Compte-rendu Sansuikyô, 3ème séance du 20/01/2014
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山水經 [SANSUIKYÔ]
LE SÛTRA DE LA MONTAGNE ET DE L'EAU
Après une remarque sur la lecture des caractères japonais, Yoko Orimo a donné quelques précisions concernant des notions vues à la séance précédente. Puis la lecture de Sansuikyô a été faite (paragraphe de transition entre deuxième et troisième partie, paragraphes 1-8 de la troisième partie). La traduction française utilisée est celle du tome 1 de la traduction Intégrale du Shôbôgenzô faite par Y Orimo. Vous avez le texte japonais de Sansuikyô sur le blog, mais les numéros de paragraphes ne sont pas les mêmes que ceux du compte-rendu pour cette troisième partie.
Christiane Marmèche
Y O : Nous allons continuer la lecture de Sansuikyô, le Sûtra de la montagne et de l'eau. Il nous reste à lire un paragraphe de la deuxième partie avant d'aborder la troisième partie. C'est justement un paragraphe qui fait la transition entre la deuxième et la troisième partie. Il s'agit de l'étude de la perception, plus précisément de la perception de l'eau.
Je voudrais d'abord souligner un point concernant la lecture des caractères sino-japonais.
Lecture phonétique (on) et lecture explicative (kun) [1].
Dans la lecture japonaise il y a deux systèmes : lecture on 音 et lecture kun 訓. La lecture on est la lecture phonétique du caractère chinois mais avec une prononciation japonaise. Mais, lorsque le caractère apparaît tout seul et pas dans un mot composé, très souvent les Japonais le lisent comme un mot proprement japonais, et ça s'appelle la lecture explicative (lecture kun).
En ce qui concerne le titre de notre texte, sansuikyô est la lecture on de 山水經. Les Japonais considèrent cette lecture on comme chinoise. En fait leur prononciation est différente de la prononciation chinoise, et souvent n'a rien à voir avec elle.
Y-I G : En chinois 山水經 c'est shānshui jing [2].
Y O : On a vu que dans la deuxième partie il y a une imbrication (ou une superposition) de la pratique des éveillés et des patriarches, et de la pratique de la montagne. Dans ce passage le caractère 山 apparaît seul et, dans le texte original, il se prononce yama, c'est la lecture kun. Aujourd'hui nous allons faire l'étude de l'eau. Maître Dôgen dit que l'eau se perçoit elle-même, en elle-même, pour se réaliser elle-même. Dans ce passage le caractère 水 apparaît tout seul, et dans ce cas-là il se prononce mizu, c'est la lecture kun.
Actuellement M. Jean-Noël Robert fait un cours sur l'école bouddhique Shingon (la Parole de la vérité) qui est une école ésotérique. Et comme il en est à l'introduction, dans son cours du 14 janvier il a parlé des lectures on et kun, en faisant un point historique. Je vous invite à écouter son cours sur le site du Collège de France [3].
I) Retour sur la rencontre précédente
Avant de commencer je vais reprendre quelques points de la séance précédente.
Premier point : la formule kyôge-betsuden.
Cette formule figure dans un énoncé qui comprend quatre propositions :
不立文字,教外别伝,直指人心,見性成佛
furyû-monji, kyôge-betsuden, jiki shi nin shin, kenshô jô butsu
– « l’enseignement indépendant des mots » [furyû-monji 不立文字], monji 文字désigne le caractère, le texte ; fu 不 c'est la négation ; ryû 立 veut dire s'établir, tenir bon. Cela signifie donc avec les mots l'essentiel ne tient pas, c'est-à-dire que l'essentiel ne s'exprime pas par le langage.
– « la transmission spéciale en dehors des Écritures » [kyôge-betsuden 教外別伝] où den 伝 désigne la transmission.
– « désigner directement le cœur de l'homme » [jiki shi nin shin 直指人心] jiki 直 c'est "directement", shi 指 désigne un doigt (d'où jiki shi 直指 veut dire désigner du doigt) ; nin 人 c'est l'homme et shin 心 c'est le cœur (d'où ninshin 人心désigne "le cœur de la personne").
– « réaliser l'état de l'Éveillé c'est voir la nature de l'Éveillé » [kenshô jô butsu 見性成佛] où ken 見 c'est voir shô 性 c'est la nature (sous-entendu la nature de l'Éveillé), jô 成 c'est réaliser et butsu 佛 c'est l'Éveillé donc jô butsu 成佛 c'est "réaliser l'état de l'Éveillé".
Cette formule à quatre termes prône donc l'importance de l'invisible et de l'indicible.
Beaucoup de bouddhistes de l'époque de Dôgen considéraient que cette formulation provenait directement de la parole même de Bodhidharma. Mais aucun bouddhologue et aucun historien n'atteste ce fait. En réalité c'est une hypothèse non fondée en Chine sous la dynastie des Tang et sous la dynastie des Song.
Nous discutions de la formule kyôge-betsuden dans le dernier atelier, et Patrick m'a posé la question : quels maîtres de zen étaient partisans de cette formule, et lesquels ne l'étaient pas ?
Ma réponse était qu'il est extrêmement difficile de trancher. Parmi tous les bouddhistes, surtout les maîtres de l'école zen, à ma connaissance, il n'y a que maître Dôgen qui s'oppose explicitement et ouvertement à la formulation kyôge-betsuden, c'est-à-dire la transmission spéciale en dehors de l'Écriture.
J'ai fait une étude spéciale sur cette formule dans le tome 4 de la traduction intégrale. Et pour mettre un point final à cette question, je vous donne une autre formule à trois termes qui a le même contenu tout en étant légèrement différente. Elle apparaît souvent dans les corpus fondamentaux de l'école zen :
実相無相,不立文字,教外别伝,
jissô-musô, furyû-monji, kyôge-betsuden,
Le premier terme c'est « l’aspect réel (est) sans aspect » [jissô-musô 実相無相], car ji 実 veut dire vrai, réel ; sô 相c'est l'aspect, et mu 無 c'est la négation.
Donc c'est aussi pour prôner l'invisible, l'indicible.
Il n'y a, à ma connaissance, que maître Dôgen qui s'oppose à cette pensée très répandue dans l'école zen. Je vous invite à regarder trois textes qui sont traduits dans le tome 4 :
– Bukkyô 佛教 (l'Enseignement de l'Éveillé)
– Butsudô 佛道 (la Voie de l'Éveillé) : dans ce texte Dôgen attaque directement l'appellation même de l'école zen, il est le seul à le faire.
– Bukkyô 佛經 (les Sûtras bouddhiques). Dôgen y critique la doctrine qui prône l'unité des trois enseignements que sont le taoïsme, le confucianisme et le bouddhisme. En effet il y avait de nombreux bouddhistes qui soulignaient l'unité de ces trois enseignements, et comme on l'a dit la dernière fois, le fait qu'ils sont tous les trois exprimés dans la même langue, forcément il y a beaucoup de convergences. Mais en ce qui concerne Dôgen et aussi Nyojô, le maître de sa vie, cette doctrine qui considère comme un les trois enseignements est erronée.
Dans mon tome 4, j'ai fait une variation là-dessus (p. 282-287) avec une étude philologique des trois formules jissô-musô, furyû-monji, kyôge-betsuden, en montrant pourquoi et comment maître Dôgen se sépare de la majorité des maîtres de l'époque.
Deuxième point : le thème tôdatsu 透脱.
Je traduis tôdatsu 透脱 par « transparaître en se dépouillant » de façon littérale. Et selon mon interprétation ce mot tôdatsu est synonyme de genjô 現成 (se réaliser comme présence). Et je vais vous raconter une anecdote récente.
Il y a une dizaine de jours avec François (le peintre Barbâtre) nous sommes allés à l'exposition du musée Guimet intitulée « Cent maîtres calligraphes contemporains du Japon ». Nous avons d'ailleurs regretté de ne pas vous avoir invités à venir avec nous d'autant plus que François a donné beaucoup d'explications très éclairantes devant chaque calligraphie. J'ai énormément apprécié.
