C R : Paragr. 5 à 10 du Genjôkôan. 17/11/2012
Atelier d’étude du Shôbôgenzô au Dojo Zen de Paris. 17 novembre 2012
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Cette transcription concerne la deuxième partie de la séance du 17 novembre avec quelques changements puisque le passage de l'oral à l'écrit nécessite quelques modifications. Le texte cité est celui de Yoko Orimo paru dans Le Shôbôgenzô, La Vraie Loi, Trésor de l'œil ; Traduction intégrale ; Tome 3 (Ed. Sully 2007), il se trouve sur le blog dans la catégorie Traductions. Les numéros des paragraphes correspondent à cette version du Genjôkoan, les quatre premiers étant le quatrain.
Christiane Marmèche.
Paragraphe 5.
« L’égarement, c’est de pratiquer et attester6 les dix mille existants à partir de soi ; l’Éveil, c’est de se laisser pratiquer et attester par les dix mille existants. La multitude des éveillés fait le grand Éveil avec l’égarement ; les êtres font le grand égarement à l’endroit de l’Éveil. Il y a encore des gaillards qui s’éveillent de l’Éveil, et il y en a qui s’égarent dans l’égarement. »
Note 6 : Le verbe « attester » [shô証] a pour étymologie le sanscrit sâkshât (preuve, témoignage probatoire, témoin oculaire). En tant que substantif, nous avons traduit le même caractère shô 証par l’« Éveil attesté ». Il s’agit d’un Éveil visible, objectif et plus affirmé que les termes kaku覚 et go悟 : « l’Eveil ». L’« Eveil attesté » [shô証] est étroitement lié au terme genjô 現成 : « la réalisation comme présence » impliquant à la fois la manifestation –visible- et la dimension intérieure de soi. Dans le présent texte, le caractère shô 証revient au total 9 fois, et go悟, 4 fois.
Y O : Je vous laisse réfléchir quelques secondes. C'est un atelier et j'ai un peu trop parlé pendant la première heure, maintenant c'est à vous de réfléchir et de proposer des interprétations.
Raphaël : Moi il y a un mot qui m'étonne beaucoup c'est « gaillards ».
Y O : Oui c'est le mot 漢 qui se prononce kan en japonais et han en chinois, il n'y a qu'une prononciation on, pas de prononciation kun. Ça désigne un homme de l'époque, c'est le gaillard, le type. On peut très bien traduire plus gentiment.
R : Voici maintenant mon interprétation. Pour moi ce qui en ressort c'est ceci : pour les gens qui voudraient faire, de la compréhension de ce qui a été dit avant, un dogme, c'est raté. Pour moi c'est un avertissement à la pensée dogmatique à qui on dit que ça ne marche pas. D'où cette première phrase « pratiquer et attester les dix mille existants à partir de soi » donc dans une démarche égotique, ce n'est pas bon.
Y O : Oui, d'ailleurs c'est le premier moment, celui de l'identité immédiate. C'est : moi et dharma ne font qu'un, donc moi je vais chercher le dharma dans cet univers de phénomène (samsâra). Ça c'est l'égarement.
R : Ensuite « l'éveil c'est de se laisser pratiquer et attester par les dix mille existants » moi je l'entends de la façon suivante : je dirais que c'est se mettre à l'écoute de ce qui se passe.
Y O : Tout à fait.
R : Alors « La multitude des éveillés fait le grand éveil avec l'égarement » ça, je l'interprète avec l'expression que j'utilise parfois : « l'erreur est juste ». C'est-à-dire que par exemple il se passe quelque chose, on se dit qu'on s'est trompé, et puis on regarde de près et finalement ce n'est pas une erreur parce que ça mène à quelque chose de positif, et je dis alors « Ah oui, l'erreur est juste ». Il faut considérer que rien n'est parfait et que l'éveil, il faudra le faire avec ça.
