Compte-rendu Sansuikyô 1ère séance du 16/12/2013
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Atelier d’étude du Shôbôgenzô du 16/12/2013 à l'Institut d'Études Bouddhistes
山水經[SANSUIKYÔ]
LE SÛTRA DE LA MONTAGNE ET DE L'EAU
Après un retour sur la séance précédente où une question n'avait pas eu de réponse faute de temps, Y Orimo a présenté le fascicule Sansuikyô : contexte de production, titre, composition, traduction. Ensuite l'introduction et la première partie de Sansuikyô ont été lues et commentées. Les notes 2 et 9 sont des réponses apportées par Y. Orimo à des questions posées après l'atelier. Les notes 4, 5 et 6 comparent des traductions des mêmes passages.
Christiane Marmèche
Y O : Cet atelier est le premier atelier consacré au fascicule intitulé Sansuikyô. On reviendra dans un instant sur le titre que pour l'instant je traduis par « Le sûtra de la montagne et de l'eau ». C'est l'un des textes majeurs du recueil Shôbôgenzô. C'est très poétique mais aussi profondément philosophique et doctrinal.
Nous avons au total quatre séances et heureusement ce fascicule peut se diviser assez objectivement en quatre parties d'une longueur à peu près égale.
Mais vous allez voir que ce texte est d'une telle profondeur, d'une telle densité, que quatre séances c'est-à-dire 8 heures, c'est très court. Et comme aujourd'hui c'est la première séance, je prendrai une vingtaine de minutes pour présenter le texte et ensuite nous ferons la lecture de la première partie. Je prends d'abord 15 minutes pour conclure la séance précédente.
Retour sur une question posée à la séance précédente
La dernière séance était consacrée au fascicule Bendôwa. Et comme nous n'avions pas assez de temps nous sommes allés un peu vite à la fin de la séance. Une question a été posée tout à la fin, elle est fabuleuse mais très problématique, et je n'ai pas eu le temps d'y répondre [1]. Or il faut absolument que je dise quelques mots dessus, ce que je vais faire. Mais là, exceptionnellement, je ne vous invite pas à réagir car si on rentrait dans la discussion, ça prendrait toute la séance et même plusieurs séances. Donc je fais un petit exposé très succinct, et si la compréhension vous échappe, ça n'a aucune importance !
P F : En revanche on peut inviter chacun à réagir sur le blog.
Y O : Oui, c'est une bonne idée.
Peut-être que je me trompe, mais je me permets d'interpréter cette question de la façon suivante : « Est-ce que dans le Shôbôgenzô maître Dôgen parle du monde tel qu'on le voit pour nous donner un enseignement ? Sinon quelle est sa finalité ? » Je relève cinq points.
Premier point : correspondance entre zazen et Écriture.
Cette question qui est posée devant l'écriture, en l'occurrence devant le Shôbôgenzô, ressemble aux questions que les gens du monde posent en regardant les personnes qui pratiquent le zazen (l'assise zen). Il est évident que quand vous pratiquez, vous êtes assis sur un coussin, au sol. Et pourtant, les gens du monde posent la question : « Que faites-vous, quelle est la finalité ? » Et devant l'écriture qu'est le Shôbôgenzô, vous posez la même question : « Qu'est-ce que c'est que cette écriture ? »
Donc ce premier point concerne la correspondance entre la question posée devant le zazen et la question posée devant une écriture du genre de celle du Shôbôgenzô.
Deuxième point : pourquoi y a-t-il cette correspondance ?
Si vous suivez l'enseignement du zen, vous savez tous que le zazen n'est jamais le moyen d'obtenir quelque chose puisque c'est mushotoku 無所得 (sans but ni profit). Ce n'est même pas pour obtenir l'éveil. Le zazen est le zazen.
Pour le Shôbôgenzô c'est exactement pareil en tant qu'écriture. Ce n'est jamais un moyen de faire passer un message quel qu'il soit, même s'il s'agissait d'un message extrêmement métaphysique et extrêmement beau sur le dharma (la Loi). Non, ce n'est pas un moyen.
D'autre part, dans le Shôbôgenzô, le langage n'est jamais conçu comme un moyen de transmettre un enseignement, en l'occurrence la vérité universelle déjà toute faite.
Troisième point : parler du monde ?
La question posée est d'abord celle-ci : « Est-ce que le Shôbôgenzô parle du monde ? »
Je réponds « non ». En effet, le Shôbôgenzô est le monde. Parler du monde / être le monde : il y a un abîme qui se creuse.
C'est en ce sens que je voudrais citer ce que j'ai déjà médité très longuement dans le tome 2 de la traduction intégrale du Shôbôgenzô, p. 276, dans la variation 2. Dans ce passage je cite le regretté Pierre Hadot, professeur émérite du collège de France, qui lui-même cite Wittgenstein un grand philosophe mystique qui a écrit le Tractatus :
« Il me semble que tout le Tractatus peut se résumer à cette formule extraordinairement concise : “Ce qui exprime dans le langage, nous ne pouvons l'exprimer par le langage” (4.121). Personne n'a jamais exprimé aussi clairement et aussi profondément ce qu'il faut bien appeler le mystère du langage qui est identique au mystère du monde. »
C'est en ce sens que le Shôbôgenzô, en tant que mode d'expression, est, à mon sens, le plus proche de la poésie et de la peinture. Tout est au niveau du signifiant, et non du signifié c'est-à-dire du contenu. J'ai déjà dit que l'important n'est pas le contenu.
Si je qualifie le Shôbôgenzô de poésie, ce n'est pas pour une question esthétique. La surface littéraire du Shôbôgenzô n'est pas forcément belle, même le plus souvent elle est rocailleuse. Mais c'est pour la question du fond métaphysique que je dis que le Shôbôgenzô est une immense poésie, une immense parabole.
Quatrième point : enseignement ?
Je prends la suite de la question : « Est-ce que Dôgen a écrit le Shôbôgenzô pour nous donner un enseignement ? » La réponse peut être « oui » mais elle peut être « non », tout dépend de la façon dont on prend le mot "enseignement". Et d'ailleurs tout l'enseignement du zen est là.
Les gens du monde conçoivent le plus souvent l'enseignement sous forme de préceptes, un peu comme l'émission télévisée : « Fais pas ci, Fais pas ça ». Ça c'est le mal, il ne faut pas le faire mais ça c'est le bien, il faut le faire. Et le professeur donne un savoir formel. Dans le bouddhisme on trouve ça plutôt dans la tradition Theravâda, la tradition du Petit Véhicule. L'enseignement tel qu'il est conçu dans la tradition du Grand Véhicule, celle du Mahayâna, surtout dans l'école zen, et surtout chez maître Dôgen, est tout autre. Il ne s'oppose pas aux préceptes, mais il va nettement au-delà. Et c'est pourquoi, parfois, pour des personnes conditionnées par l'enseignement du Theravâda, la conception du zen est extrêmement déstabilisante, parce qu'elle pose la question fondamentale : qu'est-ce que l'enseignement ?
Un mot sur l'enseignement tel qu'il est conçu dans la tradition zen.
Toujours, au fond de cet enseignement dans la tradition zen, il y a la conception de non-dualisme. Et il ne consiste pas à donner telle ou telle formulation en termes de bien ou de mal, mais essentiellement, et surtout chez Dôgen, il s'agit de la transformation.
Vous connaissez l'importance du caractère ten 転qu'on a déjà vu plusieurs fois et qui signifie « transformer » mais aussi « renverser, tourner », et aussi le caractère nen 拈que je traduis par « triturer » mais aussi par « tortiller ». Donc il faut tourner.
Autrement dit, selon la doctrine de non-dualisme, il n'y a pas d'opposition entre le bien et le mal fondamentalement, ni entre le vrai et le faux. Pour dire cela plus rapidement : ce qui est vraiment vrai dans l'esprit de Dôgen est le faux transformé en vrai. Le vrai qui s'oppose simplement au faux, ce n'est pas le "vraiment vrai". Le "vraiment vrai" c'est le vrai qui englobe à l'intérieur de lui-même son contraire, c'est-à-dire le faux [2]. C'est pourquoi ne pas opposer le bien au mal, le vrai au faux, c'est fondamental.
Je vous donne un exemple très simple mais parlant. Une nonne de l'école Sôtô japonaise a dit : « Dans la vraie éducation il ne s'agit pas de supprimer les défauts mais de transformer les défauts en qualités. » Tant que les défauts ne sont pas transformés en qualités, ce n'est pas le vrai enseignement ni la vraie éducation.
