi car le son shi devient sonore]

Le terme 生 shô a plusieurs sens c'est naître mais c'est aussi apparaître ou vivre. Ce qui est important c'est l'étymologie : 生 shô est un idéogramme composé : il y a la terre 土 et une autre partie de l'idéogramme représente initialement une jeune pousse. Donc la conception de l'apparition de la vie en Extrême-Orient, en tout cas dans le domaine sino-japonais, c'est une jeune pousse qui apparaît. C'est donc très lié à la nature.

Si vous ajoutez à 生 la clé 忄qui est la simplification du cœur 心 alors 性 shô désigne la nature au sens de l'essence. Ainsi 佛busshô désigne la "nature de l'Éveillé". Tout à l'heure on verra la "nature du vent".

shi (la mort) est un idéogramme composé : ce côté-là 匕 représente l'homme et là 夕 c'est un morceau d'os. Donc shôji c'est le samsâra. C'est le titre d'un texte du Shôbôgenzô.

Si vous avez compris jusque-là, théoriquement vous comprendrez tout. Je n'ai pas de choses nouvelles à vous apprendre, tout est relié.

 

Paragraphe 12.

« L’homme obtient l’Éveil comme la lune demeure au milieu de l’eau. La lune n’est pas mouillée, l’eau n’est pas brisée. Aussi large et vaste que soit sa clarté, elle demeure dans une nappe d’eau d’un pied ou d’un pouce10. La lune entière et le ciel entier demeurent aussi bien dans la rosée d’un brin d’herbe que dans une goutte d’eau. Que l’Éveil ne brise pas l’homme est comme si la lune ne perçait pas l’eau. Que l’homme n’entrave pas l’Éveil est comme si une goutte de rosée n’entravait pas la lune dans le ciel. La profondeur doit être à la mesure de la hauteur. Pour connaître la longueur et la brièveté d’un moment favorable, il faut examiner la grandeur et la petitesse d’une étendue d’eau, et discerner la largeur et l’étroitesse de la lune dans le ciel. »

Note 10. Le mot shaku 尺, que nous avons traduit par un « pied », et le sun 寸par un « pouce », sont des unités de mesure : un shaku équivaut à 30,3 cm et un sun à un dixième d’un shaku. Le mot composé shaku-sun peut être traduit tout simplement par l’épithète « petit(e) ».

Y O : Vous vous rappelez que dans le quatrain on a médité trois moments logiques et puis le moment de la poésie. Dans quel moment s'inscrit ce passage ?

Avant de répondre on peut remarquer qu'ici il y a la lune qui est le quatrième élément de 花鳥風月kachôfûgetsu (fleur, oiseau, vent, lune). Je me rappelle la question qui m'a été posée à propos de ce terme : est-ce que c'est un seul mot ou plusieurs mots ? J'ai réfléchi pour savoir comment expliquer, et j'ai trouvé ceci : quand j'ai commencé à apprendre la langue française au lycée, j'ai appris les sept conjonctions de coordination avec la formule « mais où est donc Ornicar (mais, ou, et, donc, or, ni, car). » C'est un peu ça pour kachôfûgetsu, il y a quatre mots.

P F : C'est un moyen mnémotechnique pour se rappeler de quoi parle la poésie japonaise.

Y O : Et dans notre paragraphe il y a 水 l'eau et 月 la lune. On a déjà vu la lune au paragraphe 7 : « Ce n'est pas comme le miroir qui loge une image, ce n'est pas comme la lune et l'eau. Où un côté s'éclaire, l'autre reste sombre. »

► Il y a une relation entre l'homme et l'éveil car l'homme recherche l'éveil, et c'est comme s'il y avait un miroir entre les deux, mais c'est comme si c'était deux choses indépendantes.

Y O : Tout à fait. Il y a l'homme et l'éveil, et de chaque côté il y a indépendance, autonomie. Qu'en pensez-vous Patrick ?

P : Ce que je comprends c'est que l'un et l'autre ne sont pas affectés. Est-ce que ça veut dire qu'il n'y a pas de transformation ?

Y O : Je pense qu'il y a quand même une transformation. Le mot que je cite souvent c'est « la lune n'est pas mouillée, l'eau n'est pas brisée » c'est-à-dire que l'homme éveillé est éveillé, il y a transformation mais ça n'altère pas pour autant la nature même de cet homme. Et dans la tradition chrétienne on peut parler de quelque chose de semblable à propos de l'union mystique. C'est-à-dire qu'il y a une énorme distance qui sépare le ciel et la terre, qui sépare l'eau et la lune, et pourtant l'écho, la résonance est immédiate, c'est extrêmement étonnant. Du moment qu'il y a la lune, l'eau reflète immédiatement cette présence de la lune et personne ne peut séparer ni saisir cette image de la lune qui est reflétée au milieu de l'eau car c'est inséparable, indissociable ; et pourtant ce n'est pas comme le premier moment logique, celui de l'identité immédiate car il y a deux entités absolument libres, autonomes. Et je dis que c'est comme le recto et le verso d'une feuille de papier, seulement ici c'est transparent.

P F : Je crois comprendre que l'expérience c'est d'être homme dans le samsâra (car du moment qu'on est homme on est dans une continuité samsarique) et en même temps c'est d'être dans la globalité de l'éveil. Et c'est ça le moment favorable (jisetsu) lorsque dans mon expérience se cumulent ces deux dimensions. À ce moment-là ma conscience d'être un homme peut être plus ou moins grande (là on est sur une échelle horizontale), mon éveil peut-être plus ou moins fort (là on est sur une échelle verticale), et à ce moment-là ça nous donne ce que tu appelles la longueur et la brièveté d'un moment favorable. Et ça, ça peut arriver à un grand maître qui a une forte présence comme à quelqu'un qui a une présence très fragile, même à un enfant. Quelle que soit la goutte d'eau le volume de l'éveil se manifeste comme la lune qui se reflète.

Y O : Tout à fait. Il y a une métaphore de l'enseignement chrétien qui rejoint cela, c'est que quand on a plusieurs verres de tailles différentes, si on remplit chacun avec de l'eau, chaque verre, quelle que soit sa taille, est rempli.

