Compte-rendu : Udonge 1ère partie_07/01/2013
Atelier Shobôgenzô à l'Institut d'Études Bouddhiques
Animé par Yoko Orimo.
Première partie de Udonge 優曇華
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Ceci est la transcription de la majeure partie de la séance du 7 janvier. Les choix de transcription sont les mêmes que pour le compte-rendu précédent. Plan du fichier : 1ère partie : présentation du texte : 2è partie : la citation de l'apocryphe chinois; 3è partie : les paragraphes 2 à 6.
Christiane Marmèche
Première partie : Présentation du texte
1°) Le contexte dans lequel Udonge (Fleur d'Udumbara) fut écrit
Y O : Ce texte a été écrit en 1244 au temple Yoshimine qui est un lieu transitoire où maître Dôgen attendait l'inauguration de son second et dernier monastère initialement appelé le monastère du Grand Éveillé [Daibutsu-ji] et ultérieurement renommé le monastère de la Paix Éternelle [Eihei-ji].
Le Tenbôrin que nous avons étudié dans les deux dernières séances fut exposé, je vous le rappelle, le 27 du deuxième mois de la deuxième année de l’ère Kangen (1244). Je dis « deuxième mois » et non « février » parce qu'il s'agit toujours du calendrier lunaire. Et j'ai souligné que cette année 1244, comme l'année 1243, se situe à l'époque charnière de la vie de maître Dôgen. C'est à ce moment-là que la pensée de maître Dôgen atteint sa plénitude et également que la production du recueil Shôbôgenzô atteint son sommet. C'est donc une époque où maître Dôgen est déjà en pleine maturité, et tous les textes qui sont produits dans cette époque sont très importants.
Udonge est un texte très profond. Il a une belle apparence poétique sous laquelle est cachée une teneur doctrinale insoupçonnée. Seulement, si on ne fait pas l'étude, si on ne voit pas le texte de très près, ce sens profond, doctrinal, ne se manifeste pas, ça peut sembler simplement comme une belle poésie. Nous allons voir cela au cours de ces deux ateliers consacrés à Udonge.
2°) La traduction mise sur le blog
Vous avez tous eu ma traduction de Udonge sur le blog. Je vais en dire un mot. C'est un texte qui a été publié dans le tome 1 de la traduction intégrale de La Vraie Loi, Trésor de l'Œil en 2005, donc il y a environ sept ans, et pour moi c'est un travail un peu daté. Si je traduisais maintenant ce texte, sans doute je traduirais un peu différemment, je ferais des remaniements. Mais j'ai bien vérifié mon travail d'il y a sept ans, il n'y a pas d'erreurs. La traduction définitive que je prépare pour 2017 (ou quelque chose comme ça) sera différente, mais celle-ci est bonne.
3°) Trois niveaux de lecture
a) La fleur d'Udumbara et les fleurs en général.
Le titre Udonge 優曇華 contient trois caractères mais les deux premiers n'ont pas de signification. Comme cela arrive très souvent, c'est une transcription phonétique du mot sanscrit original Udumbara. Et Udumbara est une fleur légendaire qui s'épanouit tous les 3000 ans, c'est donc une métaphore qui désigne un événement rarissime, en l'occurrence l'apparition de l'Éveillé etc.
Avec ce titre Udonge je voudrais attirer votre attention. Il s'agit d'une fleur, et la fleur a une très bonne place déjà globalement parlant dans tous les écrits bouddhiques. Sans doute vous connaissez plusieurs écrits que nous avons étudiés ensemble dans lesquels la fleur apparaît : dans le Tenbôrin c'est la fleur qui se pose sur le brocard dans la trituration de maître Engo ; dans le Genjôkôan la fleur apparaît dans le quatrième verset du quatrain initial.
Donc la fleur a une bonne place dans tous les écrits bouddhiques du Grand Véhicule ; mais particulièrement chez maître Dôgen, et encore particulièrement dans le Shôbôgenzô la fleur a une signification extrêmement subtile, profonde, importante. C'est ce que nous allons voir avec Udonge.
b) Les niveaux de lecture.