Pourtant le plus souvent l'éducation, surtout dans certains milieux un peu bourgeois, vise à fabriquer des personnes convenables jusqu'à supprimer complètement la personnalité de tel ou tel enfant. Mais le vrai enseignement c'est mettre en lumière les endroits où il y a des problèmes, et les transformer vers quelque chose de constructif.
Par exemple à des jeunes de banlieue violents qui ne savent pas comment utiliser leur énergie débordante, leur dire « Ne soyez pas violents », ça n'a aucun sens. Par contre, on peut leur donner des moyens pour orienter cette énergie vers quelque chose de constructif. Par exemple il y a le sport, et en particulier les arts martiaux sont excellents pour apprendre le respect de l'autre etc.
Cinquième point : la pratique dans l'étude.
Et maintenant on va voir que, pour que cette transformation s'opère, il faut la pratique.
Nous avons vu dans l'échange 16 de Bendôwa l'erreur de Sokukô qui a bien compris les choses mais qui n'a pas pratiqué.
Et aussi je vous signale un point important. Les pratiquants, quand ils parlent de la pratique, s'imaginent que voilà, il y a le non-dualisme, donc d'un côté il y a la pratique de zazen et de l'autre côté il y a l'étude. Ce n'est pas complètement faux. Mais simplement il faut bien comprendre que le vrai non-dualisme dit que dans chacun des côtés l'autre est déjà là.
Autrement dit, ceux qui pratiquent vraiment et qui n'ont jamais sans doute fait d'étude scripturaire au niveau de l'écrit, comprennent le sens de l'Écriture. C'était par exemple le cas du sixième patriarche Daikan Eno (Huineng).
Et pour l'étude, c'est pareil : la vraie étude doit comprendre à l'intérieur d'elle-même son autre, c'est-à-dire la pratique. Et dans ce cas-là, qu'est-ce que cette pratique qui est comprise à l'intérieur même de l'étude ? Pour moi cette pratique c'est la recherche philologique, c'est le travail de la traduction et de l'interprétation. C'est pour cela d'ailleurs que c'est passionnant, et là je témoigne. Si on considère que c'est seulement un travail de traduire un texte, ce n'est pas la peine d'y consacrer sa vie. Mais sinon, il y a vraiment cette force transformatrice qui s'opère quand on travaille.
Un mot pour terminer : comment pratiquer dans l'étude ?
Vous, vous êtes Français et donc vous pouvez dire : « Nous sommes mal placés pour l'étude du Shôbôgenzô parce que nous n'avons pas accès au texte original, comment alors nous est-il possible de pratiquer ? » Je voudrais vraiment, sincèrement et objectivement, vous encourager à pratiquer puisque déjà vous êtes au même niveau que les japonais qui n'ont jamais fait l'étude du bouddhisme ni du japonais classique : ils ne comprennent rien concernant le Shôbôgenzô. Donc vous êtes au même niveau. Et d'autre part, vous êtes nombreux à étudier la syntaxe dans la langue japonaise, je suis en train de vous donner les outils. Avec les outils et avec cette compréhension profonde du Shôbôgenzô vous commencez à vraiment faire la pratique au niveau de la lecture.
Un seul exemple. La dernière fois vous avez soulevé la question à propos du mot "vœu". Nous sommes allés voir le mot original que ce mot traduisait : kokorozashi こころざしqui se décompose en こころkokoro (le cœur) et ざしzashi qui est un verbe qui signifie « orienter, s'orienter vers, tourner, se tourner vers ». Et c'est François Marmèche qui a dit : dans ce cas la meilleure traduction ce n'est pas "vœu" mais c'est plutôt "orientation du cœur".
Et donc comme ça, peu à peu, si vous lisez des traductions, non seulement la mienne mais plusieurs si c'est possible, si vous lisez avec l'œil critique, pas forcément malveillant, peu à peu vous allez constituer votre propre lexique qui sera tout à fait valable. Et là vous êtes mieux placés que moi. C'est comme ça que le grand travail d'exégèse du Shôbôgenzô peut démarrer en Occident, en France.
Voilà la fin de ma réponse.
Sansuikyô 山水經
1°) Présentation de Sansuikyô.
a) Les circonstances de sa production.
Sansuikyô fut exposé le 18 du 10e mois de l'an 1240 au monastère Kôshô-ji.
Je vous rappelle quelques éléments de la vie de maître Dôgen. Après son séjour en Chine, il construit son premier monastère Kôshô-ji à Kyôto en 1233. Et en 1243, donc au bout de 10 ans, il quitte soudain la capitale Kyôto pour s'installer dans la province d'Echizen qui se trouve au nord de Kyôto.
D'autre part l'apogée de la production du Shôbôgenzô a lieu dans les années 1242-1244, ce qui fait que l'année 1240 se situe déjà à l'époque de la grande maturité de maître Dôgen, d'où cette splendeur du texte Sansuikyô.
Un autre point à signaler c'est que Sansuikyô l'un des rares textes du Shôbôgenzô dont le manuscrit original écrit par la main de maître Dôgen lui-même soit conservé. Il se trouve dans le temple Zenkyû-in de l'école Sôtô dans la préfecture actuelle d'Aichi, assez près de l'ancienne capitale Kyôto. Et « manuscrit original » s'appelle en japonais shin pitsu 真筆 qui veut dire littéralement « vrai pinceau », ou bien shin seki 真跡 qui veut dire littéralement « vraie trace ».
Je vous ai apporté un livre où se trouvent plusieurs photographies du manuscrit original. Comme vous pouvez le voir, et comme je vous l'ai déjà dit plusieurs fois, le manuscrit en écriture chinoise et en écriture japonaise ne comporte ni ponctuation ni division du texte. Donc il faut couper en phrases et diviser le texte en paragraphes. Déjà la traduction et l'interprétation commencent là.
b) Le titre sansuikyô 山水經.
De façon générale, dans le Shôbôgenzô le titre de chaque fascicule joue un grand rôle. Et ici sansuikyô 山水經est lourd de signification. Je vous invite à couper ce mot en deux parties : sansui 山水 et kyô 經, et je commence par la seconde :
– kyô 經 veut dire « le sûtra ». C'est un idéogramme composé qui a pour clé 糸 le fil, et pour corps un idéogramme qui représente le geste de passer le fil. Et c'est exactement la même étymologie que celle du terme sûtra en sanskrit, puisqu'il signifie « le fil directeur ». L'Écriture est quelque chose qui traverse tous les temps. Ce n'est pas un roman qui surgit puis qui disparaît. Par ailleurs en tant que verbe, kyô 經 signifie « traverser, parcourir, passer ».
– sansui 山水 est formé de deux caractères : san 山 désigne la montagne et sui 水 désigne l'eau : littéralement sansui 山水 signifie « la montagne et l'eau ». Mais métaphoriquement, sui 水 peut représenter tout ce qui concerne les éléments de la nature où il y a de l'eau, c'est-à-dire les fleuves, les rivières, les lacs etc. Par ailleurs le plus souvent les Japonais et les Chinois ne font pas de différence entre le singulier et le pluriel, il y a donc un choix à faire quand on traduit san 山 : on peut mettre la montagne, les montagnes, les montagnes, des montagnes.
Enfin, quand il y a un mot composé comme sansui-kyô, ce qui est important c'est ce qui se trouve à la fin qui est le déterminé, et ce qui précède est le déterminant. Donc je traduis par « le sûtra de la montagne et de l'eau ».
Dans le tome 1 paru il y a une dizaine d'années, j'avais traduit sansuikyô par « montagnes et rivières comme sûtra ». C'est très bon aussi. Il n'y a pas qu'une seule solution. C'est comme le phénomène, on peut le voir sous des angles différents : il y a plusieurs manières de voir les choses et plusieurs manières de dire la même chose. Ce n'est pas au détriment de telle chose qu'on met en relief une autre chose.
À partir de ce que j'ai dit on peut déjà faire deux remarques :
Première remarque.
Sansui 山水 qui désigne littéralement « la montagne et l'eau » désigne la Nature que j'écris le plus souvent avec un N majuscule. En effet, quand les Chinois et les Japonais désignent la nature avec ce mot, c'est la nature dans son état original, sans souillure, avec toute sa pureté et toute sa noblesse. Et c'est pour ça que, au cours de ce discours Sansuikyô, maître Dôgen parle très souvent de kudoku 功徳, la vertu acquise. En effet la nature telle qu'elle est dans son état originel, pur, sans souillure, est pleine de vertu acquise.