P F : C'est ça. Quelle que soit la taille de mon impression d'être un homme, donc quelle que soit la taille de mon ego, il est complètement investi et envahi par l'éveil s'il y a éveil.

Y O : Comme ça il y a de quoi être heureux puisqu'il n'y a pas de complexe à avoir. Même si on est tout petit, débutant, ou bien grand, maître, c'est pareil.

Donc ici c'est le moment de l'éveil. Et je vous rappelle que même si c'est un peu schématique, c'est le troisième moment logique du 2 en 1, et du 1 en 2. [cf le compte-rendu sur le quatrain du Genjôkôan]. C'est comme la lune et l'eau. Et ça s'oppose provisoirement à cette expression que je vous ai signalée dans le paragraphe 7 : « Où un côté s'éclaire, l'autre reste sombre » qui est le moment de l'égarement parce qu'on n'a pas fait l'unité.

 

Deuxième partie : Le moment de l'éveil.

Paragraphe 13.

 « Tant que la Loi [hô ] n’atteint pas encore sa plénitude dans le corps et le cœur, on la trouve déjà suffisante. Si la Loi imprègne le corps et le cœur, on trouve là quelque manque. Par exemple, lorsque, monté dans un bateau, on prend le large sur une mer sans montagnes autour et regarde les quatre orients, la mer paraît seulement ronde, et d’autres aspects n’apparaissent point. Cependant, cette vaste mer n’est ni ronde ni carrée, et on ne saurait jamais épuiser ses vertus13 retenues. Elle paraît comme un palais, comme un joyau. C’est seulement là où parvient mon œil qu’elle paraît ronde pour l’instant. »

Note 13. Le mot sino-japonais toku徳 que, faute de mieux, nous avons traduit par « la vertu », désigne étymologiquement « le cœur sans mélange », « la nature originelle sans souillure », etc. Le mot français « vertu », qui désigne étymologiquement « le courage, la force et toute espèce de qualité et de mérite masculin », ne saurait malheureusement pas mettre en valeur le sens originel du mot toku徳. Cf. Glossaire, « Vertu acquise » [kudoku功徳].

Y O : Dans votre mail, Marianne, vous avez souligné un point tout à fait juste.

M : J'avais dit que ça rappelait la troisième phrase du quatrain « Puisque dès l'origine la voie de l'Éveillé a outrepassé la plénitude et le manque… ». Plénitude et manque sont deux mots qu'on trouve ici.

Y O : Oui et d'autre part, dans ce troisième verset du quatrain il y a le non-dualisme à propos des couples : « l'éveil et l'égarement » ; « les êtres et les éveillés »… Qui peut faire un peu de commentaire sur la plénitude et le manque, et sur la première phrase du paragraphe, en particulier sur le caractère "suffisant" ? En effet c'est un peu paradoxal de dire : « Tant que la Loi n’atteint pas encore sa plénitude dans le corps et le cœur, on la trouve déjà suffisante. » Aurélien ?

A : J'ai une idée mais je ne sais pas si ça va dans ce sens-là. Le caractère suffisant c'est l'attitude naturaliste où tous les êtres ont la nature de bouddha donc il n'y a pas à pratiquer, on est dans l'éveil permanent, c'est facile. Mais en fait, on est que sur une des deux faces de la réalité. Et à partir du moment où on se rend compte qu'il y a besoin d'une pratique pour atteindre la profondeur, on fait la pratique mais cette pratique est infinie, et c'est pour ça que ce n'est jamais suffisant. Mais ça ne veut pas pour autant dire que c'est une frustration. C'est tout simplement qu'on n'a jamais fini, ce n'est pas une finitude douloureuse.

Y O : Je suis tout à fait d'accord même il y aussi une autre interprétation. Et je suis d'accord qu'il n'y a pas de douleur causée par le fait de découvrir l'infinité du cheminement.

► La fin du paragraphe porte sur la pluralité des points de vue. En fait on est limité par un point de vue, et cependant on est aussi en mouvement.

Y O : Oui simplement ce que maître Dôgen dit dans ce paragraphe c'est quand même que plus on avance, plus on découvre plusieurs aspects. C'est-à-dire que pour l'ignorant les choses peuvent paraître très simples. Et là-dessus, même si c'est un peu schématique j'aime beaucoup le mot de Einstein : « Plus on sait, moins on comprend » c'est-à-dire que plus on avance et plus la complexité augmente.

P F : C'est la même chose pour les chercheurs par exemple au lycée on peut apprendre quelque chose à propos d'un événement historique (par exemple à propos de Louis XIV) ; mais si on devient chercheur dans ce domaine on découvre que ça ne s'est pas passé comme ça, et plus on cherche plus on se rend compte qu'il y a des points d'interrogation.

Y O : Voilà. Sinon on peut très bien interpréter le manque comme l'a fait Aurélien avec le thème de l'altérité : le manque c'est le moment de l'altérité qui est capital dans la pensée de maître Dôgen. Et c'est la plénitude qui fait appel à l'altérité. Pour les personnes qui ne connaissent pas la plénitude (qu'il s'agisse de l'éveil ou qu'il s'agisse d'autre chose) il n'y a pas de manque, autrement dit il n'y a pas ce désir de l'autre. Plénitude et manque ça va de pair chez maître Dôgen, mais pas pour le commun des mortels : pour le commun des mortels si vous avez la plénitude, rien ne manque.

Comment pouvez-vous expliquer le non-dualisme de la plénitude et du manque ?

► En fait c'est parce que la plénitude n'est pas un état "fixe". Ça me fait penser à l'histoire du maître et du disciple : le maître remplit le verre du disciple et même le fait déborder, et cela pour expliquer au disciple qu'il ne peut rien recevoir parce qu'il est déjà plein. En quelque sorte le manque fait partie de la plénitude.

Y O : Pourquoi pas, c'est juste. Et ce qui a été dit par les autres aussi c'est très juste. D'autres interprétations là-dessus ? Jean-Pierre ?