Y O : Absolument. On n'a pas beaucoup de temps mais ça vaut la peine de parler de l'erreur et de la vérité (ou du faux et du vrai). Ce caractère-là 正 c'est "vrai" et dans la langue sino-japonaise l'inverse de vrai ce n'est pas "faux" parce que, comme vous venez de le dire, le faux peut très bien faire l'unité avec le vrai pour le véritable vrai. Et donc l'inverse du vrai c'est 邪 ja qui signifie "tordu" : étymologiquement c'est ce qui n'entre pas quand on fait le meuble et qu'on veut faire un assemblage car quand c'est tordu, ça n'entre pas. Donc ja c'est quelque chose ou quelqu'un qui n'entre pas dans le mouvement et c'est opposé au vrai. Le vrai c'est 正 shô (le shô de shôbô-genzô : la "vraie" loi).
Donc dans la langue sino-japonaise le vrai ne s'oppose pas toujours au faux, ça dépend du contexte, mais ça c'est une parenthèse.
► « La multitude des éveillés fait le grand éveil avec l'égarement » j'avais plutôt compris à partir de l'égarement ce qui n'est pas tout à fait pareil que ce qui vient d'être dit où il s'agissait d'incorporer l'égarement, donc d'inclure l'égarement, alors que moi c'est partir de la compréhension de l'égarement.
Y O : Ah oui, vous faites la différence, mais dans la conception de Dôgen l'égarement et l'éveil ne font qu'un, donc c'est plutôt le premier sens qui a été donné c'est-à-dire que même si vous êtes éveillé, l'égarement n'est pas pour autant écarté, au contraire. En fait l'important c'est d'embrasser à l'intérieur de soi-même ce qui était l'égarement mais il est toujours là.
Donc moi je lirais ce paragraphe comme un franc exposé de non-dualisme. Il n'y a pas d'opposition entre l'égarement et l'éveil, et de même il n'y a pas d'opposition entre la pratique et l'éveil.
P F : Est-ce qu'il y a une différence entre "grand éveil" et "éveil" dans le texte original ?
Y O : Je pense que c'est seulement pour insister un peu sur l'éveil, ou bien alors on peut interpréter aussi « le grand éveil » comme ce qui est au-delà de l'opposition entre l'éveil et l'égarement.
Paragraphe 6.
« Lorsque la multitude des éveillés [shobutsu 諸仏] est réellement la multitude des éveillés, aucun d’eux n’a à percevoir ni à savoir qu’il est de la multitude des éveillés. Et pourtant, il atteste l’Éveillé et avance en attestant l’Éveillé. »
P F : Il y a une majuscule à Éveillé à la deuxième phrase mais pas dans la première phrase, quelle en est la raison ?
Y O : C'est moi qui fais cette différence. Je vous ai expliqué la dernière fois que la division en paragraphes ainsi que la ponctuation, la distinction entre singulier et pluriel et la distinction entre majuscule et minuscule, tout ça n'existe pas dans le texte original, ça vient de moi et il en est de même pour les autres traducteurs. Dans le texte original ce que j'ai traduit par éveillés ou Éveillé c'est le même caractère butsu 仏 ou 佛 (on l'a déjà vu dans l'étude des kanji, voir le premier message de la catégorie kanji, groupe 4 ) seulement quand il s'agit de la multitude des éveillés je mets une minuscule, et quand il n'y a pas de multitude je peux désigner l'Éveillé avec majuscule car il n'y en a qu'un seul. C'est aussi le non-dualisme ici : l'un et le multiple ne font qu'un en réalité, et cependant c'est intéressant de distinguer l'Éveillé et la multitude des éveillés.
►1 : Est-ce que dans la pensée de Dôgen il y a une différence entre quelqu'un qui a connu l'éveil et le bouddha ?
Y O : Je ne crois pas.
►1 : Dans tout un tas d'écoles bouddhistes ils font une différence entre des gens qui s'appellent des arhat et puis le bouddha.
Y O : Ça c'est dans le petit Véhicule. Pour Dôgen c'est le même. Donc c'est toujours le non dualisme : à la fois « un est deux » et « deux est un ».
D'autres réactions sur ce texte ?
► Je préfère écouter pour l'instant.
► Moi ce que j'aperçois c'est que lorsqu'on est de la multitude des éveillés, on n'en a pas conscience, on n'a pas le sentiment de sortir du lot, on fait partie de la multitude sans en avoir conscience, sans se placer au-dessus avec une notion de hiérarchie entre les éveillés.