La calligraphie est l'écriture de caractères chinois, mais aussi de kanas (hiraganas, katakanas) pour les calligraphies modernes, sur une feuille de papier blanche. Et François me disait que dès qu'il s'agissait d'une calligraphie d'un grand maître, ce qui était le cas à l'exposition, l'écriture sortait de la profondeur alors qu'elle était tracée sur une surface sans épaisseur, sans profondeur. Et ça c'est précisément tôdatsu, transparaître en se dépouillant. Et il s'agit de la profondeur sans épaisseur.
Pourquoi est-ce qu'il s'agit de la profondeur sans épaisseur ? Parce qu'il s'agit de la plénitude de la médiation qui est immédiate sans intermédiaire.
Nous allons voir tout à l'heure plusieurs fois ce mot tôdatsu dans la lecture de la troisième partie. L'eau se réalise en elle-même, pour elle-même, en transparaissant d'elle-même en elle-même. Il en va de même de soi-même : le pratiquant se réalise lui-même en se dépouillant. Mais il ne s'agit pas de la profondeur matérielle, et c'est à la surface que tout se joue, tout en exprimant cette profondeur.
Pour illustrer ce propos je vais vous donner une indication que donne maître Dôgen dans le fascicule Kattô 葛藤(L'entrelacement des lianes) où il parle de la peau, de la chair, des os et de la moelle. Il ne faut jamais penser que la moelle soit plus profonde que la peau. La peau a sa profondeur en elle-même. Lorsque la peau se réalise en tant que peau, en se dépouillant d'elle-même, voilà la réalisation de la peau. C'est comme la réalisation de l'eau : la profondeur est là dans cette eau, dans la surface elle-même. Nous y reviendrons.
Troisième point : la question de l'existence.
La dernière fois on a discuté de l'existence : qu'est-ce que l'existence ? [4] Quelqu'un a tapé sur la table : « il y a ».
En sino-japonais l'existence s'exprime par un seul caractère. Et si vous comprenez ce que je vais vous dire vous comprendrez l'énoncé final du fascicule Sansuikyô : yama kore yama, mizu kore mizu 山是山、水是水 « La montagne est la montagne, l'eau est l'eau. »
a) Le premier moment
Le 1er moment c'est u 有 « il y a » il s'agit de l'existence telle qu'elle est vue par les yeux du commun des mortels.
b) Le deuxième moment.
Je vous invite à vous rappeler la formule centrale du Hannya Shingyō que vous les pratiquants vous récitez très souvent :
色即是空 空即是色 [SHIKI SOKU-ZE KÛ, KÛ SOKU-ZE SHIKI]
« Le phénomène n'est autre que la vacuité, la vacuité n'est autre que le phénomène. »
Autrement dit la surface et la profondeur, le visible et l'invisible ne font qu'un.
Ce qui est capital en ce qui concerne la formule c'est justement le soku que je traduis faute de mieux par « n'est autre que » comme la plupart des traducteurs [5]. Mais pour les occidentaux c'est un piège parce que la pensée chinoise et la pensée japonaise ne sont jamais ontologiques. Donc il ne faut pas prendre « n'est autre que » au sens de "être".
Ce caractère soku 即 est un idéogramme qui représente une personne à table pour manger : il y a la table et je suis là. Donc soku désigne cette unité-là : moi et la table (moi et l'autre) on est ensemble mais jamais collés. La meilleure illustration de l'unité telle qu'elle exprimée avec ce caractère soku,c'est une feuille de papier : le recto et le verso ne font qu'un, l'endroit et l'envers ne font qu'un.
La dernière fois quelqu'un a posé la question : Quand est-ce que cette unité se réalise ? Et l'une des réponses était de dire que c'était au moment de la pratique. En effet c'est dans la méditation que l'unité des deux contraires se réalise.
Revenons maintenant à la question de l'existence avec la formule du Hannya Shingyō. Puisqu'il y a à la fois shiki et kû, kû et shiki, c'est-à-dire les phénomènes et la vacuité, c'est au moment de la méditation que l'unité des deux se réalise.
Le 2ème moment est celui de la médiation (soku), il concerne kû 空, et correspond à mu 無 (« il n'y a »).
Cette unité se réalise donc dans la méditation, et on se posera un peu après la question : est-ce que ça existe ou non ?
c) Le troisième moment.
Lorsqu'on a fait l'étude du fascicule Genjôkôan on a fait un cercle avec 3 moments [6] correspondant au mouvement de shiki soku-ze kû, kû soku-ze shiki,
– le 1er moment est celui de shiki 色 (les formes couleurs) qui correspond à u 有 « il y a ».
– le 2ème moment est celui de la médiation, c'est celui de kû 空, il correspond à mu 無 (« il n'y a ») : il a lieu quand vous descendez au tréfonds de vous-même en méditant Hannya Shingyō et que vous chantez shiki soku-ze kû, kû soku-ze shiki ;
– mais la vie n'est pas seulement la méditation, et il faut toujours revenir dans le monde, dans la Réalité telle quelle : le 3ème moment est celui du retour à la surface. C'est le moment où on fait l'unité des deux premiers moments. Et ça s'écrit yaku u yaku mu 亦有亦無 (« il y a et il n'y a pas ») car yaku veut dire "et".
Et il faut voir que ce cercle tourne, tourne, tourne, ça ne s'arrête nulle part.
d) Le quatrième moment.
Et pourtant, en réalité est-ce que shiki et kû existent en soi oui ou non ? Non, ce ne sont que des concepts. En fait il n'y a ni shiki ni ku. Tout ce qu'il y a c'est le monde, c'est le phénomène régi par le dharma tel qu'il est.
Il y a donc un 4ème moment hi u hi mu 非有非無 « ni "il y a" ni "il n'y a pas" ».
e) L'ensemble des quatre moments.
Et l'ensemble des quatre moments est le tétralemme indien, shiku 四句 (en effet shi 四 veut dire 4 et ku 句 signifie proposition) : 有、無、亦有亦無,非有非無
u 有 il y a
mu 無 il n'y a pas
yoku u yoku mu 亦有亦無 et il y a et il n'y a pas
hi u hi mu 非有非無 ni il y a ni il n'y a pas.
Ces quatre propositions expriment ensemble le mode d'existence. C'est donc une idée qui existe depuis l'Inde, qui est passée en Chine puis au Japon. Et quand on pose la question : « Qu'est-ce que l'existence ? Il y a tout ça dans les pensées chinoise, indienne et japonaise.
C'est pour cela que je vous ai dit que c'était très complexe. Et même si vous ne comprenez pas, ce n'est pas grave. L'important c'est de comprendre que c'est complexe.
Ce que je vais vous dire c'est une interprétation personnelle que je vais bientôt développer et ça rejoint ce que disait saint Augustin sur le temps. Pour moi c'est la conception même du temps existentiel : le passé n'est plus là, le futur n'est pas encore là, mais est-ce qu'on peut dire qu'il y a le présent ? Non, parce que chaque instant est fugitif.
Je m'arrête là.
Quatrième point.
On a vu dans la lecture de la première moitié du fascicule Sansuikyô à quel point le discours de Dôgen entremêle deux sphères différentes, deux dimensions : la dimension de la nature et la dimension de la pratique.
Je vous cite une phrase que j'ai tirée du texte Gyôji 行持 (La Pratique maintenue).
« Grâce à cette pratique maintenue – celle des pratiquants, des éveillés et des patriarches – il y a le soleil, la lune et les étoiles – c'est-à-dire l'univers entier. – Grâce à la pratique maintenue il y a la grande terre et le méta-espace. »
Donc c'est la pratique des pratiquants, des éveillés et des patriarches qui soutient ce monde et cet univers tout entier. Mais il s'agit bien sûr du soleil, de la lune et des étoiles tels qu'ils sont vus avec l'Œil de l'Éveillé.
II) Lecture de la suite de Sansuikyô
1°) Paragraphe de transition entre deuxième et troisième partie.