J-P : J'ai des intuitions par moments et après je les perds…

Y O : Moi j'ai un bon exemple, j'espère que c'est parlant, mais ce n'est qu'une piste, je ne veux pas vous imposer mon interprétation. Du moment qu'il s'agit du thème de l'altérité, c'est toujours très parlant de penser à la relation amoureuse entre homme et femme, parce que homme et femme c'est l'incarnation même de l'altérité. Par exemple quand le corps de l'adolescent atteint sa maturité à la puberté c'est à ce moment-là qu'il commence à vraiment désirer l'autre. La plénitude du corps fait appel à l'autre, c'est ça le manque. C'est extrêmement paradoxal, mais la plénitude d'un être, non seulement physiquement, mais moralement et spirituellement, appelle l'autre. C'est pourquoi souvent en psychanalyse quand il y a quelque chose qui ne va pas dans la relation, on parle du « manque du manque ». On peut aussi penser que si Dieu a créé un homme si imparfait alors qu'il est tellement parfait, c'est qu'il est tellement plein qu'il avait besoin de son autre qui est l'homme.

P F : Ce que j'ai maintenant envie de dire, en regroupant ce paragraphe avec le suivant, c'est que dans le deuxième Dôgen explique ce qu'il veut dire dans le premier.

 

Paragraphe 14.

Maintenant on va lire le paragraphe 14 parce que le discours de Dôgen change, en effet à partir du paragraphe 15 on entre dans le quatrième moment qui est le moment de la poésie.

« Il en va de même pour les dix mille existants. Bien que ce monde de poussière ainsi que les domaines qui dépassent les normes de ce monde soient revêtus de nombreux aspects, on ne perçoit et n’appréhende que dans la mesure où parvient la puissance de l’œil avec nos études. Pour entendre le vent de la maison qui souffle depuis les dix mille existants, sachez-le, outre les aspects rond ou carré, il reste encore d’inépuisables vertus à la mer et à la montagne, et il existe des mondes aux quatre orients. Sachez-le, il en va de même non seulement pour ce qui nous entoure, mais aussi pour ce qui se trouve sous nos pieds et pour une goutte d’eau. »

► Dans ce paragraphe il y a une expression que je ne comprends pas bien alors que le reste du paragraphe, je vois très bien de quoi il s'agit puisqu'il est dans la suite du précédent, c'est « le vent de la maison ».

Y O : Merci beaucoup, justement je voulais dire un mot là-dessus. Je pense qu'en fait il n'y a que moi qui traduis de cette manière-là. J'aurais dû mettre une note à ce propos.

Le "vent de la maison" ça désigne la doctrine de chaque école (maison) comme Rinzai ou Sôtô (et il y en a d'autres), mais moi je préfère toujours la traduction littérale. En effet je l'ai beaucoup expliqué dans mes ouvrages, il y a un réseau métaphorique extrêmement serré dans le discours de maître Dôgen, surtout autour de  花鳥風月kachôfûgetsu donc les quatre éléments de la poésie. Or 風 c'est le vent et c'est la nature.

De manière générale quand vous voyez plusieurs caractères sino-japonais juxtaposés, le caractère le plus important est celui qui vient à la fin. Ici dans kafû (le vent de la maison) c'est 風 fû qui est important :

–  風 est un idéogramme qui représente un grand oiseau parce que traditionnellement les chinois pensaient que c'est un grand oiseau qui est le maître du vent. Donc c'est un grand oiseau qui représente le vent.

ka désigne "la maison", mais le plus souvent dans le bouddhisme il désigne "l'école". Chacun sans doute appartient à une école sans renier pour autant la totalité de la Voie, et donc kafû désigne la doctrine, l'enseignement bouddhique, mais c'est la doctrine de chaque école. Et vous trouvez ka dans des mots qui sont devenus presque des mots français comme jûdôka, aikidôka, là ce sont les pratiquants. Ka c'est la maison, l'école et aussi ce qui fait autorité. Vous pouvez, à la limite, le considérer comme synonyme de maître.

On trouve aussi le caractère 風 dans l'expression 風性 fûshô (la nature du vent) qui est à la fin du Genjôkôan et qui a un sens capital. Il y a un rapport entre kafû et fûshô. Mais dans fushô c'est shô qui est important, et 性 shô est un caractère que nous avons vu en première heure qui désigne la nature, l'essence.

 

Troisième partie : le moment de la poésie.

Il y a donc une coupure entre les paragraphes 14 et 15. Et à partir de maintenant je pense que c'est parlant pour vous parce que vous êtes presque tous pratiquants bouddhistes, je crois.

Paragraphe 15 et 16.

« Les poissons nagent dans l’eau et, aussi loin qu’ils aillent, l’eau n’a point de limites. Les oiseaux volent dans le ciel et, aussi loin qu’ils volent, le ciel n’a point de limites. Et pourtant, depuis le lointain passé, ni les poissons ni les oiseaux n’ont jamais quitté l’eau et le ciel. Seulement, quand la mise en œuvre est grande, l’usage est grand ; quand le besoin est petit, l’usage est petit. C’est ainsi que chacun parcourt son espace tout entier, le traverse de part en part librement. Cependant, si les oiseaux quittaient le ciel, ils mourraient aussitôt ; si les poissons sortaient de l’eau, ils mourraient aussitôt. Sachez-le, l’eau se fait vie (pour les poissons), et le ciel se fait vie (pour les oiseaux). Il y a les oiseaux qui se font vie, et il y a les poissons qui se font vie. La vie doit se faire oiseau, et la vie doit se faire poisson15. Et en outre, il faudrait encore progresser. Il en va de même de la pratique et l’Éveil ainsi que de la longévité des vivants.

Cependant, s’il y avait des poissons ou des oiseaux qui tentent d’aller dans l’eau et dans le ciel après en avoir parcouru toute l’étendue, ceux-ci ne devraient obtenir ni chemin ni lieu dans l’eau et le ciel. S’ils obtiennent ce lieu, cette pratique quotidienne va de pair avec eux, et voilà que le kôan se réalise comme présence ! S’ils obtiennent ce chemin, cette pratique quotidienne va de pair avec eux, et voilà que le kôan se réalise comme présence ! Puisque ce chemin-ci et ce lieu-ci ne sont ni grands ni petits, ni du moi ni de l’autre, et qu’ils n'existaient pas avant, ni qu’ils n’apparaissent maintenant, ils sont comme ils sont. »

Y O : Que pensez-vous de ce paragraphe, Jean-Pierre ?