Et qui dit nature dit univers du phénomène (shiki 色), tandis que kyô 經 c'est l'écriture, donc c'est le langage. Donc vous voyez déjà qu'il y a la correspondance entre la Nature et l'Écriture. Autrement dit, pour parler en termes philosophiques, c'est la résonance entre l'univers du phénomène et l'univers du langage. Ceci est l'un des thèmes fondamentaux de Sansuikyô.
Et pourquoi y a-t-il correspondance entre la Nature et l'Écriture ? C'est parce que les deux sont fondés sur hô 法(le dharma, la Loi).
Deuxième remarque.
Surtout depuis l'époque moderne le mot shizen 自然 est utilisé pour désigner la nature au sens de l'environnement. Mais la nature en tant que concept à la manière occidentale, est quelque chose de très nouveau pour la culture extrême orientale. Aussi la nature n'est toujours pas un concept pour les japonais. C'est toujours avec la concrétude de la montagne et de l'eau que les peuples extrêmes-orientaux désignent la nature, l'univers du phénomène. Donc dans sansui il y a toute la noblesse de la Nature.
À l'époque médiévale, et notamment chez maître Dôgen, le mot shizen自然 qui était plutôt prononcé jinen, désignait le naturalisme. Il est important de distinguer la Nature et la nature des naturalistes. Maître Dôgen est extrêmement critique à l'égard de la nature telle qu'elle est conçue chez les naturalistes. Pour simplifier les choses, je dirais que les naturalistes sont un peu comme ceux qui se promènent tout nus dans la forêt: voilà c'est la nature.
► Ce sont des naturistes.
Y O : Ah bon. Mais c'est diamétralement opposé à la Nature avec toute sa beauté, toute sa noblesse, toute sa pureté.
P F : Est-ce que tu veux dire par le naturalisme opposé à la Nature, cette idée que la Nature est un objet en soi, parfait, mais que l'homme s'en distingue par la culture ?
Y O : Très bonne question. Justement on va voir dans un instant que maître Dôgen parle très souvent de la vertu. C'est-à-dire qu'à notre insu, dans le domaine invisible, la Nature est en train de travailler : la Nature enfante la Nature. C'est d'ailleurs le thème même du premier kôan qui est celui de Fuyô Dôkai.
En français, quand une femme est en train d'accoucher, on dit qu'elle travaille. Et justement, la Nature, de façon invisible, est en train d'enfanter : la vie enfante la vie. Mais la nature du naturaliste ne travaille pas, c'est spontané, c'est donné, donc il n'y a pas de kudoku 功徳 (vertu acquise).
P F : Pour moi, tu mixtes deux niveaux du naturalisme : le niveau naturiste de ceux qui se baladent à poil dans la nature, et ceux pour qui tout est donné. Et ce n'est pas pareil.
► Oui, je pense que ce serait plus près de ce qui a été dit lorsqu'on a dit que la nature est vécue comme quelque chose d'observable.
Y O : Ah oui, ça c'est encore autre chose. Et maître Dôgen nous invite à observer la nature.
► Est-ce qu'il nous invite à observer le travail de la nature en nous ?
Y O : Oui, justement, il parle de la marche des montagnes et de la marche du Soi qui ne font qu'un. C'est ce qu'on observe quand on fait le zazen : quand on est immobile comme la montagne, on sent la marche du Soi. C'est mon cas.
Tout ça c'est dit dans le discours de maître Dôgen.
c) La composition du texte.
Comme vous le voyez il y a d'abord une traduction qui fait trois lignes dans le texte original japonais et 12 lignes dans mon livre. Je vous ai déjà dit que quand le Japonais est traduit en langue européenne, ça devient toujours beaucoup plus long.
Après cette introduction il y a quatre parties de longueurs à peu près égales :
– La première partie, p. 102-107 est basée entièrement sur le kôan de Fuyô Dôkai 芙蓉道楷 (1043-1118) qui est le huitième patriarche de l'école Sôtô chinoise. C'est un grand maître et dans le fascicule Gyôji 行持 il y a un long passage poétique consacré à ce maître. Voici le kôan : « Les montagnes bleues marchent constamment ; la femme de pierre enfante dans la nuit. »
– La deuxième partie, p. 107-111, est entièrement basée sur le kôan de Ummon Kyôshin 雲門匡真 (864-949), fondateur de l'école Ummon : « La montagne de l’est va sur l’eau. »
– La troisième partie, p. 112-119, est plutôt la partie de transition. Trois corpus sont cités dont l'un est profane puisqu'il appartient à la tradition taoïste. Et, là, maître Dôgen nous invite à faire une étude de la perception.
– La quatrième partie, p. 119-123, est vraiment le discours de maître Dôgen lui-même. Il met en relief son amour de la montagne. Le texte se termine par cette magnifique formule : « La montagne est la montagne et l'eau est l'eau. »
Une dernière remarque concernant cet amour de la montagne de maître Dôgen. Sur la demande du shôgun Hôjô Tokiyori, Dôgen se rend à Kamakura le 3 du 8ème mois de l'an 1247 ; le 13 du 3ème mois de l'an 1248, il retourne au temple Eihei-ji et dit : « J'aime la montagne et je ne quitterai jamais la montagne. »
À ce propos, san 山 (la montagne) désigne le plus souvent dans le bouddhisme à la fois la montagne et le monastère (ou le temple). Donc « Je ne quitterai jamais la montagne » ça concerne aussi le temple Eihei-ji.
L'ironie de l'histoire c'est que maître Dôgen tombe gravement malade le premier mois de 1253. Le 5 du 8ème mois, à la demande de son disciple laïc Hatano Yoshihige, Dôgen se rend à Kyôto pour se faire soigner. Le 15 du 8ème mois, il compose son poème d'adieu dans l'ermitage du Sûtra de la merveilleuse Loi du Lotus à Kyôto. Le 28 du 8ème mois, à l'heure du tigre (vers 4h du matin), il s'éteint à l'âge de 53 ans.
d) La traduction [3].
Un dernier mot sur la traduction qui se trouve dans le tome 1 que j'ai publié en 2005, donc il y a neuf ans de décalage. Pour moi c'est une traduction datée et la version finale sera très différente. Mais je vous garantis l'authenticité de ma traduction. Elle laisse à désirer du point de vue littéraire, mais il n'y a pas de problème de fond, tout est bien traduit. Donc vous pouvez être tranquille au niveau de la compréhension.
2°) Lecture de l'introduction et de la première partie.
L'INTRODUCTION
« Les montagnes et les rivières de ce Présent sont la réalisation comme présence de la Voie des anciens éveillés. Demeurant à leur niveau de la Loi, elles réalisent toutes ensemble leur ultime vertu acquise. Antérieurs à l’éon de la Vacuité, leurs souffles ininterrompus constituent l’activité quotidienne de ce Présent. Antérieur au tout paraître du monde phénoménal, le Soi transparaît en se dépouillant et se réalise comme présence. La vertu acquise des montagnes est si haute, si vaste que, montée sur les nuages, la vertu de la Voie pénètre toujours et partout depuis les montagnes. Le merveilleux acquis du bon vent transparaît toujours depuis les montagnes en se dépouillant. »
Y O : Avant que je vous demande vos réactions, je vais vous donner quelques outils car il y a quelques mots extrêmement importants.
1) Quelques outils concernant le vocabulaire.
a) La première proposition.
Elle est capitale et ceux qui suivent le cours de japonais sont capables de la comprendre :
而今の山水は、古仏の道現成なり。Nikon no sansui wa, ko butsu no dô genjô nari.
Je vous signale que la syntaxe est la même pour le japonais classique et pour le japonais moderne, simplement il y a des mots qui changent : ici nari なり estl'équivalent de desu です. La particule wa はdésigne le sujet (il se trouve avant), donc la structure de la phrase est de la forme « A est B ».