Y O : Et même vis-à-vis de tout le reste des êtres. Un vrai éveillé ne fait pas la distinction : moi je suis éveillé et les autres non.
►1 : Je crois que là il y a aussi une différence à ce sujet entre les écoles Sôtô et Rinzai car le mot genjô de genjôkôan est assez proche de kenshô [Le kenshō (見性), littéralement « voir la nature » en japonais, désigne une certaine expérience d'éveil] Or dans le Rinzai au Japon certains sont certifiés par le maître comme ayant expérimenté l'éveil (le maître leur donne un papier, c'est très officiel), et cela sépare les gens qui ont l'attestation de kenshô de ceux qui ne l'ont pas, alors que dans le Sôtô il n'y a pas ça. Avec la phrase de Dôgen est-ce qu'on peut encore savoir qu'il y a eu éveil, c'est la question que je me pose. Un maître peut-il ou non certifier que quelqu'un est éveillé à partir du moment où on ne sait ni ne perçoit l'éveil quand on est éveillé ?
Y O : De toute façon je pense que ce n'est que l'autre qui peut dire « Toi tu es éveillé » ce n'est pas moi-même qui dis « je suis éveillé ».
P F : J'entends, dans ce qui est dit, une recherche opérationnelle sur : puisque c'est comme Dôgen le dit, quelles sont les conséquences dans la relation maître-disciple ?
Y O : Justement, ce qui est très important dans ce très court paragraphe c'est « et pourtant ». S'il n'y avait pas ce « et pourtant » on retomberait dans le naturalisme : s'il n'y a pas de distinction entre les éveillés et les êtres, entre l'égarement et l'éveil, on n'en est même pas conscient donc il n'y a rien à faire ; "et pourtant" il faut la pratique, il faut attester. « Et pourtant il atteste l'Éveillé et avance en attestant l'Éveillé », autrement dit si on ne se met pas soi-même dans le mouvement de l'éveil lui-même, on ne peut pas être éveillé. C'est paradoxal : c'est parce qu'on est dans le mouvement de l'éveil qu'on est éveillé, même si on n'est pas conscient d'être éveillé.
P F : Dôgen dit qu'on n'est pas conscient d'être éveillé et pourtant on rayonne l'éveil et on légitime le Bouddha historique dont on descend.
Y O : Et même, maître Dôgen dit « et pourtant », et je dirais presque « c'est pourquoi » : « c'est pourquoiil atteste l’Éveillé et avance en attestant l’Éveillé ». En effet c'est parce qu'on pratique l'éveil dans l'éveil qu'on n'est pas conscient de l'éveil sinon on deviendrait conscient et on dirait peut-être : « Moi je suis différent des autres et je suis éveillé ».
P F : Et dans ce cas-là il n'atteste plus rien du tout !
Y O : C'est ça.
P F : Le « et pourtant » peut s'entendre : « c'est dans ces conditions là… ».
Y O : Tout à fait. Donc ce « et pourtant » est très important.
► L'éveillé, même s'il est conscient de son éveil, n'a pas un ego qui intervient pour lui faire dire : « Je suis plus fort que les autres ». Je pense qu'un éveillé peut être conscient de son éveil mais sans tomber dans le travers que tu évoquais tout à l'heure.
P F : Tu as dit « il est conscient de son éveil » si tu enlèves le "son" je suis d'accord car c'est justement ce mot-là que Dôgen retire en disant qu'il ne sait pas qu'il fait partie d'un groupe. Il n'y a pas un périmètre dedans les gens qui sont éveillés et moi qui vais dire : « Tiens, je suis dans le périmètre » ! Ce n'est pas "mon" éveil.
Y O : D'autant plus que, comme Raphaël l'a souligné au paragraphe précédent, l'éveil ne supprime pas pour autant l'égarement. L'Éveillé a, à l'intérieur de soi, toujours cet égarement mais embrassé dans l'éveil.
Paragraphe 7.
« En relevant le corps et le cœur, on perçoit les formes-couleurs, et écoute les sons. Quoiqu’on les appréhende intimement, ce n’est pas comme le miroir qui loge une image, ce n’est pas comme la lune et l’eau. Où un côté s’éclaire, l’autre reste sombre [ippô wo shôsuru toki ha 一方を証するときは ippô ha kurashi 一方はくらし] »
Y O : Ceci est très beau. J'espère que pour vous il y a quelque chose qui résonne par rapport à ce qu'on a réfléchi, médité tout à l'heure en première heure.