J-P : Grosso modo il est dit à la fois qu'il y a une limite et qu'il n'y a pas de limite, il faut nager entre les deux comme les poissons… et moi je nage un peu !

Y O : Oui, il faut continuer à nager, c'est important !

P F : Il y a une conjonction que je ne comprends pas : « Et pourtant… » de la troisième phrase.

Y O : Oui, parce que la description c'est : « Les poissons nagent dans l'eau est aussi loin qu'ils aillent… » donc, qu'il s'agisse des poissons ou qu'il s'agisse des oiseaux, ils veulent saisir l'extrémité de l'eau ou du ciel, c'est-à-dire saisir quelque chose, mais c'est infini, on n'arrive jamais au bout, "et pourtant…" C'est de ça qu'il s'agit.

► À d'autres endroits du Shôbôgenzô on a « et pourtant » ce qui invite à voir une opposition, mais souvent je ne la trouve pas.

P F : C'est toi qui as rajouté le « Et pourtant » ?

Y O : "Et pourtant" est dans le texte (しかあれど shi ka a re do), je n'ai pas le droit de changer.

► Personnellement j'avais compris autre chose avec ce « et pourtant » en le reliant à « ne pas aller chercher ailleurs cet infini », c'est-à-dire que c'est déjà à l'intérieur de nous cet infini, on n'a pas besoin de quitter le milieu puisqu'on y est déjà.

Y O : C'est les deux en même temps. En effet vous soulignez l'importance de « ici et maintenant » où nous vivons et où vous pratiquez, mais « ici et maintenant » est là puisque comme les oiseaux comme les poissons vous êtes en mouvement. Donc « ne pas chercher ailleurs » ne veut pas dire « rester fixe », dans un endroit fixe non plus. C'est-à-dire que même si matériellement on est toujours dans la même maison, on est en mouvement aussi, ce n'est pas forcément matériel.

► Je ne vois pas dans la première phrase que les poissons nagent dans l'eau « pour arriver au bout », il est dit qu'ils nagent dans l'eau et qu'ils n'en voient jamais le bout, mais ils n'ont pas "l'objectif" d'en voir le bout comme tu le dis.

Y O : Disons que tout ça c'est une métaphore et qu'il faut bien comprendre. Je vais vous donner quelques pistes sinon ça devient un peu du brouillard.

À partir du paragraphe 15 jusqu'à la fin, ce qui est sous-jacent c'est le thème du mouvement et ce mouvement est d'abord mis en relief par les deux créatures que sont les poissons et les oiseaux. De plus les oiseaux c'est le deuxième élément du champ lexical de la poésie extrême orientale, or très souvent dans le discours de Dôgen et dans d'autres écrits du zen les oiseaux (parfois aussi les poissons) représentent, symbolisent les pratiquants. Vous, en tant que pratiquants bouddhistes, vous êtes ces oiseaux-là (ou ces poissons-là) et vous êtes dans le mouvement, et ce mouvement des poissons ou des oiseaux n'est autre que la métaphore de la pratique. Lorsque vous pratiquez, quand même, vous voulez obtenir l'éveil, le nirvâna, quelque chose… et c'est sans limite mais vous n'abandonnez pas : « et pourtant je continue la pratique parce que je suis un oiseau (un poisson) ». C'est ça qui est à l'arrière-plan du discours. Et c'est le quatrième moment qu'on a vu, c'est le moment de la poésie. Le mot poésie vient d'un verbe grec qui signifie faire.

► Oui mais c'est un laisser-faire. Un poète laisse faire beaucoup de choses même s'il travaille beaucoup. C'est un faire qui n'est pas un fabriquer.

Y O : Tout à fait, c'est ça la pratique, et à partir du paragraphe 15 c'est ça qui est en filigrane.

P F : Maintenant je comprends que le pratiquant pratique, et ça ne s'arrêtera jamais… et pourtant il ne veut pas se laisser impressionner par cette immensité de la pratique qui dépasse ses capacités.

Y O : Oui et c'est ce qui est très beau du point de vue littéraire, puisqu'il s'agit des poissons il s'agit de l'eau, puisqu'il s'agit des oiseaux il s'agit du ciel. Je vous donne les lectures on et kun de ces deux idéogrammes : 水 [sui/mizu] et 空 [kû/sora]. Or désigne selon le contexte ou bien le ciel ou bien la vacuité (que vous aimez énormément sans doute) ou bien l'espace, il y a au moins trois significations. On a déjà parlé de SHIKI SOKU-ZE , SOKU-ZE SHIKI. [cf compte-rendu sur le quatrain du Genjôkôan].

Et ici puisqu'il s'agit des pratiquants avec la métaphore des oiseaux et des poissons, au sens concret c'est le ciel, mais au sens du discours doctrinal, c'est la vacuité.

P F : Les poissons dans l'eau est-ce que ça renvoie à l'eau des paragraphes précédents (la goutte d'eau dans laquelle la lune se reflète…) qui était plutôt du côté du samsâra ?

Y O : Pourquoi est-ce que tu dis ça ? La goutte d'eau dans laquelle la lune se reflète, je n'ai jamais dit que c'était du côté du samsâra. L'eau est du côté du samsâra mais aussi du côté du nirvâna parce qu'elle reçoit la lune en ne faisant qu'un avec elle (dans la métaphore précédente). Et toi aussi en tant que Patrick Ferrieux tu es du côté du samsâra mais aussi du côté de la vacuité, du nirvâna. Du moment que tu vis jisetsu en plénitude, tu as les deux. C'est en tout cas ce que maître Dôgen souhaite pour chaque être.

P F : Maintenant je comprends pourquoi les poissons nagent dans l'eau et n'en sortent pas.

Y O : Disons qu'il y a l'ici et maintenant de la pratique, et la vacuité qui est désignée métaphoriquement par le ciel… J'attends un peu pour que vous commentiez.

Vacuité et interdépendance.

P F : « L'eau se fait vie, le ciel se fait vie » qu'est-ce que ça veut dire ?