Il y a deux points sur lesquels je veux attirer votre attention : 1) il s'agit d'une poésie ; 2) c'est une métaphore, et qui dit métaphore dit un changement de sens, une transposition de sens. En grec le mot μεταφορά (metaphora) veut dire transport. Donc quand il y a un mot métaphorique, il y a un transport de sens, un changement de sens, une transposition de sens. Cela veut dire que déjà, pour lire ce texte intitulé Udonge, une fleur d'Udumbara, il y a deux niveaux de lecture :
– le premier niveau de lecture c'est le sens littéral et en l'occurrence poétique. En effet la fleur est l'un des quatre éléments qui constituent le champ lexical de la poésie extrême-orientale telle que nous l'avons vu dans le Genjôkôan. Nous avons vu la formule japonaise qui dit ces quatre mots d'un seul coup : ka chô fû getsu 花鳥風月 (la fleur, l'oiseau, le vent, la lune). Et aujourd'hui ce qui est important c'est la fleur. Donc le premier niveau de la lecture c'est le sens poétique, le sens propre, le sens littéral, concret.
– le deuxième niveau de lecture, puisqu'il s'agit d'une métaphore, est le sens figuré c'est-à-dire le sens métaphorique. Dans le cas de l'écriture bouddhique, et surtout chez maître Dôgen, ce sens métaphorique est le sens doctrinal. Donc le deuxième niveau de lecture de Udonge c'est le sens doctrinal.
Et on peut même aller plus loin, le troisième niveau de sens est le sens plénier. Ce sens plénier doit faire l'unité de la poésie (premier sens) et de la doctrine (deuxième sens). Simplement cette unité de la poésie et de la doctrine, c'est un peu comme ce que François expliquait la dernière fois avec le tableau des six kakis, il y a le passage de l'abstrait au concret qui fait l'unité de l'abstraction et de la concrétude, et cela s'opère au niveau de la contemplation. C'est-à-dire que chacun doit méditer ce double sens (et même les multiples sens) d'un seul mot, d'une seule phrase, en tant que poésie, en tant que doctrine.
4°) La structure du texte en trois parties
On peut diviser ce texte en trois parties avec des critères objectifs puisqu'il y a trois sources différentes comme je l'ai expliqué dans les notes :
– la 1ère partie s'appuie sur ce qu'on appelle la scène fondatrice de la Voie de l'Éveillé, c'est un passage tiré d'un apocryphe chinois. On en reparlera tout à l'heure. La première partie est la plus longue (six paragraphes).
– la 2ème partie s'appuie sur un passage tiré du Sûtra du Lotus, chapitre 2, "Les expédients salvifiques".
– la 3ème partie comporte deux poèmes de maître Nyojô avec les commentaires de maître Dôgen.
4°) Notre programme d'aujourd'hui
Nous avons deux séances (ce soir et le 21 janvier) :
– ce soir nous allons d'abord lire ensemble le premier alinéa qui est la scène fondatrice tirée de l'apocryphe, et rien que la lecture de cet alinéa qui est très dense, complexe et compliqué va nous occuper un bon moment ; ensuite je voudrais faire la lecture de la première partie c'est-à-dire tout le passage appuyé sur cette scène fondatrice de la Voie de l'Éveillé, et on va surtout rester au premier niveau de lecture, c'est-à-dire au sens littéral et poétique.
– le 21 janvier, nous ferons d'abord la suite de la lecture au premier niveau, dans le sens poétique et concret, et ensuite nous ferons la lecture du second niveau qui est le sens doctrinal. Et à ce moment-là j'aimerais bien utiliser le guide de travail où j'ai posé quatre questions. Quand je travaille pour préparer cet atelier, moi-même j'utilise le guide de travail, donc je vous invite vous-mêmes à bien le lire avant de venir à chaque atelier.
Ce soir avant de nous séparer on lira ces quatre questions, cela pourra donner une belle matière pour la réflexion au niveau doctrinal.
5°) Quelques réactions à l'ensemble du texte
Avant de commencer la lecture j'aimerais vous demander si vous avez lu au moins une fois ce texte traduit Udonge, et si oui est-ce que vous pouvez donner votre impression naturelle, dire des choses qui vous frappent, des points que vous aimeriez signaler. Est-ce que vous avez quelque intuition sur ce que maître Dôgen veut dire dans ce texte qui a une très belle apparence poétique ? La parole est à vous.