► « Un côté s'éclaire, l'autre reste sombre » c'est-à-dire que les deux restent deux tout en étant un.
Y O : Oui mais « sombre » c'est quoi ? J'ai posé la question dans le guide de travail : quel univers est représenté par « Où un côté s'éclaire, l'autre reste sombre » ? Avant cette phrase maître Dôgen parle de miroir, et en première heure on a parlé de ça avec le mot du sixième patriarche. Et puis il y a l'eau et la lune. C'est très contemplatif.
► Quand j'entends cette phrase, j'ai l'impression que c'est en contradiction avec ce qui est dit après sur la goutte d'eau qui reflète la lune. J'ai l'impression qu'il dit que dans le véritable éveil nous ne sommes pas nous (il parle des êtres comme des miroirs) qui reflétons le monde.
Y O : Il n'est pas dit que les êtres soient comme des miroirs. Pourquoi dites-vous cela ?
► J'avais l'impression que quand il parlait du miroir il parlait de notre esprit, que le miroir était une métaphore de l'esprit dans lequel l'ensemble des existants et des phénomènes pouvaient se refléter. Et Dôgen dit qu'en fait ce n'est pas comme cela. Ensuite dans le texte, il parle de l'éveil où c'est comme la goutte d'eau qui reflète intégralement la lune. J'avais l'impression du coup que c'était contradictoire, c'est pour ça que j'ai bloqué.
Y O : Et vous, quelle est votre interprétation ?
► Moi, je reviens à la méditation, au zazen. Il y a des images qui viennent, mais le relâchement de laisser passer les choses c'est justement ne pas avoir une image de moi-même. Ce n'est pas comme la réflexion dans l'eau de quelque chose de figé, c'est fluide.
P F : « En relevant le corps… » : qu'est-ce que ça veut dire ?
Y O : En investissant.
► Pour moi la première phrase correspond à la méditation : « en relevant le corps et le cœur » c'est quand on s'assoit, quelques minutes après on ....
► On ne pourrait pas mettre : « en redressant… » ?
Y O : Oui, mais « relever » c'est plus large. Je ne suis pas en désaccord, on peut dire "redresser" etc. mais dans ce cas-là on limite le sens seulement au niveau physique. Relever ça peut être même moral.
► Ça concerne la vie de tous les jours ?
Y O : C'est ça : avec toute sa force on investit le corps et le cœur, l'esprit, pour la recherche de phénomènes. C'est en ce sens-là.
► Le problème du mot "relever" c'est qu'en français ça veut dire qu'on est tombé. C'est pour ça que "relever" me gênait : en français on voit ça après une chute, alors que « élever, ériger le corps et le cœur » il n'y a pas cette idée de l'après-chute mais seulement une idée d'élan.
Y O : Peut-être oui, seulement on dit : « c'est une sauce relevée » ou « c'est un style relevé ».
P F : Ça renvoie donc à l'intensité de la présence, à l'investissement du corps, du cœur, de l'esprit ici et maintenant.
Y O : Tout à fait.
P F : Et alors si on fait ça, on perçoit les formes-couleurs, on écoute les sons, on les appréhende intimement parce qu'on est intimement présent, et ce n'est pas comme le miroir qui loge une image.
► Pour moi, là il dit simplement qu'en méditation on n'est pas dans la dualité, on appréhende tout intimement, à la fois son esprit, son corps, ce qu'on perçoit. Et ce n'est pas à comprendre comme quand on est dans la dualité, si on se regarde dans un miroir, il y a le soi qui perçoit et l'image qui est perçue. En effet il dit « ce n'est pas comme ça » et dans la suite du texte il parle du reflet de la lune dans l'eau, ce n'est pas de ça dont il s'agit, car c'est quelque chose qui est appréhendé intimement. Pour moi c'est dire : attention il n'y a pas de dualisme entre le corps et le cœur.