« L’eau n’est ni force ni faiblesse, ni humidité ni sécheresse, ni mouvement ni repos, ni fraîcheur ni douceur, ni être ni ne-pas-être, ni égarement ni Éveil. Coagulée, elle est plus dure que le diamant ; qui pourrait la briser ? Fondue, elle est plus tendre que le lait ; qui pourrait la briser ? S’il en est ainsi, impossible de mettre en doute toutes les vertus acquises de l’eau qui se réalisent comme présence. Étudiez pour l’instant le moment favorable où l’eau des dix directions doit être perçue et observée depuis les dix directions. Il ne s’agit pas seulement de l’étude du moment où les hommes et les dieux perçoivent l’eau, mais aussi de l’étude de l’eau qui se perçoit elle-même. Puisque l’eau pratique l’eau, et atteste l’eau, il y a une étude à fond de l’eau qui s’exprime elle-même. Faites se réaliser comme présence le passage où le Soi rencontre le Soi ; avancez et reculez sur le chemin vital où l’autre pénètre l’autre jusqu’à fond, puis outrepassez-le ! »
Le "chemin vital", en japonais c'est katsu ro 活路 où katsu 活 c'est la vivacité, la vitalité, et ro 路 c'est le chemin. On verra ce terme encore deux fois dans la troisième partie.
Ce paragraphe est un passage de transition entre la deuxième et la troisième partie. On commence à entrer dans l'étude de la perception, en particulier c'est l'étude de l'eau qui se perçoit elle-même pour se réaliser elle-même.
F C : Cette histoire de l'eau qui se perçoit elle-même c'est assez intéressant, c'est le miroir intérieur.
Y O : Justement, c'est très important. On a le miroir intérieur, en tout cas c'est au moins le cas des pratiquants : c'est dans le miroir intérieur que les pratiquants arrivent à se voir eux-mêmes pour se réaliser. Je crois que dans le tir à l'arc c'est pareil : pour avoir la vision il faut la concentration de soi, et la concentration de soi c'est se percevoir soi-même comme l'eau se perçoit elle-même pour se réaliser.
F C : C'est dans l'oubli de soi aussi, c'est-à-dire sans intention, sans volonté.
Y O : Tout à fait. Ça aussi c'est capital.
A-C J : Dôgen conclut par "outrepasser", donc en fait il ne se voit plus non plus.
Y O : On verra dans la suite de la lecture de la troisième partie qu'il y a à la fois la perception et la non-perception. Donc cette perception-là n'empêche pas l'oubli de soi. C'est même sans doute au moment de l'oubli de soi qu'on se perçoit soi-même en profondeur.
Le moment capital de ce passage concerne l'étude que l'eau fait d'elle-même. Et vous voyez par ailleurs que très souvent vers la fin du paragraphe il y a glissement du discours. Ici l'étude de l'eau concerne la sphère de la nature, et cela glisse vers la sphère existentielle puisqu'il y a le mot Soi (jiko) : le Soi rencontre le Soi pour avancer et pour se réaliser lui-même. C'est le chemin vital. Il y a glissement de l'univers du phénomène vers l'univers religieux de la pratique.
► Le chemin vital, ça désigne cette pratique ?
Y O : Je crois. Mais justement ici la pratique ne fait qu'un avec l'étude de la perception. Et ici il s'agit de l'étude de la perception de l'eau, mais ça rejoint immédiatement l'étude du Soi.
Le mot que j'ai traduit par Soi c'est jiko 自己 où ji 自 c'est moi et ko 己 c'est aussi moi. Je prends la liberté de traduire par Soi parce que ce terme a un sens très noble, ce n'est pas le moi égotique. Le mot ga 我désigne le soi égotique avec un sens un peu péjoratif.
Pour désigner soi-même il y a aussi le caractère ware 吾 qui veut dire je", c'est le pronom de la première personne du singulier, et ce terme n'a pas de sens péjoratif.
Jiko 自己 c'est le Soi au sens très noble, on peut presque dire le Soi cosmique. Quand on réalise le Soi par la méditation assise, on ne fait qu'un avec le cosmos tout entier.
N T : Dans le texte il y a « le Soi qui rencontre le Soi » et ensuite « avancer sur le chemin vital où l'autre pénètre l'autre ». Il y a une mise en regard du Soi et de l'autre.
Y O : Oui, justement jiko c'est noble parce qu'en réalité comme on le voit, il y a deux caractères « moi et moi ». Dans jiko il y a donc un mouvement réflexif avec un deuxième moi en jeu. Donc jiko correspond à la fois à moi et à l'autre, c'est l'unité des deux.
En chinois et en japonais quand on exprime moi tout seul c'est ji 自 et l'autre c'est ta 他. Et on a toujours l'histoire d'un cercle : il y a moi qui me mets en mouvement, et forcément il y a la rencontre avec l'autre.
P F : Tu veux dire que ji tout seul c'est moi, je fais un petit tour où je rencontre l'autre, et quand je reviens, je suis jiko.
Y O : Tout à fait. Merci beaucoup.
J'avais pensé dire quelque chose plus tard mais j'en parle maintenant. On a vu que ga a un sens péjoratif et que ta c'est l'autre, donc gata 我他 c'est « moi et l'autre ». Dans la langue japonaise moderne assez familière, surtout pour les enfants ou pour les hommes, quand on se fâche on dit « Ne dis pas “Gata gata” ». Longtemps j'ai pensé que ça correspondait à l'expression française « Ta gueule » car je percevais que c'était une sorte d'onomatopée. En réalité j'ai découvert il y a une vingtaine d'années que gata gata est une expression bouddhique qui désigne le dualisme (moi et l'autre). Donc « Ne dis pas “Gata gata” » ça veut dire « Ne fonde pas ta discussion sur le dualisme de moi et de l'autre ».
Et ceci montre à quel point la culture japonaise est imprégnée de bouddhisme, mine de rien. Alors qu'il y a beaucoup d'Européens bouddhistes qui vont au Japon et qui trouvent qu'il n'y a pas grand-chose de religieux au niveau de la surface, et du coup ils disent que le bouddhisme japonais ne vaut rien. Mais ils se trompent largement. Si on ne connaît pas le bouddhisme, on ne peut pas comprendre le Japon.
Paragraphes 1-8 de la troisième partie.
Paragraphe 1.
« En général, la manière de percevoir les montagnes et les rivières diffère selon les espèces. Certaine espèce perçoit l’eau comme joyau. Cependant, elle ne perçoit pas le joyau comme eau. Sous quelle forme percevons-nous ce qu’elle perçoit comme eau ? Je perçois comme eau ce qu’elle perçoit comme joyau. Certaine espèce perçoit l’eau comme fleurs merveilleuses. Cependant elle n’utilise pas les fleurs comme eau. L’ogre perçoit l’eau comme feu dévorant, il la perçoit comme pus et sang. Le poisson et le dragon perçoivent l’eau comme palais, ils la perçoivent comme belvédères. Certaine espèce la perçoit comme les sept pierres précieuses et le joyau mani. Certaine la perçoit comme forêts, bois, haies et murs. Certaine la perçoit comme la nature de la Loi qui la purifie et la délivre. Certaine la perçoit comme corps humain réel. Certaine la perçoit comme aspect du corps et nature du cœur. L’homme la perçoit comme eau. Voilà les relations circonstancielles qui nous sont une question vitale ! »
Y O : Ce que j'ai traduit par « les relations circonstancielles qui nous sont une question vitale » c'est satsu katsu no in nen 殺活の因縁.
– satsu 殺 c'est tuer, et katsu 活 c'est vital
– je vous invite à mémoriser expression inen 因縁 si vous êtes bouddhistes pratiquants : in 因 désigne la cause, en c'est les liens. En général on traduit par « les liens causaux » et moi je traduis par « les relations circonstancielles » mais c'est la même chose. C'est à cause de ces liens que les phénomènes se réalisent.
Donc satsu katsu no in nen c'est la causalité où se trouve la raison de tuer ou bien de donner la vitalité : il y va de la vie et de la mort. C'est le moment où tout se décide, y compris la vie et la mort.
C'est un passage introductif assez important. Qu'est-ce que maître Dôgen souligne dans ce paragraphe ?
► La perception, et même les différences de perception.
Y O : Oui, il y a une multitude de manières de voir l'eau. C'est donc le rapport entre l'un (l'eau) et le multiple. L'eau qui est un seul élément se manifeste sous une multitude d'aspects différents. Et c'est l'homme qui perçoit l'eau comme eau, mais d'autres espèces perçoivent l'eau d'une manière tout à fait différente.