F M : Mon impression initiale : ne rien avoir compris ! Ensuite il y a des choses qui se calent par échos. Par exemple j'avais repéré dans le texte précédent Tenbôrin le terme « prunelle de l'œil » et on la retrouve ici avec une explication relative – elles sont toujours relatives d'ailleurs les explications, c'est un réseau –. Et puis il y a le problème de la trituration qui est central, on l'a déjà rencontré et on le retrouve ici. Il y a une sorte de jeu sur le langage qui est extrêmement compliqué, c'est-à-dire que je pense n'avoir pas compris grand-chose, mais c'est bien, parce que je viens avec des demandes, du coup !
Y O : Très bien, c'est déjà pas mal.
D : J'ai lu une version du texte en anglais et la vôtre en français. Je vais me faire l'écho de François parce que je ne comprends rien. Je suis arrêté par le mot triturer car j'imagine la fleur qui est écrasée, ou alors la fleur qui est tenue et qui tournoie. Pour moi triturer c'est mâcher pour tirer la substantifique moelle.
Y O : C'est une bonne remarque car c'est tout à fait ça que peut signifier le kanji nen 拈 (triturer) que nous écrirons ensemble plus tard.
D : L'autre chose : je ne sais pas si c'est une des phrases essentielles, il y a une identité : « ce qui est appelé trituration d'une fleur n'est autre que la Fleur qui triture les fleurs » : comment comprendre cela ? On a l'impression de quelque chose de circulaire. On n'explique pas, on réaffirme. Ça doit être du domaine de l'évidence !
Y O : Je ne sais pas si c'est évident ou pas, mais en tout cas votre remarque relève un point fondamental, central : qu'est-ce que la fleur ?
D : Et puis une autre question : dans vos notes explicatives vous dites que la fleur d'Udumbara est une fleur de figuier sauvage. J'ai appris par ailleurs que quand elle fleurit elle est invisible, il faut un microscope ou au moins une forte loupe pour la voir.
► Effectivement, quand on cherche "udumbara" sur Google image, on voit des photos prises au microscope et on se demande si c'est bien de cela dont on parle ici, mais je ne pense pas !
Y O : En tout cas, selon la terminologie bouddhique, c'est une fleur légendaire, donc qui n'existe pas réellement.
M : Moi, à première lecture, j'ai été étourdie, comme quand on se relève brusquement et qu'on n'a plus pied. Donc j'ai laissé le texte car j'avais reçu un coup de poing. Et quand je l'ai repris, ça m'a paru assez compréhensible même si je ne pouvais pas expliquer mot par mot. C'est un peu comme dans la pratique, en effet la première fois que l'on fait zazen, on se rend compte que l'esprit tourne et qu'il passe du coq à l'âne constamment, on est complètement étourdi par tout ce qui peut passer. Et la première impression c'est qu'on a envie de lui dire de se taire, mais plus on lui dit de se taire, plus il regorge d'énergie. C'est un peu ce qui m'est arrivé avec ce texte : c'était tellement fort que j'ai mis au moins une semaine avant de le reprendre, sinon j'allais me faire prendre par chaque mot du texte.
Y O : Ce qui est extraordinaire dans ce type d'écriture de maître Dôgen, c'est qu'on n'explique pas. C'est comme le zazen, on n'explique pas, il faut pratiquer, et ici il faut lire, il faut entrer dedans. Et au fur et à mesure, comme le brouillard qui se dissipe peu à peu, on commence à apercevoir quelque chose, fragmentairement. Et vraiment lire le Shôbôgenzô, je le répète, c'est une expérience existentielle.
P F : C'est peut-être un peu ça le troisième niveau de lecture ?
Y O : Oui, c'est existentiel.
Fl : Moi je voulais dire qu'il y a un jeu d'images qui s'imbriquent les unes dans les autres, de même que la Fleur triture toutes les fleurs : il y a le jeu d'images entre la maison des moines qui regardent la maison de l'Éveillé ; les corps sont les uns dans les autres. Et il y a une phrase qui m'a permis peut-être d'avoir accès au niveau doctrinal du texte, c'est : « Comme il y a encore la concentration de soi qui cache son corps dans la paume de la main, on appelle (ce corps) les quatre éléments et les cinq agrégats ». Ça n'a rien à voir avec la fleur mais ça m'a évoqué le fait que la personne qui triture avec la main, en fait elle se trouve dans la main… et cette main je la vois disparaître. Il y a une sorte d'union entre la personne et l'image.