Y O : C'est très intéressant parce que c'est exactement l'inverse de mon interprétation. Mais ça peut être légitime, chacun entend le texte de façon dense, profonde : le texte est complexe, chacun a le droit d'interpréter à condition qu'il arrive à justifier.
► Si on relie ce paragraphe à ce qui précède : « Où un côté s'éclaire, l'autre reste sombre » ça veut dire que tout n'est jamais éveillé, il y a toujours du sombre qui existe. C'est une question que je me suis posée. Pour moi c'est là que ça coince.
► Moi j'avais compris qu'au moment où on privilégie de percevoir certaines choses, à ce moment-là on a cessé d'être comme un miroir, et qu'à partir du moment où on écoute on privilégie quelque chose, on rentre dans la dualité d'une certaine manière.
P F : Pour moi je comprends que quand on est trop d'emphase sur le corps, le cœur, à ce moment-là on est trop dans les formes et les sons, et on tombe dans une attitude dualiste.
► Je voulais dire que c'est juste une description d'une manière d'être à un moment donné. Si à un moment on est vraiment en train d'écouter le son ou de regarder des formes et des couleurs, on est en train de catégoriser, d'étiqueter et à ce moment-là on n'est plus transparent.
Y O : « On n'est plus transparent » : je suis d'accord avec ça.
► Je pensais aussi à cette idée du petit soi et de grand Soi. « Un côté s'éclaire et l'autre reste sombre » ça veut dire que l'univers est un reflet de moi-même et que moi-même je suis un reflet de l'univers.
Y O : Maintenant je vais vous dire mon opinion, mais ce n'est que mon opinion, je ne veux pas imposer mon interprétation. Pour moi c'est assez clair qu'avec ces lignes-là maître Dôgen décrit à la fois l'univers de l'égarement et l'univers de l'éveil. Et dans la dernière phrase « Où un côté s'éclaire… » pour moi c'est l'univers de l'égarement c'est-à-dire qu'il y a l'unité, mais « l'autre reste sombre ». Comme métaphore j'utilise toujours l'image d'une feuille de papier dans mes notes pour expliquer ces choses : il y a le recto et le verso, l'endroit et l'envers, mais c'est opaque. [Yoko Orimo tient la feuille de papier parallèle au sol]. Du moment que je suis au recto dans la surface au-dessus, donc dans les phénomènes inévitablement, le verso est là mais puisque c'est opaque je reste dans la sphère des phénomènes tout en ne faisant qu'un avec le côté de la vacuité invisible, atemporel, qui lui « reste sombre ». Et même si je vis mille ans, l'autre restera sombre tout en ne faisant qu'un et ça c'est l'égarement.
C'est pour cela que j'ai utilisé le mot "miroir" : par le dépouillement de soi-même, du corps et du cœur, ça devient transparent comme le miroir. C'est comme la parole du sixième patriarche : « Moi aussi je suis tel quel, toi aussi tu es tel quel. » Et c'est comme l'eau et la lune quand la lune se reflète au milieu de l'eau : l'eau accueille n'importe où, quelle que soit sa taille, la lune telle qu'elle. Et ça c'est l'éveil.
Mais là c'est mon interprétation.
► Dans ta traduction, quand tu mets : « on les appréhende intimement » il y a une négation « ce n'est pas comme le miroir » donc il s'agit de l'égarement. Et dans la première phrase de quoi s'agit-il ? Est-ce que « en relevant le corps et le cœur » il s'agit aussi de l'égarement ?
Y O : Tout à fait, c'est ce qui a été dit tout à l'heure : « On n'est plus transparent ».
P F : Donc « en relevant » ça voudrait dire : en mettant l'accent sur le corps et sur le cœur on cherche à capter les formes-couleurs, on écoute des sons, et même si on le fait avec intimité et à partir de ce corps et de ce cœur sur lequel on a mis l'accent, hélas, ce n'est pas comme l'attitude éveillée dans laquelle on est comme un miroir.
Y O : C'est ça. Et justement ce que tu viens de dire c'est le premier moment, celui de l'identité immédiate : je veux capturer les phénomènes en "relevant" tout mon corps et tout mon esprit.
P F : On a beau faire tout ce qu'on veut, on éclaire peut-être très bien un côté des choses mais il y a une partie de la réalité qui nous échappe.