La question que maître Dôgen pose ici c'est la suivante : Quelle est l'existence de l'eau en tant que telle ? Quelle est la vérité de l'eau ? Qu'est-ce que l'eau ?
F M : C'est quand même différent « Qu'est-ce que l'existence ? » et « Quelle est la vérité de l'eau ? » L'existence est une chose, et la vérité c'est autre chose. On peut très bien avoir des perceptions différentes de l'eau, mais ça ne signifie pas que l'eau n'existe pas, ça signifie que personne n'atteint la vérité de l'eau.
Y O : L'existence et la vérité sont deux choses différentes, je suis d'accord.
F M : L'eau n'existe que par la perception que chaque être en a…
Y O : L'eau existe de toute façon, qu'on l'aperçoive ou non, que cette perception soit juste ou non.
► Est-ce qu'il y a une perception juste ?
Y O : C'est encore autre chose.
► Mais les perceptions de l'eau ne nous donnent pas accès à la vérité de l'eau.
Y O : Justement c'est ça la question
Y-I G : Le mot vérité est un faux ami.
Y O : Oui c'est peut être ambigu. Simplement : pourquoi y a-t-il des relations circonstancielles qui nous sont une question vitale ? Pourquoi est-ce vital ? C'est en ce sens que j'ai prononcé le mot de vérité. « Percevoir l'eau en tant que telle, à quel moment, et où ? » c'est ça la question. Et du moment qu'on comprend cela, on accède à l'existence de l'eau telle qu'elle est en vérité. Donc c'est en ce sens que je prononçais le mot vérité même si existence et vérité sont deux choses différentes.
N S : Dans "exister" il y a une notion d'extériorité. Et quand on dit « l'eau est l'eau » on est dans la nature intrinsèque, et non pas extrinsèque.
Y O : Il est trop tôt pour méditer l'énoncé final… Mais à mon sens c'est les deux. Quand un maître zen dit « l'eau est l'eau », ce n'est pas seulement quelque chose d'extérieur, ça englobe intérieur et extérieur.
N S : Ça unifie.
Y O : Voilà, c'est toujours la même histoire d'unité.
Alors, est-ce que maître Dôgen commence à dire : où est la vérité de l'eau ? Parce que se percevoir soi-même correctement c'est ça la vérité.
J D : En fait chaque être perçoit l'eau en fonction de sa nature, que ce soit l'homme, le poisson etc. naturellement chacun n'est pas dans le même milieu donc il perçoit différemment.
Y O : Voilà. Et dans ce cas là où est la vérité de l'eau ?
Pour l'instant je ne dis pas la sagesse que Dôgen délivre dans cette troisième partie car sinon ça enlèverait l'énigme. Mais je vous dis seulement qu'il s'agit dans ce paragraphe du rapport du sujet percevant et de l'objet perçu. Et qu'est-ce qu'il y a au milieu ? C'est justement la perception. Il s'agit du moment de la médiation, comme on l'a vu tout à l'heure en étudiant le terme soku. Et ça correspond au moment de la méditation. Donc au milieu il y a donc la perception.
A-C J : L'eau existe à partir du moment où on la perçoit.
Y O : L'eau existe de toute façon. Et c'est l'existence au niveau de "il y a". Mais quand on s'intéresse au zen, on ne s'arrête pas là parce que ça c'est la vision du commun des mortels. Donc il faut approfondir cette étude de la perception. Et pour l'instant soulignons : il y a le sujet percevant, il y a l'objet perçu (l'eau), il y a une multitude de façons différentes de la percevoir, et ce qui est au milieu c'est la perception.
N T : Il me semble que lorsque Dôgen dit « l'homme la perçoit comme eau », à ce moment-là l'homme est considéré de la même façon que l'ogre etc. donc on est encore dans l'œil ordinaire. Et il me semble que ça annonce l'Œil éveillé.
Y O : Tout à fait. C'est comme si une personne disait : « De toute façon l'eau existe, c'est l'eau, donc il y a l'eau ». Dans ce paragraphe c'est l'eau perçue par des hommes ordinaires.
Paragraphe 2.
« Les perceptions diffèrent déjà selon les espèces. Mettez celles-là en doute pour l’instant. Faudrait-il considérer que les espèces perçoivent différemment un seul objet ou bien qu’elles prennent à tort divers phénomènes pour un seul objet ? Parvenus au sommet de votre pratique ingénieuse, allez encore plus avant. S’il en est ainsi, il ne doit pas y avoir seulement une ou deux manières de pratiquer la Voie et d’attester l’Éveil ; il doit y avoir aussi mille et dix mille facettes différentes dans les ultimes domaines de l’Éveil. »
P F : J'ai une question technique. Dans les traductions il y a souvent « s'il en est ainsi ». Est-ce que dans ton esprit ça veut dire « puisqu'il en est ainsi » ?
Y O : Oui. Et dans le texte original c'est shika areba しかあれば.
P F : Ça pourrait être le fait que maître Dôgen pose une hypothèse pour nous faire réfléchir car ça pourrait être autrement. Mais c'est un « s'il en est ainsi » qui amène une conclusion de ce qui précède.
Y O : Tout à fait.
► Ce que je comprends c'est qu'aucune perception n'est meilleure qu'une autre, et aucune ne donne la vérité de l'eau. Mais toutes donnent accès à la vérité de l'eau.
Y O : Tout à fait. On vient de voir à propos de l'homme qu'il s'agissait d'un homme ordinaire, donc tout est à égalité.
S C : "Manières" ici ça peut désigner plusieurs voies ?
Y O : Oui, c'est dans ce sens-là. Maître Dôgen parlera plus tard de la voie religieuse pour souligner qu'il y a une multitude de manières de pratiquer, et cela même à l'intérieur de l'école zen probablement. Il n'est pas du tout sectaire. Mais cette ouverture-là, cette générosité-là c'est ça que l'étude de la perception vous donne.
Et dans ce paragraphe on trouve le même glissement du discours vers la fin. D'abord il s'agit de l'étude de l'eau, des différentes manières de percevoir l'eau, mais ensuite Dôgen parle des ultimes domaines de l'Éveil.
C'est-à-dire que si maître Dôgen nous invite à l'étude de la perception, ce n'est pas une distraction philosophie gratuite, ça concerne directement votre pratique zen, et la foi religieuse dans laquelle vous êtes engagé.
Paragraphe 3.
« Si nous méditons encore cet enseignement essentiel, c’est comme s’il n’existait ni l’eau en soi ni les eaux différentes, bien qu’il existe beaucoup d’eaux différentes. Cependant, les eaux qui diffèrent selon les espèces ne dépendent ni du cœur ni du corps ; elles n’apparaissent pas non plus à partir des actes. Elles ne dépendent ni du moi ni de l’autre. C’est l’eau qui transparaît de l’eau en se dépouillant. Ainsi, quoique l’eau ne soit ni terre, ni eau, ni feu, ni vent, ni espace, ni conscience, etc., qu’elle ne soit ni bleue, ni jaune, ni rouge, ni blanche, ni noire, etc., et qu’elle ne soit ni formes, ni sons, ni parfums, ni saveurs, ni contacts, ni entités, etc., l’eau s’est réalisée d’elle-même comme présence, comme eau de terre, eau d’eau, eau de feu, eau de vent, eau d’espace, etc. Il serait donc difficile de clarifier et de dire qui aurait réalisé la terre du royaume et les palais de ce Présent, et de quoi sont-ils faits. Dire qu’ils reposent sur les anneaux de l’espace et du vent n’est vrai ni pour moi ni pour l'autre (1) ; c’est s’en tenir aux supputations d’esprits bornés. Ceux qui disent ainsi s’imaginent que les choses ne sauraient demeurer si elles ne reposaient sur rien. »
Note 1 : au lieu de traduire comme dans le livre « ni pour celui qui dit ni pour celui qui écoute » je mets tout simplement « ni pour moi ni pour l'autre ».
Y O : Il y a des choses importantes dans ce paragraphe.
N T : Ça me fait penser au Hannya Shingyō où il y a des négations : on nie certaines vérités pour aller au-delà, et on va vers la vacuité.
Y O : Dans ce que vous dites, je retiens le fait que la répétition de la négation est tout à fait impressionnante, on a "ni" au moins une quinzaine de fois.