Y O : Ce qui est important ce n'est pas le détail, il y a des jeux de mots avec quatre caractères.

Note 15 (extrait). Notons le jeu de combinaison des cinq caractères : sui 水« l’eau », myô 命« la vie », 空« le ciel », chô 鳥« les oiseaux » et gyo 魚« les poissons », jeu duquel se dégagent six propositions. À travers ce mouvement des caractères qui se déplacent et se combinent librement comme des particules, l’auteur met en relief l’interdépendance dynamique de ce qui vit et de ce qui fait vivre, de l’existant (les poissons et les oiseaux) et de son milieu de vie (l’eau et le ciel).

i c'est le verbe faire. Cet histogramme peut aussi s'écrire en caractère simplifié 为.

Le caractère veut dire "par" ou "avec".

    以  水  為      命        し り   ぬ べ   し。     以 空  為   命       し り  ぬ  べ   し。

   I    SUI   I     MYÔ    SHI RI YU BE SHI      I   KÛ    I   MYÔ  SHI RI YU BE SHI

avec eau  faire    vie                                   avec ciel faire  vie

   以    鳥      為   命   あ り、                以    魚     為    命     あり。

    I    CHÔ    I    MYÔ A RI                   I     GYO    I     MYÔ  A RI 

avec oiseaux faire vie  il  y a              avec poissons faire  vie   il y a

以  命    為     鳥      な  る  べ   し。    以  命    為  魚     な  る  べ   し。

I    MYÔ   I    CHÔ   NA RU BE SHI      I  MYÔ   I   GYO  NA RU BE SHI

avec vie  faire oiseaux                      avec  vie   faire poissons

 Y O : Qu'est-ce que maître Dôgen signale avec ce jeu de mots ?

►  L'interdépendance.

Y O : Tout à fait. Alors voilà mon interprétation : la vacuité telle qu'elle est conçue chez maître Dôgen n'est autre que l'interdépendance en perpétuel mouvement, mais en même temps ce n'est jamais saisissable ni définissable. Donc tout est lié : il y a le ciel, il y a l'interdépendance, il y a l'oiseau qui vole à l'image même du pratiquant, ici et maintenant.

 

Paragraphe 17.

« Il en va de même pour l’homme qui pratique et atteste la Voie de l’Éveillé : aussitôt qu’il obtient un existant, il pénètre un existant ; aussitôt qu’il rencontre une pratique, il met en œuvre une pratique. Puisqu’il y a un lieu pour cela et que le chemin atteint et pénètre ce lieu, les limites de nos connaissances restent inconnaissables du fait même que nos connaissances naissent ensemble et vont ensemble16 avec la Voie de l’Éveillé qui pénètre aux tréfonds de nous-mêmes. Ne considérez pas que ce que vous avez obtenu devienne toujours le savoir et la vision qui vous appartiennent et que ce soit connu par la pensée et l’entendement. Quoique l’Éveil attesté se réalise immédiatement comme présence [genjô], ce qui demeure en secret17 ne se réalise pas toujours comme vision. Pourquoi la réalisation comme vision18 serait-elle toujours nécessaire [kahitsu] ? »

 Note 16. Les deux verbes dôshô 同生: « naître (vivre) ensemble », et dôsan同参 : « aller (participer) ensemble » soulignent la parfaite contemporanéité de la connaissance acquise et de l’accomplissement de la Voie de l’Éveillé. Autrement dit, la connaissance ne consiste nullement à obtenir ce qui existait déjà, mais elle est de l’ordre de la naissance, naissance concomitante de la réalisation comme présence [genjô 現成] de la Voie de l’Éveillé [buppô 仏法], ici et maintenant. Rappelons ce que Dôgen écrit dans le texte « Seul un éveillé avec un éveillé » [Yuibutsu yobutsu唯仏与仏] : « Si l’Éveil advenait en puisant sa force dans les idées que vous vous en faisiez avant son avènement, cet Éveil-là ne devrait pas être un Éveil prometteur. Comme il ne puise pas sa force dans ce qui existait avant lui et qu’il advient en le surpassant de très haut, l’Éveil est seulement soutenu par la force de l’Éveil » (Traduction intégrale du Shôbôgenzô, tome 1, p. 200).

Note 17. Le mot mitsu.u 密有: « ce qui demeure en secret » nous renvoie au texte intitulé la « Parole secrète » [Mitsugo密語]. Citons-en seulement quelques lignes : « Ce qui est appelé le “secret”, dit Dôgen, désigne l’intimité secrète telle qu’elle découle du principe de la Voie. Cette intimité secrète est sans lacune et recouvre les éveillés et les patriarches. (…) Que la parole secrète recouvre un homme dans le secret, même l’Œil de l’Éveillé ne saurait l’apercevoir. (…) » (Traduction intégrale du Shôbôgenzô, tome 2, p. 165-166).

Y O : Ce texte me rappelle la remarque faite la dernière fois par François concernant le kenshô.

► Ici ce n'est pas kenshô, c'est kenjô.

Y O : Oui, kenshô c'est le mot de Rinzai [見性, littéralement « voir la nature »].

Quand on a expliqué le titre Genjôkôan on a vu le terme 現成 genjô que j'ai traduit par « la réalisation comme présence ». Et ici maître Dôgen utilisé un autre mot 見成 kenjô qui est supérieur d'un degré à genjô, je l'ai traduit par « la réalisation comme vision ».

Note 18. Le terme kenjô 見成 : « la réalisation comme vision » désigne le stade supérieur au terme genjô 現成 : « la réalisation comme présence ». Il s’agit de la vision de la vision ou de la vision de l’Éveil, laquelle implique l’acte d’exprimer et d’exposer effectivement ce qui est intérieurement acquis.

Comment la deuxième réalisation est-elle supérieure et pourquoi maître Dôgen dit-il que « ce n'est pas toujours nécessaire » ? Je vous signale que vous êtes dans ce niveau de kenjô. Et par ailleurs je pense que dans ce paragraphe il y a la réponse de maître Dôgen à la question qu'on a posée au paragraphe 10 : « Où est la permanence ? »

R : Moi ce que ça m'évoque, c'est que très souvent après la pratique je peux dire qu'il s'est passé quelque chose, mais je ne sais pas ce qui s'est passé. Donc il y a une réalisation comme présence (il s'est passé quelque chose) mais il n'y a pas de vision. Donc il y a genjô et pas kenjô.