La première partie : 而今の山水 :
– Nikon 而今: ni 而 souvent désigne « toi, celui-là » et kon 今 qui se prononce aussi ima いま,veut dire « maintenant ». J'explique dans le glossaire qui se trouve à la fin du livre que j'ai traduit nikon par « ce Présent » avec un P majuscule, parce que ce n'est pas le présent linéaire qui s'oppose au passé et au futur, c'est ce Présent absolu qui englobe la totalité des temps. Vous êtes là et votre Présent n'est pas quelque chose de passager ni même de fugitif. Vous êtes là comme présence : la totalité de votre passé et la totalité de notre avenir sont dans votre Présent. Autrefois je traduisais par « le présent absolu » mais je me suis dit que c'était un peu interprétatif, c'est pourquoi maintenant je mets « ce Présent ».
– no の est la particule de relation,
donc nikon no sansui veut dire « la montagne et l'eau de ce Présent ».
La deuxième partie : 古仏の道現成 :
– ko 古 veut dire "ancien" et butsu 仏 c'est "l'éveillé" (buddha), donc kobutsu 古仏 c'est « les anciens éveillés » ;
– dô 道 c'est la "voie" comme dans dôjo 道場, mais ça veut dire aussi la "parole" car il y a un double sens, et en tant que verbe ça signifie "dire".
– genjô 現成 c'est la réalisation comme présence.
Donc nikon no sansui wa, ko butsu no dô genjô nari se traduit par « la montagne et l'eau de ce Présent est la réalisation comme présence de la voie (de la parole) des anciens éveillés »[4].
Vous voyez tout de suite que Dôgen récapitule le sens même du titre : c'est la correspondance parfaite entre le phénomène (sansui) et l'écriture (dô). Et il y a le mot genjô (réalisation comme présence).
b) L'expression « le niveau de la Loi » [5].
Cette expression traduit hô.i 法位 car i 位 c'est le niveau (ou la place), et hô 法 c'est le dharma (la Loi). Donc hô.i 法位 (le niveau de la Loi, ou la place de la Loi) c'est la place où je dois être selon la Loi. En effet chaque existant doit avoir sa place selon la Loi.
P F : C'est comme si la loi assignait une place à chaque existence.
Y O : C'est ça. Et du moment qu'on est dans ce hô.i, en principe on est heureux.
P F : Il y a une juste place où tout va bien.
Y O : Je crois. Autrement dit, le vrai bonheur n'est pas le bien-être ni le fait d'avoir beaucoup de fortune, de succès, mais c'est être là où il faut être.
c) Le Soi.
Le Soi c'est jiko 自己 qu'il faut bien distinguer de ga 我, le moi égotique qui correspond à l'âtman.
d) Trois synonymes : tôdatsu, genjô, gedatsu.
La dernière fois on a parlé de transparence et de transpiration. J'ai traduit tôdatsu 透脱par « transparaître en se dépouillant », et justement c'est la combinaison de transparence et de transpirer. Ce terme tôdatsu est synonyme de genjô 現成(la réalisation comme présence).
– tô 透 c'est transparaître
– datsu 脱 c'est « se dépouiller, se dénuder, se débarrasser de la peau, changer de peau » un peu comme le serpent qui mue.
Et tôdatsu 透脱 est le même mot que gedatsu 解脱 qui lui, désigne la délivrance ou la libération de soi car ge 解 veut dire « délier, se délier ». À ce sujet je signale qu'en japonais les verbes transitifs et intransitifs sont les mêmes au niveau des caractères chinois. C'est pourquoi je traduis simplement gedatsu par « la libération de soi ».
P F : Il y a une sorte de révélation : j'enlève la peau et je regarde ce qu'il y a dessous. C'est comme fait Superman : hop, en dessous on voit que c'est Superman !
Y O : Non, pas du tout. En effet on a déjà vu qu'il y a de la semence de l'Éveillé au tréfonds de chaque existant. Donc du moment qu'on se dépouille de tout, voilà le soleil qui commence à briller.
P F : Quand on se dépouille de toutes nos idées stupides, illusoires, ce qui reste c'est la transparence qui est le phénomène de dépouillement.
Y O : Non. La transparence n'a pas d'existence en soi. La transparence c'est le champ de liberté, le champ des possibles. Donc justement c'est transparaître en se dépouillant. Autrement dit, le germe de l'Éveillé transparaît en traversant la personnalité de chaque être. Et ce n'est jamais neutre, il y a la coloration. C'est pour ça que tôdatsu est synonyme de genjô : il y a l'unité du visible et de l'invisible.
2) Discussion.
Quelles impressions avez-vous en lisant cette introduction de Dôgen ?
F M : Moi je partirais bien de ce qu'on a dit tout à l'heure sur la transpiration et la transparence. Il y a dans ce texte une respiration incessante entre tous les niveaux, c'est-à-dire qu'il n'y a aucune stabilité, aucune immobilité. Tout ce qui est dans la présence est quelque chose qui est dans une sorte de flux. Il y a un flux, un mouvement.
Y O : C'est très juste.
A-C : Il y a cette notion de totalité du temps, celle de l'assise et de la transmission de personne à personne. Il y a la notion de phénomène, ainsi que celle de la permanence et de l'impermanence.
Y O : Tout à fait. Autrement dit, il y a l'unité de ce qui est atemporel et de ce qui est temporel : « Antérieurs à l’éon… l’activité quotidienne de ce Présent… la réalisation comme présence ».
J D : Il y a la notion de dépouillement, c'est-à-dire se dépouiller pour arriver à l'esprit originel (l'esprit de Buddha) qui est en chacun, et il faut travailler pour le faire apparaître.
Y O : Tout à fait. Et pourquoi Dôgen est-il admiratif devant la Nature ? Parce que la Nature est en train de faire ce travail de dépouillement de façon invisible mais continuelle.
N S : Moi ça me fait penser aux notions taoïstes de ciel antérieur et du ciel postérieur : le ciel antérieur c'est là où tout est possible, et il y a croisement, et ça arrive à la manifestation dans le ciel postérieur. Dans ce texte il y a ce mouvement incessant entre ces deux parties.
Y O : Oui. C'est ce que la Nature fait. Et aussi la totalité des temps est là.
F C : Moi, ce que je perçois c'est ce Soi qui transparait en se dépouillant et qui se réalise comme présence, c'est-à-dire que c'est en disparaissant qu'il s'effectue. Donc c'est cette faculté qui est au cœur de la réalisation.
Y O : Tout à fait, c'est le fondement même, c'est la source.
► Moi j'ai un problème avec l'expression « vertu acquise ». Dans ce flux incessant, ce mouvement, comment est-ce que les montagnes peuvent acquérir des vertus ?
Y O : Oui, justement, c'est déjà acquis, ce n'est pas à acquérir. Le mot japonais c'est kudoku 功徳où ku 功a le sens de mérite, c'est-à-dire quelque chose qui a été gagné, et toku 徳c'est la vertu, d'où littéralement c'est « la vertu qui a été gagnée » ce qui donne ma traduction « la vertu acquise »[6]. Si vous avez une autre idée pour traduire ce mot, donnez-la moi.
► Le mot vertu est à prendre en quel sens ? Est-ce que c'est au sens des qualités, ou bien comme dans l'expression « en vertu de ceci », ou bien au sens de mérite… ?
Y O : C'est une bonne question. Maître Dôgen répondra.
F M : Vertu en français, ça a plusieurs sens. Il y a l'énergie constitutive des choses, c'est la vertu des choses ; et puis il y a la vertu au sens moral qui est bien autre chose. Virtu en italien désigne la force vitale.
Y O : Oui. C'est pour cela que vous pouvez très bien me proposer d'autres traductions.
P F : Quand on chante kono kudoku wo motte amaneku issai ni oyoboshi…, est-ce que le mot kudoku est le même ?
Y O : Oui, c'est le même. Donc c'est un mot très difficile à traduire et vous pouvez proposer d'autres solutions.
PREMIERE PARTIE.
Paragraphe 1.
« Lors de l’instruction collective, l'abbé (1) Kai du mont Taiyô dit : “Les montagnes bleues (1) marchent constamment ; la femme de pierre enfante dans la nuit (2).” »
Note 1 : le mot "abbé" remplace le mot "supérieur" (tome 1) pour traduire oshô 和尚.
Note 2 : le mot "dans" a été ajouté pour qu'il n'y ait pas de confusion.
a) Le kôan.
Pour moi ce kôan de Fuyô Dôkai est extraordinaire. Je vais l'écrire en chinois, mais vous savez que l'écriture est la même en chinois et en japonais il y a seulement la manière de prononcer les kanji qui est différente.
青山常運歩、石女夜生児 Seizan jô unpo, sekijo ya sei ji.