Y O : On va voir tout cela. Comme il y a énormément de choses à voir, on va commencer à lire.
Deuxième partie : La scène fondatrice
« À ce moment-là, assis au milieu d’un million de fidèles rassemblés sur le mont du Pic du Vautour dans le pays de l’Ouest, l’Éveillé-Shâkyamuni tritura une fleur d’Udumbara et cligna l’Œil. À ce moment-là, l’honorable Kâçyapa lui adressa un sourire. l’Éveillé-Shâkyamuni dit alors : “J’ai en moi la vraie Loi, Trésor de l’Œil – le cœur sublime du Nirvâna. Je transmets ceux-ci à Kâçyapa.” »
Y O : J'ai déjà dit que c'est une libre citation d'un corpus apocryphe chinois, on va en parler après. Je fais d'abord une remarque.
1°) Le Pic du Vautour.
Il est question du « Pic du Vautour ». Ce nom est une traduction littérale du nom sanskrit Grhrakûta-parvata. Je vais changer la traduction car on m'a dit que ce n'était pas joli : à la place de « le mont du Pic du Vautour » je vais traduire tout simplement pas « la Montagne sainte » puisque c'est plus fidèle aux deux kanji que maître Dôgen écrit. En effet Ryojusen 靈鷲山 (Littéralement : Montagne sainte du Vautour) est parfois abrégé en Ryosen/Reizan 靈山 (Montagne sainte) comme le fait ici maître Dôgen. [à noter que 靈 se simplifie en 霊 et 灵]
► Pourquoi changer de nom alors que le nom de « Pic du Vautour » est connu et clair ?
Y O : Il s'agit d'un haut lieu de la prédication de l’Éveillé-Shâkyamunihistorique qui se trouve dans le pays de Maghada, au nord-est de la ville de Rajagriha. C'est une "sainte montagne" parce que c'est là que l’Éveillé-Shâkyamuni a fait la transmission majeure à son premier disciple Kâçyapa, et également qu'il a fait la prédication devant la grande assemblée.
Dominique a un mot à dire là-dessus parce qu'il est spécialiste.
D T : Le Pic du Vautour est connu dans le canon pâli comme étant un site où le Bouddha se réfugie pour méditer. C'est là que la plus grande partie des sûtra du Mahâyânâ sont censés avoir été délivrés. Donc au point de vue de l'enseignement c'est surtout lié au Mahâyânâ. Dans le canon pâli il apparaît juste comme un lieu de retraite mais pas forcément d'enseignement.
2°) La transmission silencieuse de la Loi.
Y O : Le thème central de ce passage comme vous l'avez dit c'est la transmission de la Loi qui fut effectuée par l’Éveillé-Shâkyamuni historique à son premier disciple Kâçyapa. Et vous avez vu que l'un des termes majeurs de Udonge c'est le mot nen 拈 (triturer) ou nenge 拈華 (triturer une fleur).
Le mot nen revient 35 fois tout seul dans ce texte qui n'est ni long ni court, mais de longueur moyenne, et il revient 24 fois sous la forme composée nenge. Le mot nenge peut se traduire par « triturer une fleur » ou « trituration d'une fleur » car ça peut être un substantif ou un groupe verbal. Ce qui est très important pour comprendre Udonge c'est quelle est la portée sémantique, doctrinale, du mot ge (fleur) et du mot nenge (triturer une fleur).
À votre avis, pourquoi pour un certain courant de l'école zen extrêmement puissant, cette scène a une signification fondatrice extrêmement importante ?
► Elle est importante parce que c'est une transmission silencieuse.
Y O : Voilà.
F A : Et c'est sans le face à face.
Y O : Quand même, l'Éveillé triture une fleur et il regarde son disciple Kâçyapa.
F A : Il ne le regarde pas vraiment. Ce n'est pas en miroir.
Y O : Je dirais, moi, que c'est la résonance.
3°) Les quatre formules emblématiques de l'école zen.
a) La première formule : Ishin-denshin 以心伝心
Donc vous avez dit que c'est le silence qui est important.