Y O : C'est très juste.

P F : « Aussitôt qu'il obtient un existant », c'est quoi le mot qui correspond à "obtient" ?

Y O : "Il obtient" c'est 得 toku, on a ce caractère dans 無所得 mushotoku (sans but ni profit).

 Maître Dôgen dit « Il obtient un existant » c'est-à-dire qu'ici on est toujours dans le quatrième moment, celui de la poésie, et maître Dôgen parle d'un pratiquant qui est déjà dans l'univers de l'éveil, donc quand il dit « il obtient un existant » il s'agit d'un "existant" comme objectif de la pratique.

Je pense très concrètement par exemple à un bol à aumône, vous mangez avec ça et vous commencez à l'utiliser. Vous vous en servez, et là vous pénétrez dedans comme pratiquant. C'est donc très banal et ça peut être n'importe quoi : il s'agit de l'unité de la plénitude de la pratique avec le quotidien.

► Le mot "lieu" qui est dans ce paragraphe désigne quoi ?

Y O : Le lieu c'est "ici et maintenant".

Pas d'autres commentaires ? Donc je vous donne ma propre interprétation de la différence entre genjô et kenjô. Vous vous rappelez dans la lecture du quatrain j'ai parlé du mouvement logique qui est très difficile à comprendre, mais j'avais dit que ne pas comprendre ce mouvement logique n'empêche pas de vivre, comme je peux très bien marcher sans connaître l'anatomie.

Et l'exemple de Raphaël est très parlant : pendant le zazen il obtient quelque chose, c'est déjà genjô mais il n'arrive pas à exprimer comme maître Dôgen par un discours très profond, philosophique, poétique, donc c'est seulement genjô. Et kenjô (la réalisation comme vision) c'est justement quand on arrive à extérioriser pour communiquer à l'autre comme vision. Je vais vous donner des exemples.

Vous êtes tous Français sauf moi, vous savez parler français, donc à propos de la langue française vous êtes genjô déjà, mais vous n'êtes pas pour autant capables d'enseigner le français aux autres. Pour enseigner il faut kenjô autrement-dit le savoir du savoir, il faut objectiver votre savoir. D'où la nécessité de former un professeur pour qu'il puisse enseigner la langue française en Chine par exemple. Kenjô c'est ça. Pourtant est-ce que tout le monde doit être professeur ? Là maître Dôgen dit « Non ». Et ici c'est la même chose.

Extérioriser peut être fait dans le domaine littéraire mais ça peut être aussi dans le domaine artistique : le peintre exprime la vision par la peinture, mais tout le monde n'est pas peintre. Le poète (maître Dôgen lui-même est poète) exprime la vision de l'éveil avec la poésie, mais tout le monde n'est pas poète.

De même nous lisons ensemble, nous analysons ensemble le Genjôkôan. Ce n'est pas nécessaire, mais vous le faites. Donc déjà, à mon sens, vous faites le kenjô. Ce n'est pas nécessaire, on peut très bien pratiquer au dojo le zazen, et alors genjô c'est possible. Mais vous, vous essayez d'entrer dans la sphère de kenjô en lisant ensemble avec moi ce qu'écrit maître Dôgen, le Shôbôgenzô.

► Est-ce que le kenjô c'est l'explication de ce qu'il y avait après le quatrain initial à propos de ces gaillards « qui s'éveillent de l'éveil » ?

Y O : Tout à fait. Il y a toujours un mouvement réflexif, c'est comme le savoir du savoir, autrement dit c'est la vision de la vision. Il y a déjà la vision dans le genjô mais il faut justement rendre visible cette vision intérieure, et c'est ça le kenjô. C'est un travail de philosophes comme vous, c'est un travail d'artiste ou de poète.

R : C'est avoir une représentation en tableau ? [Allusion au texte du Shôbôgenzô intitulé Gabyô (une galette en tableau)].

Y O : C'est ça.

 

Paragraphes 18-19.

Donc maintenant il y a le kôan. C'est une astuce de la part de maître Dôgen de citer un kôan d'un autre maître tout à la fin de son texte intitulé Genjôkôan. Il s'agit du kôan savoureux de maître Hôtetsu. Et le dernier paragraphe n'est que l'explication de ce kôan.

« Le maître du zen Hôtetsu du mont Mayoku se servait d’un éventail lorsqu’un moine vint lui demander : « La nature du vent demeure constante et il n’est aucun lieu qu’elle ne remplisse ; pourquoi donc, Maître, vous servez-vous d’un éventail ? »

Le maître dit : « Tu sais seulement que la nature du vent demeure constante1, mais tu ne sais pas encore le principe de la Voie selon lequel il n’est aucun lieu qu’elle ne remplisse. »

Le moine dit : « Quel est donc ce principe de la Voie selon lequel il n’est aucun lieu que la nature du vent ne remplisse ? »

Alors le maître continua seulement à s’éventer. Le moine se prosterna. »

Voilà le signe attesté de la Voie de l’Eveillé et le chemin vital de la transmission juste de celle-ci ! Dire qu’il ne faut pas se servir d’éventail puisque la nature du vent demeure constante et qu’il faut aussi écouter le vent lorsqu’on ne s’évente pas, c’est ne connaître ni la constance ni la nature du vent. Puisque la nature du vent demeure constante, "le vent qui souffle depuis la maison" [kafû 家風] des éveillés21 fait se réaliser la grande terre d’or comme présence, et il fait fermenter le lait et la crème [daigo 醍醐]22 des longs fleuves (Cho Ga |長河 - voie lactée)23. »

Note 21. En raison du système métaphorique extrêmement serré, nous avons littéralement traduit le mot kafû 家風par « le vent de la maison » ; celui-ci désigne au sens figuré l’enseignement bouddhique, la doctrine de l’école, etc. Le « vent » est l’ami des fleurs et, chez Dôgen, les fleurs désignent métaphoriquement le langage, les sûtras et les écritures – dont le kôan- en tant qu’objet de la trituration [nen拈] par la main de l’Éveillé-Shâkyamuni. Cf. « La fleur d’Udumbara » [Udonge優曇華] –in le Shôbôgenzô, tome 1, p.183-196.