La première partie : 青山常運歩 seizan jô unpo :
– Le caractère sei 青 (Note 5 du livre) : Dans la langue sino-japonaise, le bleu désigne le vert, la verdure. Le caractère sei 青(bleu) – en prononciation proprement japonaise ao – est un idéogramme qui représente de jeunes pousses vertes et l’eau pure dans un puits, d’où son sens figuré : « la jeunesse et la fraîcheur ». Selon la doctrine des Cinq Phases ou des Cinq Agents [Gogyô (wuxing)], le bleu correspond au Bois (Yang croissant), et désigne l’est, le printemps et le jeune garçon.
– jô 常 c'est le terme qui s'oppose à mujô 無常(l'impermanence) donc je l'ai traduit par « constamment » ;
– un 運 c'est « se mouvoir, transporter » et ho/po 歩 c'est « le pas » donc unpo 運歩 ce sont les pas qui avancent.
J'ai traduit par « les montagnes bleues marchent constamment » mais peut-être qu'on peut donner plus de dynamisme la traduction puisque le verbe « marcher » est un peu simple.
La deuxième partie : 石女夜生児 sekijo ya sei ji :
– Sekijo 石女, littéralement c'est « la femme de pierre » ;
– ya 夜 c'est la nuit
– sei 生 veut dire naître ou faire naître, enfanter ;
– ji 児 c'est l'enfant.
D'où ma traduction : « la femme de pierre enfante dans la nuit ».
b) Discussion.
Ce genre de kôan doit être très déroutant pour un esprit occidental. Pour moi c'est extraordinaire.
P F : Des trucs comme la montagne et la femme de pierre, ça ne bouge pas normalement d'où le côté surprenant de l'affirmation. Quelque chose bouge alors que ça semble immobile.
Y O : Tout à fait. « Les montagnes bleues » c'est immobile comme la personne qui fait le zazen. Mais constamment elles marchent. Il y a donc l'unité contradictoire du repos et du mouvement. Et cette unité est permanente alors qu'on dit que le monde phénoménal c'est l'impermanence. Dôgen dit : c'est la permanence. Il y a la permanence du mouvement de ce qui est apparemment immobile. Et cela évoque l'image de zazen.
Pour la deuxième proposition c'est pareil : il y a cette unité contradictoire de la stérilité et de l'enfantement. Et pourquoi est-ce que c'est la nuit ?
► Parce que la nuit ça ne se voit pas, c'est le travail secret.
Y O : Voilà. Rien que par cela Fuyô Dôkai évoque le secret de la nature extraordinaire, la vertu de la Nature que les naturalistes ne voient jamais. Pour eux, c'est spontané, c'est donné. Non, la nature est en train d'enfanter la Nature elle-même comme la femme stérile donne la naissance dans la nuit, en secret. C'est invisible.
La clé de la compréhension c'est voir ce qui ne se voit pas. Et ce qui est à voir alors que ça ne se voit pas, c'est la marche des montagnes bleues.
► Est-ce que ça recoupe la totalité dynamique ?
Y O : Bien sûr. C'est un peu anticipé, mais on peut prendre une image scientifique. Les astrophysiciens disent que la terre est en train de tourner à une vitesse énorme, mais personne ne le remarque parce qu'on va ensemble, c'est la totalité dynamique. Quand tout le monde bouge dans le même sens, sans extériorité, ce mouvement ne se voit pas.
P F : Dans la deuxième proposition on a le processus temporel de la femme qui accouche d'un enfant. Et ça donne naissance à la chronologie apparente des choses.
Y O : Oui, Dôgen parlera plus loin de la chronologie et c'est très intéressant.
Paragraphe 2 et 3.
Dans les prochaines traductions ces deux paragraphes ne seront plus séparés.
« Les montagnes ne manquent jamais de la vertu acquise qui doit être la leur. C’est pourquoi elles demeurent constamment au repos, et constamment en marche. Étudiez avec précision et minutie la vertu acquise de cette marche. Puisque la marche des montagnes doit être comme la marche des hommes, ne doutez pas de celle-là, même si elle ne paraît pas semblable au pas des hommes. La prédication du patriarche qui indique déjà la marche des montagnes en obtient l’essentiel. Pratiquez à fond cette instruction sur la marche constante.
C’est grâce à la marche que les montagnes restent constantes. Bien que la marche des montagnes bleues soit plus rapide que le vent, ceux qui habitent au sein des montagnes ne la perçoivent ni ne la connaissent. Le sein des montagnes signifie l’éclosion des fleurs au sein du monde. Ceux qui vivent hors des montagnes ne perçoivent ni ne connaissent cette marche des montagnes. Ceux qui n’ont pas l’Œil pour voir les montagnes ne la perçoivent ni ne la connaissent, ni ne la voient, ni ne l’entendent, tel est le principe de la Voie. »
F C : On se situe ici au niveau du dharma c'est-à-dire que c'est la perception de la réalité telle qu'elle est, et de la transformation qui s'effectue dans la marche des montagnes. Quand Dôgen dit à la fin « ceux qui n'ont pas l'œil pour voir les montagnes » ce sont qui n'ont pas perçu le principe de la Voie…
Y O : C'est-à-dire que les gens du monde ne perçoivent pas. Le problème qui est posé dans ses paragraphes c'est justement le problème de la perception.
► Il y a le problème du dedans et du dehors : quand on est dedans on ne voit pas et quand on est dehors on ne voit pas. Quand on a l'Œil on voit, mais « avoir l'Œil » ça signifie n'être ni dedans ni dehors, ou bien à la fois dedans et dehors c'est-à-dire en relation avec. En effet il y a une barrière, quand on est ou dedans ou dehors. « Ceux qui habitent au sein des montagnes » c'est être dedans et même collé, c'est un peu comme être dans le ventre d'une femme, mais quand on est au sein de l'engendrement, on ne se sent pas engendré, et quand on est en dehors de l'engendrement on est foutu !
► Et si c'était" être la montagne", c'est-à-dire ni dedans ni dehors ? Et du coup ça ramène à la pratique qui est préconisée : « pratiquez à fond cette instruction sur la marche constante. » Donc être la montagne c'est être tout le temps dans la pratique.
Y O : Oui et c'est très beau.
► Il y a aussi l'éclosion des fleurs. Ça c'est la manifestation de la pratique.
Y O : Oui et d'ailleurs j'ai mis dans la note 7 que ceci évoque le célèbre poème d’adieu du vingt-septième patriarche indien Han.nyatara (skr. Prajnâtara), qui est le maître de Bodhidharma, lui-même vingt-huitième patriarche indien et premier patriarche chinois : « Une fleur éclôt, et le monde se lève. »
J'aime beaucoup le mot « travail » mais je trouve dommage qu'en France aujourd'hui on perçoive le travail comme quelque chose de pénible même si cela est conforme au sens étymologique du terme.
► Étymologiquement le travail c'est une torture.
Y O : Mais c'est très beau pourtant, le travail. Une fleur est toujours en train de travailler. Et quand on voit la croissance de la fleur grâce à une caméra posée devant la fleur, c'est tellement beau. Et pourtant ça ne se voit pas.
J D : Est-ce qu'on ne pourrait pas parler de métamorphose ? En effet dans le kanji 花 hana qui désigne la fleur, dessous 化 c'est la métamorphose.
Y O : Absolument. La clé de ce caractère 花 [ge (ke)/hana] est une herbe 艹, et le corps 化 c'est « se métamorphoser, se transformer ». Il y a un autre caractère qui désigne la fleur, 華 mais l'étymologie est différente. Le premier caractère 花 est un idéogramme composé au niveau de l'association d'idées, à savoir une herbe et se métamorphoser, tandis que dans le deuxième 華 il y a une herbe et l'idéogramme représente un calice de fleur donc c'est moins intéressant.
► Je voudrais savoir comment on écrit en sino-japonais « Une fleur éclôt et le monde se lève. ».
Y O : C'est 華開世界起 Kekai sekaiki.
P F : Depuis un certain film qu'on peut maintenant se procurer en DVD [7] c'est une phrase connue.
► Ce que vous venez de dire me fait penser à ce que dit François Jullien à savoir que dans la pensée asiatique on pense les êtres en processus de transformation, alors que la pensée occidentale est une pensée des substances.
Y O : Oui, c'est très juste. Et tout ça c'est un processus qui est invisible comme la marche des montagnes, comme l'éclosion d'une fleur. D'où le kôan de Fuyô Dôkai : « la femme de pierre enfante dans la nuit »
Paragraphe 4.