F M : Ce qui est intéressant c'est qu'il n'y a pas que des négations : « l'eau qui transparaît de l'eau en se dépouillant » est un premier centre ; « l'eau s'est réalisée d'elle-même comme présence » est un deuxième centre ; et le troisième qui est dit un peu négativement c'est : « ceux qui disent ainsi s'imaginent que les choses ne sauraient demeurer si elles ne reposaient sur rien », ça veut dire « les choses demeurent même si elles ne reposent sur rien. »
Y O : Oui c'est le « sans appui » qu'on a vu la dernière fois. Oui, tout cela est extrêmement important.
B (F A) : L'an dernier j'avais montré une reproduction d'une peinture chinoise intitulée Six kakis : il n'y a pas de table et pourtant ils reposent. Comment est-ce possible ? En fait les kakis adviennent à partir d'un prototype, car il n'y a que 5 kakis et le sixième est un prototype parfait. C'est à partir de lui que les cinq autres kakis adviennent dans le temps et mûrissent. C'est ce qu'on avait appelé le sans appui. Dans la peinture on voit aussi les attaches des fruits qui renvoient à l'arbre. L'arbre n'est pas là, et en fait les fruits naissent des fruits mais pas de l'arbre. C'est extraordinaire [7].
N T : À ce sujet j'ai une petite anecdote à raconter. Je suis allée moi aussi à l'exposition de calligraphie. Et ensuite je suis allée dans une salle chinoise où se trouve une peinture représentants des petits poussins : il n'y a pas de fond non plus, et pourtant ils sont là.
B (F A) : Ce qui est exceptionnel dans les Six kakis c'est qu'il y a ce prototype, et c'est quelque chose d'unique dans la peinture chinoise : les choses adviennent. C'est ce passage du Soi à la nature réelle des choses, comme l'eau qui coule, c'est-à-dire le kaki qui est dans le temps. Il y a un moment où on passe d'une sorte d'absolu au temps. C'est ce passage qui est montré en peinture.
Et puis il y a une chose qui me paraît importante dans ce que Dôgen dit : « l'eau transparaît de l'eau en se dépouillant », ça me fait penser à ce passage de Zazenshin qu'on a vu où le poisson nage doucement dans une eau transparente et sans fond.
Y O : Tout à fait. « L'eau transparaît de l'eau en se dépouillant », c'est ce que j'aurais aimé exprimer tout au début de cette séance. Tôdatsu c'est donc la profondeur sans épaisseur, ou l'appui sans appui, ou le fondement sans fond.
P F : Est-ce que ça a à voir avec le datsu de shinjin datsuraku 身心脱落 (se laisser dépouiller du cœur et du corps) ?
Y O : Tout à fait, c'est le même caractère. Et datsuraku 脱落 (se laisser dépouiller) c'est un mot que vous utilisez souvent, vous les pratiquants. Il y a aussi gedatsu 解脱 (la libération de soi, la délivrance de soi). Le mot datsu 脱 a toujours le sens de se dépouiller et de muer, c'est-à-dire sortir de soi qui s'opère à l'intérieur même de soi.
Au début du paragraphe il y a une indication capitale : « c'est comme s'il n'existait ni l'eau en soi ni les eaux différentes ». Et donc voilà la question : est-ce qu'il y a plusieurs eaux différentes ou une seule ? Et s'il n'y en a qu'une seule, pourquoi est-ce qu'elle paraît différemment selon les espèces et même selon les moments ?
Le questionnement est toujours le même : où est la vérité de l'eau ? En effet il n'y a ni l'eau en soi ni les eaux différentes et on est complètement mystifié. C'est pour cela que j'ai prononcé le mot vérité : où est la vérité de l'eau ? Et il y a trois éléments : le sujet percevant, l'objet perçu (l'eau) et la perception. Que dira maître Dôgen ?
P F : Il ne l'a pas encore dit. Là il brouille les pistes. C'est normal qu'on soit largués.
Y O : Tout à fait. Il pose la question comme le fait un maître zen. C'est un peu le doute cartésien. Il faut douter. En effet le commun des mortels ne doute pas. Pour lui, c'est ça (Yoko tape) : il y a. Or ceci n'est que le premier moment et il ne faut pas s'arrêter là.
J D : En fin de compte il y a un va-et-vient pour ne pas s'attacher, il faut toujours aller de là à là.
Y O : Je suis d'accord.
P F : On a le mot « en se dépouillant ». En français, se dépouiller ça veut dire enlever sa peau et alors il reste ce qu'il y a dessous.
Y O : Dans datsu c'est ça, mais il s'agit non seulement d'enlever sa peau mais de tout enlever.
► L'eau, comment peut-elle se dépouiller ?
Y O : Oui l'eau se dépouille d'elle-même.
P F : L'homme se dépouille de ses fantasmes, ses croyances, de ses liens affectifs, de ses illusions, d'accord. Mais l'eau ?
Y O : On va voir.
« L'eau qui transparaît de l'eau en se dépouillant » traduit e sui no to datsu ari 依水の透脱あり. En effet to 透 c'est transparaître ; datsu 脱 c'est se dépouiller, se déshabiller (par exemple on dit datsu.i 脱衣 quand on enlève le kolomo) ; ari あり c'est il y a ; sui 水 c'est l'eau, et e 依 c'est s'appuyer.
On a parlé de sans appui. Et justement l'eau s'appuie sur elle-même, l'espace s'appuie sur lui-même et c'est pour cela qu'il n'y a pas d'appui.
B (F A) : Quand nous sommes allés voir l'exposition de calligraphie, nous avons vu des petits films. À un moment on a vu un maître avec un énorme pinceau poser de l'encre sur le papier. Il y a d'abord eu le moment où il allait mettre son encre sur la surface du papier. Puis, au moment où il a posé l'encre, on a vu que ça advenait du fond, dans sa tête.
Nous, en Occident, on voit seulement quelqu'un qui fait des calligraphies à la surface. Mais pour un calligraphe japonais de la Voie, au moment où il pose son pinceau ça advient du fond sans fond. C'est toute la différence dans la façon de voir la peinture. Ça, ça a été la révolution faite par Cézanne, mais ça n'a pas été vraiment vu.
P F : Est-ce que ce tôdatsu correspond à : apparaître et disparaître ?
Y O : C'est encore autre chose. tôdatsu ce n'est pas apparaître, c'est plutôt se manifester, se réaliser comme présence, et il n'y a pas de disparaître. Justement, apparaître et disparaître c'est de l'ordre du samsâra, c'est la naissance et la mort. Et justement tôdatsu c'est au-delà puisque samsâra et nirvâna ne font qu'un. Et l'unité de ces deux contraires est dans tôdatsu, dans genjô aussi.
P F : Donc ce n'est pas une apparition au sens d'un phénomène qui part de zéro et qui, tout d'un coup, se produit. Mais c'est transparaître à partir d'un niveau de réalité qui n'est pas phénoménale, le laisser percevoir à travers son existence propre.
Y O : Oui. C'est-à-dire que ce n'est pas une simple apparition phénoménale, car ça, c'est au niveau du commun des mortels. Alors que tôdatsu c'est au niveau de l'Éveillé, au niveau des pratiquants. Comme François vient de l'expliquer, il y a deux sortes de calligraphes : apparaître et disparaître ça concerne le mauvais calligraphe qui trace des choses à la surface comme surface, mais sans profondeur ; et concernant tôdatsu, même s'il s'agit d'une feuille de papier sans épaisseur, il y a la profondeur qui jaillit.
B (F A) : Ça advient.
P F : Son geste témoigne de la profondeur en même temps qu'il se dépouille de ses caractéristiques personnelles.
Y O : Oui il se dépouille du niveau phénoménal. C'est la manifestation qui va au-delà de la simple apparition au niveau phénoménal. En effet apparaître et disparaître c'est shô metsu 生滅 et c'est purement phénoménal, c'est le samsâra, c'est naître et mourir. Alors que tôdatsu va au-delà.
Shô metsu 生滅 c'est le moment du « il y a » tandis que tôdatsu, au niveau du cercle, c'est le troisième moment qui est l'unité de « il y a » et « il n'y a pas ».