Note 23.Textes choisis des lampes de l’école, livre 25, chapitre « Tanshû Fukuryû » (Tanzhou Fulong) : « Un moine demanda : “Que diriez-vous lorsqu’on fait du beurre et de la crème en remuant les longs fleuves et qu’on fait de l’or en transformant la grande terre ?” Le maître dit : “À qui les bras longs, les manches sont courtes.” »

Y O : Une petite remarque d'abord : "constance" dans l'avant-dernière phrase c'est 常 un caractère que nous avons vu ensemble, et je vais peut-être changer la traduction en mettant "permanence", c'est mieux sans doute.

Par ailleurs j'ai déjà expliqué l'expression « la nature du vent » quand on a étudié  « la maison du vent ». On trouve aussi l'expression « le vent qui souffle depuis la maison des éveillés ». Il y a une correspondance très étroite avec la métaphore et c'est pour ça que je traduis littéralement. [voir la note 21].

► La dernière phrase « fermente le lait et la crème des longs fleuves » est très obscure.

Y O : C'est une citation implicite, je l'ai mis en note. Simplement il faut connaître un peu la doctrine bouddhique. Le bouddhisme vient de l'Inde et là-bas la vache est un animal sacré. Et pour les Indiens la crème c'est la meilleure des choses. Donc ici maître Dôgen rappelle ce mot qui désigne quelque chose d'essentiel, d'infiniment précieux à la nature.

 Note 22. Évocation du dogme des cinq saveurs [gomi五味] d’après le Sûtra de l’Extinction (T. 12, n° 374). À travers le long développement historique, l’enseignement de l’Éveillé se mûrit et s’approfondit à l’image du processus de la fabrication des produits laitiers : le lait, le lait caillé, le fromage, le beurre et la crème [daigo醍醐]. Dans l’école japonaise Tendai, ce dogme des cinq saveurs se superpose à celui des cinq périodes et des huit doctrines [goji 五時hakkyô八教]. « Daigo 醍醐, explique J.-N. Robert, la crème de beurre clarifié (ghrta, anglo-indien ghee), qui représente dans la mentalité indienne l’aliment le plus raffiné qui puisse se trouver dans le monde. C’est l’ultime stade dans le processus de traitement du lait, la cinquième et suprême saveur de l’échelle des cinq saveurs [gomi五味], chère au Tendai, le goût de la réalité ultime, de la parfaite intégration révélée par la prédication du Sûtra du Lotus (…) » (Les doctrines de l’école japonaise Tendai  : Gishin et Hokkeshûgishû, Éditions Maisonneuve & Larose, Paris, 1990, p. 199).

Or – je vous le dis tout de suite parce qu'il n'y a pas beaucoup de temps – ce qui est critiqué dans le kôan de Hôtetsu c'est le naturalisme.

La dernière fois je vous ai parlé de la différence entre le naturalisme (qui correspond au premier moment logique du quatrain) et de la Nature (avec un grand N) qui est au sommet de la démarche des pratiquants. Et vous voyez qu'il y a le naturalisme dans le paragraphe 18, et que la Nature est dans le paragraphe 19 avec la crème et aussi l'expression « terre d'or ». Ce n'est que la valorisation finale de la Nature qui est tout autre que le naturalisme.

On a parlé du naturalisme tout à l'heure : si c'est aussi beau que ça il n'y a rien à faire, on reste nu, on se promène dans la forêt. Mais non, il faut pratiquer et le résultat de la pratique c'est la Nature dans sa vérité.

P F : Donc le mot naturalisme ici est pris au sens de « laisser tomber la pratique et se contenter d'être au monde ».

Y O : Oui. Et je vous ai expliqué aussi qu'à l'époque médiévale, ni en Chine ni au Japon il n'y a le mot nature en tant que concept. Ce n'est que vers1868 (je crois) que la nature existe comme concept. Pour les Chinois et les Japonais, la nature c'est toujours 山水 sansui (montagnes et eau).

P F : Ça y est, j'ai fait le lien avec « quand il rencontre une pratique, il met en œuvre une pratique ». Il n'y aurait pas besoin de s'éventer si on pouvait rester toute sa vie sans bouger. Du moment qu'on rentre dans le mouvement de la vie, on rencontre en permanence des existants et on met en œuvre en permanence des pratiques.

Y O : Tout à fait, c'est capital. Et vous voyez – ça c'est mon interprétation mais je pense que je ne me trompe pas – on a discuté de l'impermanence et de la permanence, or la permanence telle qu'elle est conçue dans la pensée de Dôgen n'est autre que le mouvement, si paradoxal que cela plus paraître, mais il ne s'agit pas de n'importe quel mouvement. J'ai oublié de vous signaler l'importance du mot tomoni (ensemble) dans le paragraphe 17 : « aller ensemble » [cf note 16]. C'est la totalité dynamique qui va ensemble. Et lorsqu'on se met avec tous les existants dans ce mouvement d'aller ensemble, c'est ça la permanence. Apparemment moi je disparais tôt ou tard si je ne vois que "moi" seul comme un existant isolé. Mais du moment que je marche et que je vis ensemble avec toute l'humanité, là il y a la permanence. C'est un peu ce qui a été dit à propos de la renaissance tout à l'heure.

 

Troisième partie : tour de table de fin de premier cycle

 P F : On vient de finir un cycle de quatre séances au DZP sur les mois d'octobre et novembre, et on recommencera en février pour quatre séances sur d'autres textes. Les passionnés dont je fais partie vont se retrouver avec d'autres dans les locaux de l'IEB en décembre et janvier quatre fois le lundi soir. Comme c'est la première année que ces ateliers existent et que c'était le premier cycle, j'aimerais bien avoir votre avis sur la façon dont ça s'est passé, vos suggestions d'amélioration pour les prochains ateliers.

Y O : Et aussi des conclusions sur le Genjôkôan, pourquoi pas. Chacun est libre.