« Si vous mettez en doute la marche des montagnes, c’est que vous ne connaissez pas la marche du Soi qui est la vôtre. Cela ne veut pas dire que vous soyez dépourvus de la marche du Soi, mais celle-ci n’est pas encore connue, ni clarifiée. Qui veut connaître la marche du Soi doit précisément connaître aussi la marche des montagnes bleues. Les montagnes bleues ne sont déjà ni l’animé ni l’inanimé. Le Soi n’est déjà ni l’animé ni l’inanimé. Maintenant, il est impossible de mettre en doute la marche des montagnes bleues. Vous ne savez pas combien de plans de la Loi vous devriez prendre comme mesures partielles afin d’éclairer et réfléchir les montagnes bleues ! Examinez avec clarté la marche des montagnes bleues et la marche du Soi qui est la vôtre. Examinez également la marche en arrière et l’arrière de cette marche. Il faut examiner le fait que, à ce-juste-moment où il n’y a pas le paraître du monde phénoménal, et depuis l’éon où régnait le roi de la Vacuité, il n’y a jamais eu d’arrêt dans cette marche et en avant et en arrière. »
Y O : C'est un paragraphe qui n'est pas très difficile.
P F : Moi, l'histoire de la marche en arrière me laisse un peu pantois.
Y O : Elle danse la montagne : elle avance et elle recule !
P F : Ah bon, ce n'est pas la marche en arrière dans le temps. J'avais compris ça comme un film : on va vers l'avant, et puis on remonte en arrière dans le temps.
► Moi aussi et ça me posait la même question à cause de l'expression : « l'arrière de cette marche ».
► En fait dans la pratique, il n'y a pas d'avant ni d'arrière c'est-à-dire qu'on est stable comme la montagne, mais intérieurement ça tourne comme la toupie : en fait, la toupie quand on la pose elle paraît immobile, mais en même temps elle tourne sur son axe. Et la transformation en nous se fait de cette façon. Il n'y a pas de notion d'avant-arrière ni de devant-derrière.
Y O : Oui. Autrement dit, c'est toutes les directions. Quand on dit « marcher », surtout à notre époque, on imagine que c'est avancer à toute vitesse dans une direction. Ici, ce n'est pas ça, c'est aller dans tous les sens.
P F : Du coup la montagne ne va pas avec un but précis dans une direction, elle marche dans tous les sens à la fois.
Y O : Oui, parce que c'est la totalité dynamique. Et maître Dôgen reviendra au niveau même de la temporalité que tu as évoquée tout à l'heure.
► Moi je me posais la question de savoir si c'était sur l'axe de l'espace ou sur l'axe du temps. En effet c'est aussi le Présent qui abolit ou inclut le passé et l'avenir.
Y O : Oui. Vraiment notre psychisme lui-même c'est comme ça : l'enfance toujours là, et puis même pendant la méditation tous les temps sont là. Ce n'est pas votre expérience ?
► C'est ça.
► Et le mot examiner ?
Y O : C'est le mot kenten 検点 où ken 検 veut dire « examiner, contrôler » et ten 点 c'est « point par point » comme un douanier examine les objets. Ce n'est pas métaphysique, c'est terre à terre.
► C'est avec quel organe qu'on fait ça ?
Y O : Ça c'est une bonne question. À votre avis, c'est avec quel organe ?
► Avec le corps tout entier, avec tous les sens.
Y O : Oui, c'est ça. C'est comme le zazen.
Et aussi dans ce paragraphe il y a le non-dualisme de l'animé et de l'inanimé : ujô 有情 et hijô 非情. On a déjà vu à propos d'un autre texte, que dans la conception de maître Dôgen la nature entière a des sentiments. Ce n'est pas seulement nous, les êtres vivants, qui avons des sentiments, mais le cosmos entier a des sentiments et des émotions dans le sens de "perception". En effet l'étymologie du mot français "sentiment" c'est percevoir. C'est comme quand le journaliste demande au président de la République : « Quel est votre sentiment ? » Il ne parle pas de sentiment affectif, mais il lui demande : « Quelle est votre perception ? »
F M : En français « Quel est votre sentiment ? » ça veut dire : « Quelle est votre opinion ? ». Sentire en latin ça veut aussi dire « comprendre ».
Y O : J'ai un gros dictionnaire, et dedans l'étymologie de "sentiment" c'est percevoir.
► Que veulent dire les kanji que vous avez écrits au tableau ?
Y O : Ujô 有情 : u 有 veut dire « il y a » et jô 情 désigne « les sentiments et les émotions », la clé de ce caractère 忄 c'est le cœur, et le corps de ce caractère 青c'est justement le bleu (et c'est le même caractère qu'on a dans les montagnes bleues), d'où ujô 有情 désigne les êtres chez qui il y a ces sentiments et émotions, à savoir les êtres animés ; hi 非 veut dire « ce qui n'est pas de l'ordre de » mais vous pouvez tout simplement le prendre comme un adverbe de négation, donc hijô 非情 désigne les choses ou il n'y a ni sentiment ni émotion, à savoir les êtres inanimés.
On peut noter encore dans ce paragraphe le parallélisme entre « la marche des montagnes bleues » et « la marche du Soi ». Ceux qui sont capables de percevoir la marche des montagnes bleues sont capables de percevoir la marche du Soi.
► Et réciproquement.
Y O : Tout à fait
Paragraphe 5.
« Si la marche connaissait le moindre arrêt, ni les éveillés ni les patriarches ne se manifesteraient. Si la marche avait atteint ses limites, la Loi de l’Éveillé n’aurait pu parvenir jusqu’à nos jours. Ni la marche en avant ni la marche en arrière ne se sont interrompues. Le moment de la marche en avant ne contrarie pas la marche en arrière, et le moment de la marche en arrière ne contrarie pas la marche en avant. C’est cette vertu acquise qui est appelée l’écoulement des montagnes et les montagnes en écoulement. Puisque les montagnes bleues aussi étudient à fond leur marche et que la Montagne de l’est aussi étudie son aller sur l’eau, cette étude est l’étude des montagnes. Sans changer ni cœur ni corps, et tout en gardant le visage et les yeux qui sont les leurs, les montagnes n’ont jamais cessé d’étudier les montagnes en faisant des tours et des détours. Ne les diffamez pas en disant que les montagnes bleues ne sauraient marcher et que la Montagne de l’est ne saurait aller sur l’eau. C’est à cause de son point de vue peu élevé que la personne grossière met en doute la proposition « les montagnes bleues marchent ». Faute d’expérience, la personne bornée s’étonne du mot « montagnes en écoulement ». Bien que le terme « eau en écoulement » passe partout sans difficulté, ces personnes-là ne restent que submergées dans la petitesse de ce qu’elles voient et de ce qu’elles entendent. »
Y O : Dans ce texte il y a un jeu de mots puisque sanryû 山流 désigne « l'écoulement des montagnes » et que ryûzan 流山 désigne « les montagnes en écoulement », il y a juste inversion des deux caractères.
Ici il s'agit de l'étude de la montagne et ensuite il y aura l'étude de l'eau.
L'expression « le visage et les yeux » traduit menmoku 面目 où men 面 désigne le visage (ou la face), et moku 目 désigne l'œil ou les yeux. J'ai traduit littéralement, mais en réalité menmoku 面目 est un mot très noble qui désigne la face originelle sans souillure de l'Éveillé (Buddha). Donc depuis quelque temps je traduis par « la face originelle (s. e. de l'Éveillé) ».
► Est-ce que c'est le terme qu'on traduit dans certains textes par « visage originel » par exemple dans le kôan : « Quel est votre visage originel ? » ?
Y O : Oui, aussi.
B (F A) : Pour moi, dans ce texte il y a une référence à la peinture. En effet l'eau est le médium de la montagne en peinture. Et il est évident qu'au moment où Dôgen était en Chine, il a rencontré des peintres dans le monastère où il était. Et quand il parle de la veine vitale et de la pratique de l'écoulement, c'est celle du pinceau qui va créer la montagne. La peinture est omniprésente derrière ce texte, il me semble.
Y O : Oui, tout à fait, c'est très juste.
P F : Il parle donc de la montagne représentée sur la toile.
► Oui, mais dans le frémissement du pinceau qui trace la montagne, il y a la montagne.
