Six traductions du quatrain du Genjôkôan
Six traductions du quatrain du Genjôkôan
Nous avons lu et relu ensemble le premier quatrain du Genjôkoan dans les ateliers. Je publie ce message pour continuer la lecture commune de ce quatrain. La première chose pour moi avait été de lire le quatrain, le problème étant que lorsqu'on ne connaît pas le japonais, le texte nous arrive en traduction. J'ai donc recopié les traductions dont je disposais en mettant une partie des notes qui me semblent indispensables. Vous avez d'abord deux tableaux (deux fois trois traductions) où j'ai séparé les 4 versets pour pouvoir mieux comparer (à l'origine ils ne sont pas séparés dans toutes les traductions); et ensuite chaque traduction est mise avec les notes.
Vous trouvez le compte rendu de la lecture commune du quatrain dans la catégorie "comptes-rendus d'ateliers".en 02/d. N'hésitez pas à ajouter en commentaire vos réflexions.
Christiane Marmèche
Voici d'abord la traduction de Yoko Orimo (Le Shôbôgenzô, La Vraie Loi, Trésor de l'œil ; Traduction intégrale Tome 3 Ed. Sully 2007 avec les notes (pour les renvois à d'autres notes du Genjôkôan vous pouvez aller dans la catégorie "traductions" du blog où le chapitre Genjôkôan est donné en entier). De plus vous trouvez d'autres indications dans les comptes-rendus 02/b et 02/d, par exemple la traduction de dharma par "existants" et par "loi" est dans le compte-rendu 02/b http://www.shobogenzo.eu/archives/2012/11/02/25485991.html ) :
« Au moment favorable1 où la multitude des existants est la Loi de l’Éveillé, il y a, alors, l’Éveil et l’égarement, il y a la pratique, il y a les naissances et les morts, il y a la multitude des éveillés et les êtres2.
Au moment favorable où les dix mille existants ne sont plus à moi3, il n’y a ni l’Éveil ni l’égarement, il n’y a ni la multitude des éveillés ni les êtres, il n’y a ni l’apparaître ni le disparaître.4
Puisque, dès l’origine, la Voie de l’Éveillé a outrepassé la plénitude et le manque, il y a l’apparaître et le disparaître, il y a l’Éveil et l’égarement, il y a les êtres et les éveillés.
Et bien que ce soit ainsi, les fleurs ne s’effeuillent que dans l’amour et le regret, et les herbes folles ne croissent que dans la haine et le rejet. »5
Note 1 : Le terme jisetsu 時節 que nous avons traduit par le "moment favorable" est composé de deux caractères : ji時 qui désigne le « temps, le moment », et setsu節 l’« articulation, la jointure, le nœud (des plantes), le rythme », etc. Le Temps dynamique tel que le conçoit Dôgen doit s’articuler [setsu 節] à chaque instant dans l’unité contradictoire de la continuité du temps linéaire [ji 時] et de la discontinuité radicale qui doit se creuser au sein même de ce temps qui "paraît" s’écouler. Voir note n° 8 sur le terme zengo-saidan 前後際断 : « il y a une coupure entre l’avant et l’après ».
Note 2 : Le terme shujô 衆生 « les êtres » est composé de : shu/shû衆, qui désigne « la foule, la masse, la multitude », et jô生, polysémique, qui signifie « naître, la naissance ; vivre, la vie ; apparaître, l’apparition », etc. Le terme shujô 衆生 évoque ainsi la naissance des êtres à travers la rencontre de la multitude des entités, et selon les relations circonstancielles d’un moment. Rappelons que ce terme sino-japonais shujô est dit l’« ancienne traduction » par Kumârajîva. Dans la « nouvelle traduction » par Genjô (Xuan Tsang), le même terme sanscrit sattva est traduit par ujô 有情 : « les êtres pourvus des sentiments et des émotions / les êtres vivants ». Cf. Glossaire du tome 3..