Y O : Oui, et si on est dans le rapport de toi et moi, tu m'échappes si je veux te posséder.
P F : Je peux être très sincère mais ça reste insuffisant.
Y O : Oui, si on est dans le dualisme non réconcilié.
► D'ailleurs l'autre moment c'est ce qu'on entend quand on dit « cœur et esprit abandonné ».
Y O : Bien sûr. L'important c'est laisser-faire, c'est se laisser envahir par le dharma lui-même, vous n'êtes pas d'accord ?
► Si, mais je réfléchis au fait que ce texte peut être interprété vraiment de deux façons. C'est vraiment très intrigant.
Y O : [Après réunion] En ce qui concerne la traduction "En relevant le corps et le cœur", le verbe orignal en japonais est 挙 [ko]. Je propose maintenant la version suivante : "En s'investissant avec tout son corps et tout son cœur".
Paragraphe 8.
« Apprendre1 la Voie de l’Éveillé [butsudô 仏道], c’est s’apprendre soi-même [jiko 自己]. S’apprendre soi-même, c’est s’oublier soi-même. S’oublier soi-même, c’est se laisser attester [shô 証] par les dix mille existants [banpô 万法]. Se laisser attester par les dix mille existants, c’est se laisser dépouiller [datsuraku 脱落] de son corps et de son cœur ainsi que du corps et du cœur de l’autre. Il y a la trace de l'Éveil qui demeure en repos, et c’est de ce repos qu’on fait rejaillir au loin cette trace de l’Éveil. »
Note 1 : Nous avons préféré à traduire le mot original narau ならう– ici écrit en hiragana (alphabet japonais) – non par le verbe « étudier », mais par « apprendre ». L’idéogramme sino-japonais shû習 (narau ならう) représente les deux ailes d’un petit oiseau, qui doit apprendre à voler en imitant sa maman oiseau. Ainsi le verbe original narau signifie-t-il, avec une dimension pratique et corporelle, « devenir capable de quelque chose par la répétition et par l’expérience, en suivant le formateur ou le maître », comme le signifie aussi bien le mot français « apprentissage ».
Y O : Je crois que ça explique déjà le paragraphe précédent.
► Oui c'est clair, quand on met les deux en relation, on comprend.
Y O : Et Marianne a dit là-dessus quelque chose de très intéressant dans son mail. Pouvez-vous redire ce que vous avez dit concernant ce passage ?
M : Par la pratique de zazen on découvre sa vraie nature, ce qui est la présence des dix mille existants qui fait un avec la nôtre. On devient un avec tout l'univers où il n'y a plus de moi séparé : pas mon corps, mon cœur et mon esprit, plus d'autre séparé, le corps et le cœur de l'autre font un avec le nôtre et avec l'ensemble du monde manifesté.
Se laisser attester par les dix mille existants c'est réaliser cette présence, laisser exister l'univers entier en soi, en ne tenant pas plus compte de son cœur-esprit que des autres manifestations, en s'oubliant soi-même en tant qu'acteur et en tant que sujet. Laisser zazen faire zazen.
Y O : Oui mais ce n'est pas ce à quoi je faisais allusion. Vous avez parlé du procédé littéraire décrit par l'enchaînement : « Apprendre la Voie de l’Éveillé c’est… S’apprendre soi-même, c’est… S’oublier soi-même, c’est... Se laisser attester par les dix mille existants, c’est… ».
M : J'ai dit qu'on pourrait très bien les écrire dans un ordre différent et même éventuellement les prendre complètement à l'envers.
Y O : C'est ça que j'attendais.
M : Je trouve que ça a autant de sens de commencer par la fin.
Y O : C'est-à-dire que ce n'est pas chronologique. C'est circulaire, il y a à la fois tout et il y a des étapes, mais à chaque étape il y a tout, donc on peut très bien avancer depuis la fin vers le début.
D'autres commentaires là-dessus ? Ce paragraphe-là n'est pas très compliqué. C'est d'ailleurs très beau et tous les pratiquants connaissent ces phrases par cœur.
► Au moins la plus grande partie, en général il n'y a pas la dernière phrase.