B (F A) : Et quand il écrit au paragraphe suivant : « Il y a le moment favorable où les montagnes enfantent des montagnes » c'est cette espèce d'enchaînement du pinceau qui fait qu'une montagne amène une autre montagne.
Y O : C'est beau. Et c'est ce que j'ai dit au début : le Shôbôgenzô est une peinture.
B (F A) : Surtout que Dôgen était en Chine au moment de la période Song, moment où la peinture atteint son sommet en Chine. Mu Qi, celui qui a peint les six kakis [8], appartenait au monastère où était Dôgen. C'est à la même période même s'il est peu probable qu'il l'ait rencontré. Mais Dôgen a sûrement eu connaissance de ce courant de peinture.
Paragraphe 6.
« C’est en relevant leurs vertus ainsi acquises que les montagnes constituent leur forme, leur nom et leur veine vitale. Il y a la marche et la pratique de l’écoulement. Il y a le moment favorable où les montagnes enfantent des montagnes. Grâce au principe de la Voie selon lequel les montagnes deviennent éveillés et patriarches, ces derniers se sont ainsi manifestés. Même si, par moments, votre œil ne voit se réaliser comme vision que des herbes, des arbres, de la terre, des cailloux, des haies et des murs, n’en doutez pas, ne soyez pas troublés, car ce n’est pas la totalité de la réalisation comme présence. Même si se réalise comme présence le moment favorable où les montagnes vous manifestent la splendeur des sept joyaux, ce n’est pas le retour à la source (1) des montagnes. Même si votre vision se réalise comme présence de telle sorte que les montagnes vous paraissent comme le domaine des éveillés où se pratique la Voie, ce n’est pas forcément l’endroit auquel vous devriez vous attacher. Même si les montagnes atteignent le sommet de la réalisation comme vision, celle de la merveilleuse vertu acquise du mystère des éveillés, la Réalité telle quelle des montagnes ne s’épuise pas pour autant. »
Note 1 : l'expression « retour à la source » a remplacé « la ressource réelle » qui se trouve dans le tome 1. En effet cela traduit l'expression jikki 実帰 où jitsu 実veut dire « réel, vrai » et ki 帰 c'est « retour, refuge, recours, ressource, etc ». Il s'agit du retour à la source originelle, mais je ne peux traduire par « source originelle » qui ajouterait une interprétation, car le problème de la traduction c'est qu'il faut toujours mettre en relief le sens du mot original sans interpréter. Il s’agit donc du lieu où on revient pour découvrir son véritable visage.
1) Mots très importants.
a) Kenjô, genjô…
– kenjô 見成 : ken 見 veut dire "voir" et jô 成 c'est la "réalisation" d'où je traduis kenjô 見成 par « la réalisation de la vision » ou bien « la réalisation comme vision ».
– genjô 現成: gen 現 veut dire « (se) présenter, (se) manifester » et donc je traduis genjô 現成 par « la réalisation comme présence ».
On trouve aussi deux autres mots qui vont avec :
– kengenjô 見現成 : la réalisation comme présence de la vision
– zengenjô 全現成 : la totalité de la réalisation comme présence.
Mais comme dit Dôgen, même si on a vu telle ou telle chose, ce n'est pas la totalité de la réalisation comme présence, parce que la vertu acquise des montagnes est tellement immense qu'on ne peut jamais voir la totalité des choses.
b) Nyojitsu 如実
Nyojitsu 如実c'est « la réalité telle quelle » car jitsu 実 veut dire « réel, vrai » et nyo 如 veut dire « comme, tel quel ». Et là c'est une longue histoire que je n'explique pas en détail ce soir.
La réalité telle quelle [9], c'est justement l'unité du vrai et du faux, l'unité du réel et de l'irréel, d'où le mot nyo 如 (comme). La "réalité comme" c'est justement la peinture. Et c'est ça qui est extraordinaire chez Dôgen : le réel tel qu'il est désigné par le commun des mortels par le mot « réel » est inférieur à la "réalité telle quelle" exprimée par le « comme » au sens de métaphore !
F A : C'est la galette en tableau ?
Y O : Oui. Et je vous en dis juste un mot. On a déjà ça à la fin de Zazenshin lorsque Dôgen dit : « L'eau est transparente jusqu'à l'abysse, le poisson y nage à l'image du poisson. Le vaste espace transperce le ciel, l'oiseau y vole comme un oiseau ». C'est-à-dire que le vrai oiseau est un oiseau qui vole « comme un oiseau » ; et le vrai poisson c'est un poisson qui nage « à l'image du poisson ». Comme je vous ai dit tout au début, ce qui est vraiment vrai, c'est le faux transformé en vrai.
c) « La merveilleuse vertu acquise de la multitude des éveillés »
Je vous donne l'expression japonaise correspondant à « la merveilleuse vertu acquise de la multitude des éveillés », 諸仏不思議の功徳 Shô butsu fushigi no kudoku.
Le mot fushigi 不思議 veut dire « mystérieux, merveilleux » c'est un synonyme de myô 妙 qu'on a vu dans le Bendôwa, dans des expressions comme « l'art merveilleux qui est le zazen », fushigi désigne ce qui transcende nos pensées : l’« insondable ». Il y a donc quelque chose de mystérieux, d'insaisissable dans cette vertu acquise.
2) Discussion.
Dans ce paragraphe Dôgen dit : même si vous êtes capables de percevoir beaucoup de choses, ce n'est jamais la totalité des choses. C'est très important aussi comme enseignement.
N T : Moi je vois un rapport avec le fait que la pratique en fait ne peut jamais cesser. Quand Dôgen dit : « où se pratique la Voie, ce n’est pas forcément l’endroit auquel vous devriez vous attacher » moi ça m'évoque le fait que si dans une sesshin on touche quelque chose, en fait rien n'est acquis, il faut continuer.
Y O : Tout à fait.
Paragraphes 7 et 8.
« Chacune de ces réalisations comme vision dépend des rétributions directe et indirecte de chacun. Elles ne sont pas à considérer comme actes de la Voie chez les éveillés et les patriarches ; ce ne sont que des vues partielles. Les grands saints mettent en garde de transformer l’objet pour transformer le cœur. Les éveillés et les patriarches n’approuvent de discourir ni du cœur ni de la nature. Voir le cœur et voir la nature n’est que l’entrain des personnes hors de la Voie. S’attarder aux mots et aux propositions n’est pas une expression de la délivrance. Et pourtant, il en existe qui transparaissent en se dépouillant, c’est-à-dire : « les montagnes bleues marchent constamment ; la Montagne de l’est va sur l’eau. » Étudiez-les à fond et méticuleusement.
« La femme de pierre enfante la nuit » veut dire que c’est le moment où enfante la femme de pierre qui est appelé la nuit. Il existe les pierres masculines et les pierres féminines ainsi que les pierres qui ne sont ni masculines ni féminines. Elles soutiennent et le ciel et la terre. Il existe les pierres célestes et les pierres terrestres. Voilà ce qui est dit par les profanes, mais peu d’hommes le connaissent. Sachez le principe de la Voie de l’enfantement. Au moment de l’enfantement, la transformation s’opère-t-elle également et du côté du parent et du côté de l’enfant ? Ne considérez pas seulement que l’enfantement se réalise comme présence au moment où l’enfant devient parent, mais considérez aussi que le moment où le parent devient enfant est la réalisation comme présence de l’enfantement, enfantement qui pratique la Voie, et atteste l’Éveil. Étudiez et pénétrez-le à fond. »
Y O : Avant que vous réagissiez je donne juste une petite explication. Au tout début il est question des rétributions directe et indirecte. Il s'agit des termes japonais eshô 依正 où shô veut dire « direct, juste, correct » et où e 依 c'est quelque chose de second ou qui dépend de la rétribution directe.
Pour la plupart, vous êtes bouddhistes, donc vous croyez quand même au karma. Ce qu'on reçoit comme rétribution du karma intérieur c'est la rétribution directe qui est votre corps et votre cœur tels que vous les avez dans cette vie ; la rétribution indirecte c'est ce que vous recevez indirectement comme fruit du karma de votre vie antérieure, c'est-à-dire tous les gens que vous rencontrez, votre environnement ici et maintenant, disons que c'est tout le contexte dans lequel vous vivez. C'est d'ailleurs très juste : on ne rencontre jamais par hasard telle ou telle personne, c'est une rétribution de notre karma.