Note 3 : D’autres traductions sont possibles telles que : « aucun des dix mille existants n’est plus du moi », « aucun des dix mille existants n’est plus le moi », etc. La particule japonais niに, que comporte la proposition originale : ware (skt. âtman) ni-arazaruわれにあらざる, peut introduire les compléments circonstanciels de lieu, de temps, de cause, d’appartenance, de moyen, de but, etc., et elle peut aussi être interprétée en tant que forme conjuguée du verbe auxiliaire d’affirmation nari なり: « être », ici suivi par l’adverbe de négation arazuあらず. [N B Suite à la séance du 17 novembre 2012 Yoko Orimo a changé sa traduction : "n'est plus moi" au lieu de "n'est plus en moi", ce changement est intégré ici].
Note 4 : Comme l’auteur le développe à la suite de ce quatrain initial, l’opposition même entre l’Éveil et l’égarement est la cause de l’égarement. Dans la vraie Loi de l’Éveillé (skt. buddha-dharma), l’Éveil et l’égarement, le samsâra et le Nirvâna, les naissances et les morts ne font qu’un. Cf. « Naissances et morts » [Shôji生死].
Note 5 : Dans ce magnifique quatrain initial, l’auteur expose la quintessence de la Voie de l’Éveillé. Les trois premiers versets décrivent le mouvement logique ternaire. (1) Le moment de l’affirmation où la multitude des éveillés et les êtres sont posées comme telles dans la surface du monde phénoménal. (2) Le moment de la négation où se dévoile l’unité originelle de toutes les choses et de tous les existants, grâce à la descente aux tréfonds de chaque existant, au cœur même de la Loi. (3) Le moment de la négation de la négation, moment du retour à la surface où se retrouve la multitude des phénomènes telle quelle, toujours la même, et pourtant tout autre. Le quatrième et le dernier verset est le moment de la poésie. Celui-ci se situe au-delà de tout mouvement logique. Avec le thème des fleurs et des herbes, Dôgen y exploite le cliché de la poésie extrême-orientale, ce qui fait parfaitement écho à la fin du texte où surgit, comme apologie de la pratique, le thème du vent, ami des fleurs. Sur la transposition de la doctrine bouddhique dans le registre lyrique de la poésie extrême-orientale, voir Traduction intégrale du Shôbôgenzô, tome 1, Éditions Sully, Vannes, 2005, Postface, p. 212-217.
Voici la traduction de Bernard Faure (La vision immédiate : Nature, éveil et tradition selon le Shôbôgenzô, Éditions Le Mail, 1987, p. 113) avec les deux notes légèrement modifiées :
« Lorsque tous les dharmas sont la Loi bouddhique, il y a illusion et éveil, pratique, naissance, mort, Buddhas et êtres sensibles.1
Lorsque les dix mille dharmas sont dénués de moi, il n’y a ni illusion ni éveil, ni Buddhas ni êtres sensibles, ni naissance ni extinction.
Comme la Voie bouddhique transcende fondamentalement la profusion et le manque, il y a naissance et extinction, illusion et éveil, êtres sensibles et Buddhas.2
Et pourtant les fleurs tombent en dépit de nos regrets, les herbes croissent à notre déplaisir.»
Note 1 : La Loi bouddhique au sens conventionnel n'existe que dans le monde de l'illusion, elle constitue un expédient salvifique, un remède spécifique. La vraie Loi bouddhique est définie dans le vers suivant.
Note 2 : La Voie bouddhique (par opposition à la Loi) transcende les deux aspects (conventionnel et ultime, graduel et subit, "expédient salvifique" et éveil) de la vérité. On a là un approfondissement dialectique par négation de la négation, procédé rhétorique assez courant dans le bouddhisme Mahâyâna.