J : L'ensemble du cycle a été très intéressant, et je regrette de ne pouvoir aller à l'IEB car je ne suis pas libre le lundi soir. Est-ce qu'il me sera quand même possible de venir ici en février ? Ce que je veux ajouter c'est que je n'ai pas étudié assez. Entrer dans Dôgen pour moi c'est quelque chose de très beau. L'atelier m'a beaucoup aidé à approcher quelque chose qui me semble très beau et très important. Mais maintenant je me sens vraiment dans l'ignorance. Mais ce n'est pas grave !

Y O : Vous savez, reconnaître l'ignorance c'est ça le savoir, n'est-ce pas !

P F : À propos des ateliers, on peut très bien ne pas aller à l'IEB mais venir ici en février. D'abord parce qu'il y aura des comptes-rendus sur le blog, donc tu pourras lire les débats et voir les kanji, mais aussi il y aura un effort à faire pour Yoko et moi de façon à ce qu'on puisse dans trois mois parler à des gens qui ne seront pas venus à l'IEB sans qu'ils soient largués.

Y O : Soyez libres de venir ou de ne pas venir, de préparer ou non avant de venir. Soyez libres, point final !

J-P : J'ai trouvé que tout ce qu'on a fait était très beau et très intéressant, même si je sais que je suis loin d'avoir tout compris, mais il y a des intuitions qui arrivent. Et je sais qu'après la dernière séance où je suis venu, pendant deux ou trois jours il y a eu des échos.

Y O : C'est ça. Et ça peut être même dans un an, ou dans dix ans : il y a quelque chose qui revient.

J-P : Je voulais savoir si pour un Japonais qui prend le texte en japonais, c'est beaucoup plus simple que pour nous.

Y O : Oh non, c'est aussi difficile. Et je vous signale que vous êtes à égalité avec les Japonais (même avec les bouddhistes) – là je suis la mauvaise langue – les Japonais ne comprennent rien à cela en général.

R : Je peux confirmer que la Japonaise qui est venue la dernière fois (elle s'excuse d'ailleurs de ne pas pouvoir venir aujourd'hui, elle a une raison) elle a découvert des choses sur sa propre langue.

J-P : Mais de connaître des caractères, ça doit aider.

Y O : Non car d'une part ce sont des mots spécifiquement doctrinaux et bouddhistes, et d'autre part c'est à la fois négatif et positif car vous êtes quand même aidé par le texte traduit. En effet le texte traduit est plus facile que le texte original, celui-ci est inaccessible aux Japonais, sauf pour certains Japonais qui ont beaucoup étudié et qui s'intéressent vraiment avec leur cœur et leur corps. Donc par rapport aux Japonais il n'y a pas de complexe à avoir. Je suis étonnée parfois de voir des Japonais mêmes cultivés qui n'y comprennent rien du tout.

► Même des roshi (des maîtres).

Y O : C'est vrai.

► De la même manière il y a des textes philosophiques en français qui pour nous sont complètement incompréhensibles en première lecture.

P F : Quelqu'un veut dire autre chose à propos des ateliers ?

F : Au départ je croyais que je savais des choses et je me rends compte que je ne sais rien. J'essaye de suivre.

Y O : Voilà, c'est Socrate !

P : Moi je pratique depuis très peu de temps et j'ai fait des découvertes qui m'ont mis en appétit. Je reste parmi vous le lundi.

C M : Personnellement je pratique depuis très longtemps et c'est la première fois qu'on m'aide à lire vraiment un texte du zen, et je suis ravie. Pendant plusieurs années un maître japonais m'a fait travailler des kôan mais il ne m'a pas aidé à comprendre réellement le texte. Donc j'attendais depuis longtemps que quelqu'un me propose un travail de lecture de textes zen. Je trouve que la façon dont on a fonctionné ici est vraiment très bonne et que c'est un véritable atelier car le groupe lui-même a été très actif. En même temps, quand je suis sortie des séances, j'avais l'impression de ne pas avoir compris une partie de ce qui avait été dit, c'est une des raisons pour lesquelles j'ai fait des comptes-rendus. Je pense que ça rend service à d'autres, mais ça me rend service à moi aussi.

P F : Ton travail est d'une fidélité et d'une clarté étonnante. Merci.

Y O : Je veux dire aussi que moi, comme je suis tellement dedans, que je vis avec maître Dôgen puisque ça fait plus de 20 ans que je le travaille, je ne comprends pas que les autres ne comprennent pas, ça c'est mon défaut, c'est tellement clair pour moi ! Donc il faut toujours me poser des questions.

C M : Ce qui est très bien d'ailleurs c'est que tu tiens compte de ce qu'on demande. Tu as répondu à toutes les questions que je t'ai posées, et même au-delà de ce que j'attendais !

R : Pour moi l'étude du texte est complètement liée à la pratique parce que autour de la pratique je trouve qu'il y a peu de discussions, il y a même pas de langage qui soit mis en place. Au moins ici, pour la première fois, j'ai pu parler un peu de ce qui se passait, et en référence à un texte qui fonde le zen. Ma seule critique c'est qu'on avait le texte japonais entre trop petits caractères, mais Christiane vient de me dire qu'elle avait mis le texte japonais du Genjôkôan sur le blog en gros caractères.

M : Moi je n'ai pas grand-chose à dire. Je trouve que ce qu'on fait en atelier est très intéressant et ça m'aide à essayer de mettre en mots les choses, car j'ai énormément de mal à m'exprimer. Donc d'entendre les autres qui s'expriment, ça m'aide à continuer ma propre expression.

P F : Donc à passer de genjô à kenjô.

Y O : Ce serait bien de penser à écrire quelque chose pour le blog et de l'envoyer à Patrick.

A : Moi j'ai trouvé ça très intéressant, j'aime beaucoup qu'on lise de façon très scrupuleuse le texte en prenant phrase par phrase ce qui évite de faire des généralités vagues sur les différents concepts ou sur le zen (c'est ce qu'on entend tout le temps).

J-P : Je voulais aussi dire que ça m'a beaucoup intéressé cette idée que l'avenir est dans mon dos…

P F : On a commencé, ça va continuer et l'avenir est là.

Merci à Yoko et aussi merci à Patrick.

 

 

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