Le mot karma c'est dôgô 道業 que j'ai traduit littéralement par « les actes de la Voie ». Le mot karma est devenu un peu français, mais avec une connotation un peu négative alors qu'il n'y a aucun sens négatif dans le terme dôgô qui désigne tout simplement les actes de la Voie. L'enseignement consiste à dire que chaque acte laisse sa trace, bonne ou mauvaise, ce n'est jamais neutre. Par exemple si on fait un acte motivé par le désir (sexe, alcool, drogue), cet acte laisse une trace. Voilà le karma. Et justement, les actes de la Voie ça ne peut être que bénéfique puisque vous avez pratiqué la Voie c'est une bonne chose.
Dans ce paragraphe vous avez aussi le mot tôdatsu 透脱 qu'on a déjà vu : « transparaître en se dépouillant » qui est pratiquement synonyme de gedatsu, 解脱 qui lui, désigne la délivrance ou la libération de soi.
Et vous voyez que dans ce paragraphe final il y a la répétition du mot "enfantement" six fois. Qu'est-ce que vous pouvez dire sur l'enfantement ?
► C'est une réalisation, une évolution. Il s'agit d'aller vers la réalisation.
Y O : Ce n'est pas faux.
► Ce que Dôgen dit, c'est que cet enfantement est réversible : qui enfante est enfanté.
Y O : Oui, c'est réflexif. Et il y a un autre point à souligner. Quand on lit ensemble les paragraphes 7 et 8, pour moi ce qui frappe, c'est « l'enfantement n'est autre que la délivrance (la libération) de soi… transparaître en se dépouillant » c'est-à-dire si on interprète la libération de soi comme un dépouillement : on laisse tout mais il y a enfantement. C'est donc aussi l'unité des contraires : l'enfantement et le dépouillement c'est la même chose.
Et aussi Dôgen touche le problème de la chronologie : « l'enfant devient parent mais considérez aussi que le moment où le parent devient enfantest la réalisation comme présence de l’enfantement ». C'est le renversement complet de l'ordre chronologique, comme le renversement aussi de l'espace.
P F : Quand est-ce que le parent devient enfant ? C'est quand il n'y a plus de distinction entre l'avant et l'après.
Y O : Ça c'est un peu discutable comme expression.
Dans le texte il est question de la totalité dynamique. C'est-à-dire que, du moment que tous les temps sont rassemblés comme totalité, ils communiquent.
► Il n'y a plus de temps temporel.
Y O : C'est l'unité plutôt. Ce n'est pas la négation de la temporalité mais c'est vraiment tout les temps, passé, présent et futur, tout communique.
P F : C'est le moment où la bûche ne devient pas cendre : la bûche reste bûche bien qu'elle devienne cendre. C'est la distinction entre les deux moments.
Y O : Voilà, c'est exactement ce qu'on a vu dans le Genjôkôan.
Note 16 du livre : L’un des thèmes récurrents du Shôbôgenzô : au moment de l’enfantement, au moment capital de la production, les perceptions conventionnelles du temps et de l’espace sont abolies dans la compénétration plénière du passé, du présent et du futur ainsi que du dedans et du dehors, du ciel et de la terre, d’une seule poussière et du plan de la Loi.
« Au moment du Sûtra du Lotus le père est toujours jeune et l’enfant toujours vieux. Cela ne veut pas dire que l’enfant ne soit pas enfant, et que le père ne soit pas père. Il faut justement apprendre que c’est l’enfant qui est vieux, et c’est le père qui est petit » (Dôgen dans Rotation du Sûtra du Lotus dans le Sûtra du Lotus [Hokke ten hokke]).
Un bref tour de table a terminé la séance.
[1] Elle ne figure pas dans le compte-rendu de la dernière séance.
[2] Le couple de mots 'vrai-faux" peut gêner certains, mais le remplacer par le couple "authentique et inauthentique" ne serait pas très heureux dans ce contexte, car il s'agit plutôt du rapport provisoirement oppositionnel entre le réel et l'irréel, le concret et l'abstrait (comme les mathématiques), le réel et l'imaginaire, la réalité et la fiction ou le rêve ou la création, le sérieux et la fantaisie, etc. (Voir aussi la note 9).
[3] Il existe deux autres traductions en français, l'une de Bernard Faure dans La vision immédiate, éd le Mail 1987 ; l'autre de Jacques Brosse dans Polir la lune et labourer les nuages, éd Albin Michel, Spiritualités vivantes 1998.
[4] Traduction de Bernard Faure : « Les montagnes et les rivières du présent sont l'actualisation de la Voie des anciens Buddhas. » Traduction de Jacques Brosse : « Montagnes et rivières sont en ce moment même l'actualisation de la Voie des anciens Bouddhas. »
[5] Traduction de la deuxième phrase : « Demeurant à leur niveau de la Loi, elles réalisent toutes ensemble leur ultime vertu acquise. » (Y. Orimo).«Chacune d'entre elles demeurant à son rang propre de dharma réalise la totalité des vertus. » (B. Faure). « Chacune d'entre elles demeurant à son rang propre dans le dharma le réalise dans sa plénitude. » (J. Brosse). « Both [mountains and rivers] abide in place in the Dharma, having realized ultimate virtue. » (Nishijima et Cross). « Each, abiding in its own dharma state, fulfills exhaustive virtues. » (Site stanford.edu).
[6] Comparaison de traductions pour la fin de l'introduction :
山の諸功徳高広なるをもて、乗雲の道徳かならず山より通達す、順風の妙功さだめて山より透脱するなり。
« La vertu acquise des montagnes est si haute, si vaste que, montée sur les nuages, la vertu de la Voie pénètre toujours et partout depuis les montagnes. Le merveilleux acquis du bon vent transparaît toujours depuis les montagnes en se dépouillant. » (Y. Orimo).
« Parce que les vertus des montagnes sont élevées et vastes, le pouvoir de monter sur les nuages est atteint grâce aux montagnes, la mystérieuse capacité de suivre le vent est libérée par les montagnes. » (B. Faure).
« Comme les montagnes dominent sur de vastes étendues, c'est seulement grâce à elles que l'on peut chevaucher les nuages, ce sont elles qui confèrent l'inconcevable privilège de s'élever avec le vent. » (J. Brosse).
« The virtues of the mountains are so high and wide that we always realize moral virtue which can ride the clouds by relying on the mountains and we unfailingly liberate the subtle effectiveness which follows the wind by relying on the mountains. » (Nishijima).
« Since the virtues of the mountain are high and broad, the spiritual power to ride the clouds is always mastered from the mountains, and the marvelous ability to follow the wind is inevitably liberated from the mountains. » (Site stanford.edu).
[7] Il s'agit du film « Une fleur éclôt et le monde se lève » auquel Yoko a participé. Voir le message Film en DVD "Une fleur éclôt, le monde se lève" sur le blog où vous avez même un lien vers un extrait du film.
[8] Voir le message "Six kakis" peinture chinoise commentée par Barbâtre sur le blog.
[9] La Réalité telle quelle (shinnyo) englobe la dimension unifiée des deux côtés opposés de la même réalité. (C'est l'unité du premier et du troisième moment du quatrain initial de Genjôkôan que j'ai bien précisée ; c'est à la fois la même chose et tout autre.) N'imaginez pas qu'il existe deux choses différentes.
En fait, la Nature et la nature sont la même chose, seulement, la première est l'univers phénoménal vu avec l'Œil de l'Éveillé et la seconde est l'univers vu par l'œil du commun des mortels.
Celui qui parle de "la réalité qui se présente de façon naturelle", est justement dans l'illusion ! En fait, il n'y a pas de réalité qui se présente de façon naturelle, puisque toute Réalité authentique, telle quelle, est déjà, et à l'insu du commun des mortel, sous le règne de la Loi de l'Éveillé qui se manifeste sous mode du "comme" métaphorique.
Autrement dit, le monde de la matière n'est pas "matérialiste" comme les matérialistes s'imaginent à tort ; le monde de la matière est déjà un univers métaphorique, sous le règne de la Loi ; il n'est autre que l'image de la Loi, ou la résonance – visible - de la Loi qui est en soi invisible. On peut encore gloser des pages après pages sur ce sujet, mais je m'arrête. En un mot, c'est le commun des mortels qui s'imagine qu'il y a la nature purement et simplement naturelle où la matière n'est que la matière ; telles sont les illusions ; vous voyez ce qui n'existe pas en réalité tout en croyant que vous êtres "réalistes", archi lucides, éveillés" !