Voici une traduction suisse (Projet Epure : Sōtō Zen Association - [SUISSE]. ESBN 64339-070719-560524-35) :
« Dès l’instant où tout est envisagé1 comme étant le Dharma du Bouddha, il y a éveil, illusion, pratique, vie, mort et êtres sensibles. Quand tout est considéré comme n’ayant aucune substance [Soi]2, il ne peut y avoir illusion, éveil, bouddha, êtres sensibles, naissance et mort [samsarā]. Fondamentalement, la Voie de Bouddha se transcende d’elle-même, et n’a que faire des notions telles que richesse ou pauvreté. Néanmoins, la naissance, la mort, l’illusion, les êtres sensibles et l’éveil subsistent. Mais, penser ainsi n’évite pas le sentiment de regret de voir les fleurs tomber et l’exaspération de voir les herbes pousser. »
Note 1 : Il fait référence à la nature de chacun, à l'existence.
Note 2 : ware| われ (jap.); 我 (chn.). Dans le bouddhisme chinois le kanji | 我 qui se prononce ware en japonais est utilisé aussi pour traduire l’ātman (skt.) : la substance, ou l'essence de quelque chose, la chose en soi distinct de sa fonction. Nous avons préféré garder la traduction de Kosen Nishiyama roshi “ comme n’ayant aucune substance“.
Voici la traduction de Ryôji Nakamura et René de Ceccatty (Shôbôgenzô. La réserve visuelle des événements dans leur justesse, éd de la différence 1980 p. 11) avec un extrait des notes légèrement modifiées :
« C'est au moment-même où tous les événements1 sont réalisés conformément à Bouddha, qu'il y a la préoccupation et l'éveil2, l'exercice et la pratique, la vie et la mort, les bouddhas3 et le commun. C'est au moment-même où les milliers d'événements ne sont pas en4 moi, qu'il n'y a ni illusion ni satori, ni bouddhas, ni commun, ni apparition ni disparition.
Bien qu'originellement le bouddhisme dépasse l'opposition plénitude-manque, il y a apparition-disparition, préoccupation-éveil, bouddhas et commun. Mais les fleurs se fanent à la tristesse de tous, l'herbe pousse pour le désagrément de tous. »
Note 1 : Événement : hô, traduction du sanskrit dharma, qui se traduit par facilité par loi. C'est d'après Hajimé Nakamura ce qui rend possible l'unité de faits et d'expériences sans le moi (atman), c'est-à-dire que le soi consistant et substantiel est exclu. […]. Les traducteurs chinois le définissent ainsi : "ce qui tient la nature en soi et ce qui, en tant que règle produit la compréhension de la chose". Ainsi H. Nakamura distingue deux niveau dans dharma : 1. Comme modèle, norme, qui font que l'être d'un étant se constitue selon son mode singulier ; 2. Comme règle, ordre qui traversent l'être en totalité où se rassemblent les dharma du premier type dans une coopération.
Note 2 : Éveil (go). Dôgen utilise rarement le mot japonais correspondant satori à cause de ses connotations populaires (mais on le trouve à la deuxième phrase) […]. Il s'agit de l'expérience corporelle et non intellectuelle du dharma dans sa justesse. Il s'agit d'appréhender et de réaliser le dharma. Cette expérience est, en général, dans Shôbôgenzô, représentée par deux kanji : go (détachement des illusions, des préoccupations, et shô (preuve) (on trouve ce terme dans la suite du Genjôkân). Dôgen préfère cette dernière utilisation dont l'accent est mis sur le satori comme preuve des exercices.
Note 3 : Bouddhas : illuminés. Dans le bouddhisme zen, et particulièrement chez Dôgen, le mot bouddha ne renvoie pas au fondateur du bouddhisme, Çakyamuni. C'est parfois le simple synonyme de maître.
Note 4 : "En moi". Le mot "en" n'a aucune connotation d'intériorité. Les particules japonaises ont un usage moins rigide que les prépositions françaises. L'ordonnance syntaxique est indiquée de manière souvent flottante chez Dôgen.