A-C J : Moi ça me fait penser à l'ikebana : l'espace révèle la fleur et la fleur révèle l'espace. Est-ce que ça a à voir ?
Y O : À mon avis, oui. Et c'est très profond ce que tu dis.
A-C J : C'est comme le noir révèle le blanc.
Y O : Tout à fait.
Paragraphe 4.
« L’Éveillé dit : « Tous les existants sont en dernier lieu la délivrance de soi ; ils sont sans nulle demeure. »
Sachez-le, bien qu’ils soient délivrés et affranchis de toutes attaches, les existants demeurent à leur niveau de la Loi. Et pourtant, quand l’homme voit l’eau, il s’obstine à voir seulement que l’eau coule et se déverse sans demeurer. L’eau a une multitude de manières de couler, et ce que l’homme voit n’en est qu’une partie. C’est-à-dire que l’eau coule et pénètre partout sur la terre et aux cieux, elle coule et pénètre partout vers le haut et vers le bas, et elle s’écoule aussi jusqu’à un seul méandre et les neuf abîmes. Ascendante, elle fait des nuages, descendante, elle fait des gouffres. »
Y O : Ce passage peut faire plaisir aux disciples de Philippe [8].
P F : Parce qu'il mentionne « sans demeure » ?
Y O : Oui, mais c'est profond !
► « Les existants demeurent à leur niveau de la loi », qu'est-ce que ça veut dire ?
Y O : C'est une bonne question. Ce que j'ai traduit par « demeurer au niveau de la Loi » c'est jû.i 住位: jû 住 c'est demeurer, et i 位 c'est le niveau. Or, quand on parle de niveau dans les corpus bouddhiques, on sous-entend que c'est le niveau de la Loi (du dharma), et on est au niveau de la Loi quand on est là où il faut être. Autrement dit, on demeure à son niveau de la Loi telle que la Loi nous l'indique.
Par exemple en ce moment je suis à mon niveau de la Loi, mais si je faisais de la peinture, je n'y serais pas parce que je ne suis pas peintre.
A A : Est-ce que ça a un rapport avec l'existence juste ?
Y O : Tout à fait, il y a le sens de justesse.
Par ailleurs, dans la vie il y a du bien-être et de la souffrance. Et quand on est là où il faut être, on est heureux au sens profond du terme : c'est ça jû.i. C'est être là où la Loi nous invite à être.
P F : Parfois on termine des cérémonies en prononçant des vœux pour un malade et on dit : « pour qu'il aille où il doit aller ». Ça veut donc dire « pour qu'il soit à son niveau de la loi », quel que soit ce niveau.
P M : Donc ce n'est pas nécessairement la guérison.
Y O : Oui, c'est ça. Et c'est l'acceptation qui est importante. Et dans le christianisme c'est « que ta volonté soit faite ».
P F : C'est le fait que chacun accepte que l'ordre cosmique soit plus fort que son ego.
Y O : Qu'il soit en harmonie avec.
P F : Son ego n'est qu'un aspect de l'ordre cosmique.
Y O : C'est ça. C'est parce que souvent il y a beaucoup de décalage entre ma propre perception égotique et l'ordre cosmique, qu'il y a tant de souffrances inutiles.
P M : C'est pour ça que je pense que la vérité est multiple parce qu'on a chacun la perception qui correspond à notre place. Ce qui est important c'est de percevoir comme il faut qu'on perçoive. Par exemple le poisson ne se trompe pas.
Y O : Oui. Tout à fait. Et cette multitude est justement une seule. Il y a toujours le jeu de l'un et du multiple.
« Ils sont sans nulle demeure » traduit l'expression mu u sho jû 無有所住 : jû 住 c'est habiter ; sho 所 c'est le lieu, donc shojû 所住 c'est le lieu où habiter ; u 有 c'est "il y a" ; et mu 無 c'est "il n'y a pas". Donc « il n'y a pas "il y a" de lieu où demeurer », d'où tout simplement « il n'y a pas de demeure ».
► La délivrance n'a pas de lieu, elle part de ce qu'on est.
Y O : Oui. Jû.i c'est donc habiter à son niveau de la Loi, et ce n'est autre que la délivrance. Et ici le protagoniste c'est l'eau, l'eau qui ne cesse de couler. Et pourtant cet écoulement lui-même n'est autre que la demeure de l'eau à son niveau de la Loi.
Et ceci est la même chose pour les moines sans demeure : ne pas avoir de demeure, justement c'est votre demeure. Dans cette instabilité apparente, en réalité il y a de la stabilité puisqu'on suit la Loi.
Paragraphe 5.
« Dans le Monshi il est écrit : « Montée aux cieux, la voie de l’eau fait pluies et rosées, descendue sur la terre, elle fait fleuves et rivières. »
Même ce qui est dit par le profane est ainsi. Ce serait le comble de la honte, si ceux qui se prétendent les descendants des éveillés et des patriarches étaient moins éclairés que le profane. Voici le sens de ce qui est dit : quoique la voie de l’eau ne soit pas objet de perception pour l’eau, celle-ci la pratique bien, et la rend visible. Quoique la voie de l’eau ne reste pas sans être perçue de l’eau, celle-ci la pratique bien, et la rend visible. »
Y O : Monshi est un corpus de la tradition taoïste. C'est pour cela qu'il y a le mot profane. En effet pour maître Dôgen le taoïsme est une tradition profane.
P F : Là Dôgen propose un parallèle entre d'une part l'eau qui coule et le lit de l'eau, et d'autre part le pratiquant qui pratique et la Voie qu'il est en train de suivre dans sa pratique.
Y O : Oui. Et ce qui est intéressant c'est que c'est le même caractère qui désigne la voie de l'eau et la Voie des pratiquants. Pour "la voie de l'eau" c'est 水の道 qu'on lit en lecture kun : mizu no michi. Et en effet les pratiquants doivent apprendre la Voie de l'Éveillé grâce à l'eau. L'eau pratique spontanément la voie de l'eau pour se réaliser elle-même. Et donc il y a beaucoup de choses à apprendre de l'eau et de la montagne aussi, d'où le titre du fascicule Sansuikyô : le sûtra (c'est-à-dire l'Écriture qui porte l'enseignement de l'Éveillé) de la montagne et de l'eau.
Dans un autre texte Dôgen dit « la Nature (sansui) n'est autre qu'un maître », il faut apprendre la Voie avec la Nature qui est le maître de la Voie. C'est pour cela que parfois on rapproche l'enseignement taoïste (qui est fondé sur la nature) du bouddhisme.
P F : Ensuite Dôgen envoie deux phrases qui semblent en opposition. En effet l'eau pratique sa voie et rend visible sa voie par cette pratique, mais cela a lieu dans deux conditions : dans une condition où l'eau ne perçoit pas la voie, et aussi dans une autre condition où l'eau perçoit la voie.
Y O : C'est ce que je voulais dire moi aussi : à la fois elle perçoit et elle ne perçoit pas.
Gengyô 現行 c'est « faire manifester par la pratique » car gen 現 c'est rendre visible, manifester, et gyô 行 c'est la pratique.
Et vous qui êtes pratiquants vous devez certainement comprendre. Quand vous faites la pratique il y a des choses qu'à la fois vous percevez, mais que vous ne percevez pas, en même temps.
N T : Il y a une allée et venue incessante entre le fait d'être en immersion dans l'eau (dans la pratique) et le fait de voir l'eau. Il y a un aller-retour incessant entre l'étude (l'observation) et la pratique.
Y O : C'est en ce sens que je parlais. Et quand vous percevez ou que vous ne percevez pas, il ne s'agit pas de deux objets ou d'un objet extérieur. Il s'agit de vous-même. Vous vous percevez vous-même tout en ne vous percevant pas.
► Est-ce que c'est la perception de la non-pensée ?
Y O : On peut dire ça. C'est à la fois conscient et non conscient. Si moi-même j'essaie de visualiser des choses (j'essaie de me percevoir), je ne perçois rien du tout. Mais il y a une perception qui est donnée, qui advient.
J D : C'est la pratique qui perçoit.
Y O : Voilà. Et je suis assez souvent étonnée de la profondeur des choses que peuvent exprimer des pratiquants dont certains n'ont lu aucun texte. De toute façon, pratique et étude sont nécessaires, mais si jamais, du fait des circonstances, les pratiquants ne peuvent pas faire d'étude, ils ne sont pas pour autant démunis de la perception telle que le maître zen la délivre.