► C'est de cœur à cœur : « I shin den shin ».
Y O : Voilà. On va regarder cette expression
Ishin-denshin以心伝心 : i 以 c'est une sorte de préposition qui signifie « avec, au moyen de » ; shin 心 c'est le cœur ; et den 伝 c'est la transmission. Donc littéralement ishin-denshin signifie la transmission de cœur à cœur avec le cœur. On traduit par « transmission de cœur à cœur » sous-entendu « sans parole ». Et cette formule ishin-denshin provient certainement de cette scène fondatrice de la Voie de l'Éveillé où la parole n'a pas été utilisée.
► Moi je connaissais cet épisode. Ici il se conclut par « Je transmets ceux-ci à Kâçyapa. », mais à la fin il n'était pas parlé de transmission, Bouddha disait simplement à propos de Kâçyapa : « Lui, il m'a compris ».
Y O : Oui, c'est sans parole : de cœur à cœur on s'est compris. Et c'est la même chose parce que la Loi est déjà dans le cœur de chacun.
Connaissez-vous d'autres formules ?
► « Furyû monji » c'est-à-dire l’enseignement indépendant des mots.
► « La transmission spéciale en dehors des écritures ».
► « L’aspect réel est sans aspect ».
Y O : Ce groupe qui est ici à l'IEB est brillant ! Et si vous êtes pratiquants de zen il faut connaître par cœur les quatre formules emblématiques de l'école zen.
b) La deuxième formule : furyû-monji 不立文字
Fu 不 veut dire « ne pas » ; ryû 立 est un verbe qui signifie « tenir debout, tenir bon » ; et on peut comprendre monji 文字 comme désignant les lettres ou les caractères car en fait mon 文 c'est le texte et ji 字 ce sont les caractères. Donc littéralement la formule signifie : « ni le texte ni les caractères ne tiennent debout » sous-entendu « pour transmettre l'enseignement essentiel du zen ». Et on traduit par « l'enseignement indépendant des mots et des caractères (ou des textes) ».
c) La troisième formule : kyôge-betsuden 教外別伝
Pour la traduction il faut aller de la fin vers le début : den 伝 c'est la transmission ; betsu 別 signifie « à part » ; ge 外 signifie « au-dehors, hors de » ; et kyô 教 c'est l'enseignement. Donc littéralement cela donne : « la transmission à part en dehors de l'enseignement » sous-entendu « écrit ». Et on traduit par "la transmission spéciale en dehors des écritures ».
d) La quatrième formule : jissô-musô 実相無相
Pour la traduction il faut aller du début à la fin : jitsu 実(quasi synonymique de 真 [shin]) est un idéogramme qui représente une cuillère remplie de matières ; il y a de la matière donc ce n'est pas vide et le plus souvent jitsu est traduit par « réel, vrai » ; sô 相veut dire l'aspect ou la figure, une chose visible ; mu 無 vous connaissez ce kanji qui indique l'absence, c'est un adverbe de négation « il n'y a pas ». On traduit la formule par « l'aspect réel est sans aspect » ou « l'aspect réel n'a pas d'aspect ». Ces quatre formules emblématiques de l'école zen veulent dire grosso modo la même chose, c'est-à-dire que ce qui est important ce n'est pas la parole, ce n'est pas la chose écrite, mais c'est le silence où on se comprend sans parole, et l'essentiel est invisible, inexprimable, indicible. C'est un peu comme je vous disais dans le début des ateliers, le mot du petit prince : « L'essentiel est invisible pour les yeux ».
e) La position de maître Dôgen
Cependant, comme je vous l'ai déjà signalé, maître Dôgen est rarement d'accord avec d'autres savants et il n'est pas du tout d'accord avec ces quatre formules d'où l'enjeu de ce texte Udonge. En effet la position essentielle de maître Dôgen en amont, c'est le non-dualisme. Il ne nie pas pour autant l'existence de l'indicible ou de l'inexprimable ou de l'invisible. Mais justement puisqu'il y a l'invisible, il faut le voir. C'est paradoxal, c'est un oxymore, mais Genzô (le Trésor de l'Œil) veut dire précisément « voir l'invisible ».