► La troisième phrase est intéressante, je le ressens comme étant importante mais je ne saurai pas en dire plus. Par rapport à une démarche égotique il s'agit de considérer les autres pratiquants par exemple.
P F : C'est-à-dire que ce n'est même pas une solution de se dire : « Moi je n'ai pas de valeur mais les autres, eux, ils en ont » puisqu'il faut aussi se dépouiller du corps et du cœur de l'autre, donc de la valeur qu'on peut attribuer aux autres individus.
► Comment peut-on entendre « la trace de l'éveil » à la fin ? Est-ce une trace comme un dessin…
P F : Ou comme un reste, quelque chose qui résonne encore après l'événement ?
Y O : J'écoute d'abord les participants et ensuite je donne mon interprétation. Alors : la trace de l'éveil ?
► Ça veut dire une trace dans le sens de « un petit peu de » ?
Y O : Et ce petit peu est où ? Où est cette trace ?
► Pour moi la dernière phrase est totalement mystérieuse !
Y O : C'est très littéraire. Donc il y a « la trace de l'éveil qui demeure en repos et c'est de ce repos qu'on fait rejaillir au loin cette trace de l'éveil. » Pour moi c'est tout simplement la source intarissable qui demeure d'une manière cachée aux tréfonds de moi-même. Tout petit ou grand, on a cela. Et c'est cette trace-là qui va rejaillir quand on se dépouille du corps et du cœur.
P F : Donc c'est plutôt une annonce, une amorce.
► Dans le texte, où se trouve le terme de trace ?
Y O : Je vais l'écrire : 跡 shaku (le radical est 足) et il y a 悟 go l'éveil donc 悟跡la trace de l'éveil.
Il y a un autre caractère pour dire shaku mais grosso modo c'est pareil, pour faire simple. Il y a le pied et le chemin mais en tout cas c'est la trace.
C'est une phrase profonde, donc chacun est un peu questionné, interrogé, c'est normal.
Avançons encore.
Paragraphe 9.
« Lorsque l’homme recherche la Loi pour la première fois, il s’en trouve éloigné de mille lieues. Lorsque la Loi est déjà transmise en lui avec justesse, aussitôt se trouve-t-il à son état originel sans souillure7.»
Note 7. Le terme sino-japonais honbun-jin本分人, que nous avons traduit par « l’homme à son état originel sans souillure », est composé de trois caractères : hon 本« l’origine, originel », bun 分« la part, la distinction » et jin/nin « l’homme ». Il désigne l’homme éveillé à la nature de l’Éveillé, nature qui était en lui dès l’origine, mais à son insu. Il peut être aussi traduit par l’« homme tel quel ».
Y O : D'abord je vous laisse réfléchir quelques secondes.
C'est très lié au paragraphe 7 qu'on a médité tout à l'heure : « En relevant le corps et le cœur… »
► C'est l'idée que la Loi est déjà là.
Y O : C'est ça. Simplement c'est un peu comme le recto et le verso, la Loi est au verso, donc tant qu'on ne pénètre pas par le mouvement vertical de zazen, on ne découvre pas, la Loi reste sombre. Donc il faut descendre et aller de l'autre côté. Cela c'est en verticale mais horizontalement ce n'est pas très loin. Maître Dôgen parle de la proximité. Mais sans le mouvement vertical on ne peut pas découvrir cette proximité de la Loi (du Dharma).
► J'ai l'impression que si on fait la démarche tout seul, on s'égare, il faut être accompagné.
Y O : Oui. Justement c'est comme le miroir, parce que dans le monde humain c'est l'autre qui fonctionne comme le miroir. D'où la parole du sixième patriarche qui dit : « Moi aussi je suis tel quel, toi aussi tu es tel quel » parce qu'il y a l'autre, l'autre qui reflète comme la lune et l'eau.
D'autres commentaires là-dessus ?
► Moi j'ai l'impression que « Lorsque l'homme recherche la Loi pour la première fois, il s'en trouve éloigné » ça veut dire qu'il est dans une illusion d'optique : « Tiens, je vais rechercher la Loi ». Ensuite deuxième partie : en réalité elle est déjà transmise en lui avec justesse, il n'a pas besoin d'aller la chercher au-dehors. Et la réalisation de ça lui fait se rendre compte de « quel est l'état originel sans souillure », et que celui-ci était accessible sans avoir besoin de mener cette recherche extérieure.