Y-I : C'est peut-être l'expérience qu'on a dans la méditation où, quand quelqu'un donne un grand coup et qu'on ne s'y attend pas, au début on fait un bond, mais après on ne sursaute plus et pourtant le bruit est toujours soudain et il est là. Il n'y a plus de perception et on le perçoit quand même.
Y O : Je ne sais pas si ça correspond à ce que tu viens de dire, mais est-ce que vous savez comment Dôgen a réalisé l'éveil en Chine avec maître Nyojô ?
J D : C'est quand son maître a donné un coup de chaussures sur celui qui dormait à côté de lui.
Y O : Voilà. Et cela ne veut pas dire que Dôgen était endormi. Bien au contraire il était dans la plénitude de la méditation, mais il ne savait pas qu'il était éveillé. C'est justement avec ce bruit qu'il s'est aperçu qu'il était dans la plénitude.
C M : Cela me fait penser à une expérience personnelle. En seshin, dans le rinzaï, on a des entretiens privés avec le roshi, et on tape sur une cloche juste avant d'entrer dans la pièce où il est. Plusieurs fois, en sonnant la cloche, le son m'a dit dans quel état j'étais.
Y O : C'est tout à fait ça. Au fond tu savais. Percevoir et percevoir la perception c'est deux niveaux différents. L'an dernier on a parlé de deux niveaux différents à propos du savoir : le savoir, et le savoir du savoir.
F C : Moi je fais un parallèle avec le Kyudô (la voie du tir à l'arc), ce qu'on appelle sanmi ittai 三位一体, les trois en un. C'est l'union du corps, de l'esprit et de l'arc. Et c'est vrai que, lors d'un beau tir bien réalisé, on ne sait plus trop qui ou quoi ouvre l'arc dans ce moment de plénitude qui demeure…
Paragraphe 6.
« Montée aux cieux, la voie de l’eau fait pluies et rosées. Sachez-le, lorsque l’eau est montée à une multitude des plus hauts cieux et à une multitude de directions ascendantes, elle fait pluies et rosées. Les pluies et les rosées diffèrent selon les mondes. Dire qu’il y a des endroits que l’eau ne saurait atteindre relève de l’enseignement du Petit Véhicule et des Auditeurs ou bien d’une doctrine pernicieuse hors de la Voie. L’eau atteint même le sein des flammes ; elle atteint même le fond du cœur, de la mémoire, de la pensée et de l’entendement ; elle atteint même le sein de l’Éveil, de la Sagesse et de la nature de l’Éveillé. »
Y O : Ce qui est important dans ce paragraphe, ce sont les trois dernières lignes.
Et tout à la fin il y a l'Éveil, la Sagesse et la nature de l'Éveillé [kaku chi busshô ri 覚智仏性裏] : kaku 覚 c'est l'Éveil ; chi 智 c'est la sagesse ; busshô 仏性 c'est la nature de l'Éveillé ; et ri 裏 littéralement c'est le verso. Donc j'ai traduit « le sein de l'Éveil, de la Sagesse et de la nature de l'Éveillé ». Qu'est-ce que ça veut dire que l'eau atteint même cela ?
Ici, au niveau littéraire, l'eau fonctionne comme une métaphore. C'est ce que j'ai essayé de dire au début de la séance.
On a vu le caractère soku qui correspond au moment de la médiation. Donc ici l'eau est une métaphore de la médiation, médiation immédiate qui n'a pas d'intermédiaire. C'est pour cela que l'eau est partout, y compris au sein de l'Éveil, de la Sagesse et de la nature de l'Éveillé. L'eau pénètre partout, et puisque c'est une médiation, elle ne se voit pas. Justement, c'est la plénitude de la médiation dans laquelle l'existence (il y a) et la non-existence (il n'y a pas) ne font qu'un.
P F : Est-ce que le terme médiation est à prendre au sens d'interposition entre deux réalités, ou au sens de milieu dans lequel les choses se déroulent ?
Y O : Les deux sont exacts. Simplement, dans la représentation mentale il y a toujours un espace. Dans la perception il y a le sujet percevant, l'objet perçu et il y a le milieu. Simplement, comme je l'ai souligné au début, c'est sans épaisseur, sans espace. Je ne sais pas si vous comprenez.
P F : C'est ce qui fait que ça colle…
Y O : Sans se coller.
P F : On a kû et shiki qui collent ensemble dans l'instant sans que le temps ait quelque chose à faire là-dedans, grâce à cette espèce de colle particulière.
► Ça unit et ça sépare, les deux à la fois.
Y O : Oui, les deux. Justement c'est fu soku fu ri 不即不離, une expression que je vous invite à mémoriser : soku 即 signifie immédiat ; ri 離 c'est séparé. Donc fu soku fu ri 不即不離 veut dire « ni séparé ni collé » et je traduis par « ni pour ni contre ».
Par ailleurs il y a une métaphore magnifique, qu'on trouve très fréquemment dans le Shôbôgenzô, la lune qui se reflète au milieu de l'eau. L'eau et la lune ne sont jamais collées et pourtant elles sont inséparables. C'est ça. Et dans cette unité-là il y a forcément une médiation, mais elle est sans épaisseur. On ne peut jamais saisir l'eau dans laquelle se reflète la lune et pourtant elle existe.
P F : Cette médiation se joue entre l'image de la lune et l'eau, elle ne se joue pas entre la lune elle-même et l'eau.
Y O : Je n'ai pas compris.
P F : Quand tu dis qu'il y a une médiation, c'est dire entre l'image de la lune qui colle…
Y O : Justement ça ne colle pas. C'est inséparablement lié mais sans jamais coller. La lune n'est pas collée à l'eau parce qu'elle s'y reflète, mais elle ne fait qu'un avec l'eau.
► Si on enlève un des deux, il n'y a pas. S'il y a des nuages qui cachent la lune, il n'y a plus de reflet.
Y O : Voilà. C'est pour cela que dans le bouddhisme on utilise souvent cette métaphore à propos de l'Éveil.
Vous vous rappelez une phrase du Genjokôan : « L'Éveil vient demeurer chez un homme éveillé comme la lune qui se reflète au milieu de l'eau ». L'homme éveillé ne capture pas pour autant la lune (qui est l'Éveil), et pourtant cet homme éveillé ne fait qu'un avec l'Éveil (qui est la lune). Donc l'homme est un peu comme l'eau qui accueille. C'est un accueil.
Nyo sui chu getsu 如水中月: nyo 如 signifie "comme" ; sui 水 c'est l'eau : chu 中 c'est le milieu ; getsu 月 c'est la lune. D'où nyo sui chu getsu « comme la lune au milieu de l'eau », comme le verbe "refléter" est sous-entendu, je traduis par « comme la lune qui se reflète au milieu de l'eau ». C'est ça la véritable unité. Alors que l'homme veut toujours saisir quand il y a l'unité, pour la sauvegarder. Non, dans la véritable unité, justement, on laisse l'autre libre. L'eau laisse la lune libre.
La lune n'est pas mouillée et l'eau n'est pas brisée.
Il n'y a pas d'unité plus parfaite que cette unité de l'eau et de la lune.
Paragraphe 7.
« « Descendue sur la terre, la voie de l’eau fait fleuves et rivières. » Sachez-le, lorsque l’eau descend sur la terre, ellefait fleuves et rivières. L’esprit des fleuves et des rivières saitse transformer en sages. Le commun des mortels et lesépigones s’imaginent que l’eau se trouve toujours dans lesrivières, les fleuves, les mers et les ruisseaux. Tel n’est pas lecas : c’est dans l’eau que se forment les rivières et les mers.Ainsi l’eau existe-t-elle là où il n’y a ni rivières ni mers. Cen’est que lorsque l’eau descend sur la terre qu’elle se revêt del’acquis des rivières et des mers. Ne considérez pas non plusque, là où l’eau a formé rivières et mers, il ne doive exister nile monde ni la terre de l’Éveillé. Même dans une seule goutted’eau se réalisent comme présence d’innombrables terres duroyaume. Ainsi, ce n’est pas dans la terre de l’Éveilléqu’existe l’eau ; ce n’est pas non plus au sein de l’eauqu’existe la terre de l’Éveillé. La demeure de l’eau neconcerne ni les trois temps : le passé, le présent et le futur, nile plan de la Loi. Et, bien que ce soit ainsi, voilà le kôan del’eau qui se réalise comme présence. »
Y O : « Voilà le kôan de l’eau qui se réalise comme présence » [Sui genjô no kôan nari 水現成の公案なり] donc l'eau elle-même est un kôan comme chacun de nous est un kôan. C'est-à-dire que chacun de nous est une énigme pour lui-même, et il faut résoudre cette énigme de l'existence. C'est ça la réalisation de soi.