Voici la traduction de Jacques Brosse (Polir la lune et labourer les nuages, Ed Albin Michel 1998) :
« Lorsque tous les dharmas1 sont conformes au Dharma du Bouddha, il y a illusion et Eveil, pratique, naissance et mort, Bouddha et êtres sensibles.
Lorsque les dix mille dharmas ne possèdent pas de soi2, n'existent ni illusion ni Eveil, ni Bouddhas ni êtres vivants, ni naissance ni extinction.
Comme, fondamentalement, la Voie du Bouddha transcende l'abondance et le manque (hôken3), il y a naissance et mort, illusion et Eveil, êtres sensibles et Bouddhas.
Même si nous le déplorons, les fleurs tombent et les mauvaises herbes poussent4. »
Note 1 : Dharma, la nature propre de chacun, son existence. Conventionnellement afin de distinguer les dharmas individuels du Dharma universel, l'Ordre cosmique, on écrit dharma dans le premier sens avec une initiale minuscule. Le Dharma du Bouddha est son enseignement.
Note 2 : Muga, le "non-soi", l'interdépendance des êtres sensibles et de toutes les choses, considérée du point de vue de la non-dualité donc du vide (shûnyatâ).
Note 3 : La discrimination et le déni de la discrimination. Pour Dôgen, au-delà de cette alternative se situe la "non-discrimination".
Note 4 : Si nous nous attachons à atteindre l'Eveil en rejetant l'illusion, nous tombons dans le dualisme qui est lui-même illusion.
Voici enfin la traduction de Pierre Nakimovitch dans Dôgen et les paradoxes de la bouddhéité (Ed Droz 1999), la référence étant "Dôgen, Shôbôgenzô, Nihonshisôtaikei iwanamishoten, Tôkyô 1980 tome 1 p.35 (Ce sont des citations qui appuient le commentaire d'un autre texte) :
« Au moment où les dharma sont dharma bouddhiques, il y a l'égarement et l'éveil, il y a la pratique, il y a le naître, il y a le mourir, il y a les Buddha, il y a les existants. Au moment où les dix mille dharma ensemble sont dénués de moi, il n'y a égarement ni éveil, il n'y a Buddha ni existants, il n'y a naître ni mourir. Puisque la voie bouddhique, dès l'origine, surpasse abondance et privation, il y a naissance-destruction, il y a égarement-éveil, il y a existant-Buddha. » (p. 25). « Les fleurs s'effeuillent à notre grand regret, les ronces croissent pour notre déplaisir. » (p. 293)
« Au moment où les dharma sont dharma du Buddha, il y a égarement et erreur (peut-être une faute de frappe, ce serait "éveil"), il y a la pratique, il y a la vie, il y a la mort, il y a les Buddha, il y a les existants. Au moment où les dix mille dharma ne sont pas un moi, il n'y a égarement ni éveil, il n'y a ni Buddha, ni existants, il n'y a ni vie ni mort.» (p. 170).
Et il y a aussi la traduction interlinéaire presque complète (voir message 02/c de la catégorie "ateliers" http://shobogenzo.canalblog.com/archives/2012/11/02/25486346.html). qui m'a permis de voir qu'aucune traduction française ne peut rendre la pensée de Dôgen, celle-ci est pleine de mouvements, de déplacements.
Par exemple dans les traductions françaises certains termes semblent être les mêmes à différents versets, mais en fait ce n'est pas vrai en japonais : au 2è verset le mot éveil (satori) est en hiragana alors qu'au verset 1 il est en caractère sino-japonais. Par ailleurs la pensée évolue : au v. 1 naissance et mort sont deux termes distingués, au v. 3 apparition et disparition sont deux mots mis ensemble (et apparition du v.3 est le même mot japonais que naissance du v.1 alors que le mot disparition n'est pas le mot mort). Etc.