Y O : C'est-à-dire que partir à la recherche très loin, c'est ça l'égarement. Mais ça aussi ça n'empêche pas toujours la réalisation. On n'est pas dualiste, sans doute c'est utile comme quand tout à l'heure quelqu'un a parlé du faux : du moment qu'on s'aperçoit du faux on l'englobe dans le vrai.
P F : Et là en l'occurrence, en effet, se trouver éloigné de la loi de mille lieues c'est constater que la définition de mon périmètre (moi qui suis face à la Loi), cette illusion-là fait partie de l'égarement et que je vais pouvoir l'éclairer par la compréhension, donc je vais réhabiter mon existence individuelle. Autrement dit on va tomber dans le troisième temps.
Y O : Tout à fait. Je vais simplifier un peu en disant que l'éveil n'est autre que l'égarement éclairé, un peu comme on dit dans le catholicisme : le saint est un pécheur pardonné, quelque chose comme ça.
► L'état originel sans souillure, est-ce que je peux penser que c'est la source ?
Y O : Tout à fait, je crois que c'est exactement ça.
Paragraphe 10.
« Lorsque l’homme voyage en bateau et considère au loin la rive, il s’imagine la voir avancer. Si, en revanche, il attache intimement son regard au bateau, il voit bien que c’est lui qui avance. De même, lorsqu’on discerne et affirme les dix mille existants avec les facultés confuses du corps et du cœur, on s’imagine à tort que notre cœur et notre nature demeurent constants. Si l’on suit intimement la pratique quotidienne et retourne à l’ici, on voit clairement le principe de la Voie selon lequel les dix mille existants ne nous appartiennent pas. »
Y O : Avant que je vous demande votre interprétation, on va faire une petite rectification de la dernière phrase. Dans le même sens que j'ai expliqué en première heure pour le verset 2 : « Les dix mille existants ne sont plus moi-même », c'est la même syntaxe ici, et donc je corrige en « les dix mille existants ne sont pas nous-mêmes ». Initialement j'ai pris le NI dans le sens de préposition d'où « ils n'appartiennent pas à nous », mais je préfère maintenant dans le sens de la négation de copule, donc « ils ne sont pas nous-mêmes », je pense que c'est plus logique.
P F : Donc il faut corriger nos textes.
Y O : Dans ce paragraphe il y a beaucoup de choses car c'est directement connecté au paragraphe suivant qui va être certainement très énigmatique concernant l'histoire de la bûche et de la cendre. Les deux paragraphes sont liés.
P F : Ce que je propose c'est que tu nous donnes un seul indice et qu'on attaque sur ce paragraphe la prochaine fois parce qu'on entre dans les cinq dernières minutes.
Y O : Quand même je veux vous entendre un petit peu.
► Il y a l'idée d'impermanence et de non-soi.
Y O : Tout à fait, c'est une très bonne piste.
Il y a le thème du mouvement parce qu'il s'agit de l'homme qui voyage en bateau. Le thème de la permanence et de l'impermanence est aussi capital pour comprendre le paragraphe qui suit.
► Je viens de comprendre quelque chose avec le « de même », je n'avais pas vu l'analogie entre la terre et les dix mille existants et nous-mêmes...
Y O : Ici maître Dôgen signale que le sujet qui voyage en bateau considère l'impermanence de ce qui est, mais il dit de lui-même qu'il est impermanent. La grande question qui se pose ici, mais aussi pour la grande doctrine de la réincarnation – les bouddhistes aiment beaucoup l'impermanence – est la suivante : lorsque le sujet percevant (qui lui-même est impermanent) dit que le monde est impermanent, qu'est-ce que ça veut dire ? C'est l'impermanent qui parle de l'impermanence. Or pour parler de l'impermanence, il faut quelque chose de permanent. Il y a tout ça dedans et c'est ce que maître Dôgen développe dans le paragraphe suivant.
► Ça c'est une piste de réflexion pour nous !
P F : Je propose qu'on fasse la coupure sur cette belle piste.
Nous nous voyons la semaine prochaine.