C M : Dans ce paragraphe il y a un renversement...
Y O : Tout à fait. Il y a un renversement complet du contenant et du contenu : ce n'est pas parce qu'il y a les rivières et les mers que l'eau est là, bien au contraire, c'est parce que l'eau est là qu'il y a les rivières et les mers, les fleuves.
N S : L'eau précède la forme.
Y O : Tout à fait : c'est l'eau qui donne la forme.
B (F A) : C'est le prototype de ce qui va venir après.
Y O : Absolument. Concernant ce renversement, en christianisme dit que ce n'est pas dans le paradis ou dans les cieux que Dieu existe, mais que là où existe Dieu il y a le paradis et il y a les cieux.
Au milieu du paragraphe il y a une belle expression : « dans une seule goutte d'eau se réalisent comme présence d'innombrables terres du royaume. » Il y a une correspondance entre le microcosme et le macrocosme.
Paragraphe 8.
« Là où parviennent les éveillés et les patriarches, l’eau parvient toujours. Là où parvient l’eau, les éveillés et les patriarches se réalisent toujours comme présence. C’est pourquoi ces derniers, toujours en triturant, font de l’eau leur corps, leur cœur et leurs pensées. Il n’est donc dit ni dans les écritures bouddhiques ni dans les écritures non bouddhiques que l’eau ne monte pas vers le haut. La voie de l’eau pénètre partout en haut et en bas, aussi bien verticalement qu’horizontalement. »
Y O : Ce paragraphe est la continuité simple du paragraphe précédent. Et il y a toujours cette imbrication de l'eau, donc de la sphère de la nature, avec la sphère des éveillés et des patriarches, cela dès la première ligne.
► On trouve encore le terme triturer.
Y O : Oui c'est toujours problématique que cette traduction de nen 拈. Le sens littéral de ce caractère nen c'est « prendre quelque chose et faire tourner ». Si vous trouvez un meilleur verbe pour traduire, je veux bien…
D'autant plus que nen 拈 est un mot important parce que dans la scène fondatrice de la Voie de l'Éveillé, quand l'Éveillé Shâkyamuni a pris une fleur et l'a triturée (tournée) Kâçyapa a souri : à ce moment-là la transmission de la Voie s'est réalisée.
Nenge 拈華 c'est la trituration de la fleur.
N T : J'avais vu que vous aviez utilisé le verbe triturer pour la fleur, et ça me gênait parce que pour moi c'était plutôt "tourner la fleur", comme tourner la roue. Ensuite je suis allée voir le dictionnaire et j'ai vu que triturer s'employait en chimie au sens de triturer une matière pour donner une autre forme. Dans son sens-là ça va, mais dans le sens commun triturer c'est un peu nerveux, c'est… !
► La trituration c'est un terme alchimique.
Y O : Oui, il y a un peu ça. Mais nen 拈 c'est vraiment un terme zen. Par exemple nenro 拈弄 c'est une trituration des corpus : quand le maître zen travaille les Écritures pour formuler autrement la même vérité bouddhique, c'est nenro 拈弄 où nen 拈 signifie triturer et ro 弄 c'est jouer. Donc le maître zen à la fois joue avec l'Écriture et il la broie, il la pétrit. Peut-être d'ailleurs que pétrir serait une bonne traduction.
► Pétrir un texte ça va, mais pétrir une fleur c'est un peu plus difficile à entendre !
► On pourrait garder pétrir pour certains emplois.
Y O : Oui, mais en ce qui me concerne, à cause de l'étude philologique, je préfère traduire un mot japonais par un mot français, je ne veux pas changer.
Triturer a quand même un sens fort et profond. Le maître transmet en triturant, et vous vous êtes invités à triturer le Shôbôgenzô, c'est ce qu'on fait ici.
P F : On pourrait renommer notre atelier : « atelier de trituration du Shôbôgenzô ». Je propose au moins que dans le sous-titre de notre atelier d'étude au lieu de mettre « apprendre, créer, partager », on mette « apprendre, triturer, partager ». par là on attire l'attention sur un point fondamental.
Y O : C'est plus fidèle. Pourquoi pas.
Il est l'heure, on peut continuer de lire cette deuxième partie.
P F : Ça dépend de ceux qui ont un train prendre.
C M : Ce soir on ramène un ami chez nous.
Y O : Ah oui ! On n'a pas encore le temps de présenter Bernard Durel ici présent. Il est frère dominicain, et aussi prêtre. Il est très connu par son étude et sa pratique du zen. Il a publié un livre chez Albin-Michel : « Le nuage d'inconnaissance ». Il a écrit des articles sur le christianisme et le zen [9]. Il habite à Strasbourg.
P F (qui a regardé entre-temps sur Internet) : Vous êtes élève de Karlfried Dürckheim [10].
B D : Oui.
Y O : Il est dominicain, donc dans la lignée de maître Eckhart.
B D : Oui, j'ai même été prieur de la communauté de Strasbourg, et dans mon orgueil je disais que j'étais le successeur de maître Eckhart ! Mais en fait en 1870 les Allemands ont détruit la maison [11].
P F : Est-ce que vous seriez hostile au fait que votre visage côtoie les nôtres sur le blog ?
B D : Non.
P F : Donc on fait la photo [12].
[1] Pour plus d'explications, voir le début du 5ème cours de langue japonaise où Y. Orimo a expliqué la différence de ces deux lectures, et où nous avons vu les conséquences pratiques pour la lecture des sûtras actuellement.
[2] Yu-Ing est chinoise et connaît la lecture chinoise de nombreux caractères.
[4] La question posée était : « La nature dont on parle ici (la montagne, l'eau, les nuages) est-ce qu'on considère que ça existe dur comme fer ou est-ce que c'est une projection de l'esprit ? De quoi on parle ? »
[5] Un peu plus loin soku 即 sera traduit par "immédiatement".
[6] Voici les trois mots qui figurent sur le cercle : shiryô 思量 (pensée), fushiryô 不思量 (non-pensée), hishiryô 非思量 (ce qui n'est pas de l'ordre de la pensée).
[7] Voir le message "Six kakis" peinture chinoise commentée par Barbâtre.
[8] La Sangha Sans Demeure est groupe d’amis et de disciples du moine Philippe Reiryu Coupey (voir leur site web zen-road.org). Dans l'atelier il y a trois "moines" (dont une nonne) de cette Sangha.
[9] Par exemple un texte en fichier pdf et des vidéos : BERNARD DUREL : ENTRE LE COUSSIN ET L'AUTEL « Je ne .... et http://www.castelmen.org/?page=zen .
[9] Dans le texte "Entre le coussin et l'autel", (voir note précédente), Bernard Durel dit qu'au niveau du zen, en plus de Dürckheim il a fréquenté le centre de méditation dirigé par le bénédictin allemand, Willigis Jäger à Würzburg, qu'il a fait partie d'un des échanges entre moines chrétiens et moines zen en 1990, qu'au Japon il a rencontré Shigeto Oshida (1922-2003), un dominicain qui vivait dans une sorte d'ermitage zen.
[11] Arrivés à Strasbourg en 1224, les frères dominicains édifient leur couvent sur le site actuel du Temple-Neuf en 1254. Foyer de la mystique rhénane au XIVe siècle, ce couvent accueille Maître Eckhart (1260-1328) et Jean Tauler (1300-1361). Après avoir quitté Strasbourg en 1531, les frères dominicains y construisent leur nouveau couvent en 1927.
[12] Cette photo va être mise sur le blog dans un autre message.