De même écrire de la poésie comme dans ce texte, c'est dire l'invisible, exprimer l'inexprimable. Voilà la position de maître Dôgen fondée sur le non-dualisme. Et ces quatre formules emblématiques très chères à un certain courant de l'école zen, c'est quand même un dualisme : il y a l'invisible, l'indicible, l'inexprimable, ça c'est l'essence du zen. Et je constate que cela est très imprégné chez les pratiquants. Maître Dôgen n'écarte pas cela pour autant, mais s'il y a ishin-denshin précisément il faut exprimer.
P F : Quand nous on utilise ishin-denshin, on ne dit pas que « c'est ça, point à la ligne, circulez il n'y a rien à voir ». On dit qu'il y a ishin-denshin mais il y a aussi dôshu 道取 ("dire, exprimer, expliciter") qui est la façon d'exprimer la Voie, et là il y a du visible, du matériel qui est donné à percevoir. Donc il y a les deux. S'il y a ishin-denshin c'est parce que personne ne peut attraper, qualifier la relation qu'il y a entre deux personnes, et du coup c'est ce qui fait qu'elle échappe à toute structure religieuse : l'expérience de la relation dans la pratique est orthogonale à la relation sociale qui peut exister dans une structure ecclésiastique.
F A : D'où le sourire parce qu'il y a une entente, il y a quelque chose qui s'est transmis.
Y O : D'accord. Tout dépend donc comment on comprend ces quatre formules.
F M : Dans les deux traditions du zen dans lesquelles j'ai été (Sôtô d'abord, Rinzai ensuite) le rôle de la parole est important. Maître Deshimaru parlait, ses écrits étaient publiés sans cesse et commentés sans cesse, il y avait donc que dès ce moment-là un paradoxe. Dans le Rinzai, ce qui compte, certes c'est l'éveil, mais ce qui compte encore plus c'est d'arriver à expliciter, et tout le rôle des kôan est un rôle d'explicitation de l'éveil, du moins tel que je l'ai vécu, ce n'est pas du tout un rôle d'éclatement de la personnalité. L'éveil est une chose qui se passe dans le silence, qui s'exprime par tout son être, mais qui doit aboutir à une explicitation grâce au travail des kôan.
Y O : Là c'est aussi la différence entre genjô et kenjô qu'on a vu avec le Genjôkôan : genjô 現成 « la réalisation comme présence » (quelque chose se présente en ce moment devant nos yeux en raison même de la réalisation intérieure de soi)et kenjô 見成 : « la réalisation comme vision » désigne le stade supérieur au terme genjô 現成.
J'ai bien dit donc que dans « un certain courant de l'école zen » il y a une survalorisation de l'invisible, courant qui méprise justement l'étude : si l'essentiel n'est pas transmissible par les écritures, à quoi ça sert d'étudier ? Je constate beaucoup cette absence de respect à l'égard de l'étude. Mais j'ai parlé d'un "certain courant", ce n'est pas le cas de tous. Il y a des courants qui respectent en même temps ishin-denshin et les écritures.
3°) Le terme shôbôgenzô 正法眼藏.
Maintenant il y a un point sur lequel je voudrais attirer votre attention, c'est le terme shôbôgenzô (la vraie Loi, Trésor de l'Œil) puisque ce terme apparaît dans ce passage fondateur. Comme ce n'est pas tout à fait le sujet, je ne vais pas trop m'y attarder.
a) Variations de Yoko Orimo sur ce thème dans le tome 4.
J'ai fait une étude assez consistante dans le tome 4 de la traduction intégrale : à la fin de ce livre j'ai fait une partie interprétative que j'ai nommée « Variations » car je tourne toujours autour du thème du shôbôgenzô. Pour ce qui nous concerne c'est la variation 4 p. 281-379. J'ai eu beaucoup d'échos tout à fait positifs, élogieux, donc ça vaut la peine de le lire ! Simplement je ne suis pas là pour vous pousser à acheter ce livre. Mon souhait très vif est que vous avanciez dans l'étude, c'est tout ce que je désire.
À ce sujet je vous signale un point pratique. À la Maison de la culture du Japon, quai Branly, il y a une très belle bibliothèque, spacieuse, bien éclairée, gratuite, et où on ne demande pas d'inscription. Tout le monde peut y aller. Et surtout vous les Français qui vous intéressez à la culture japonaise et chinoise aussi, vous êtes les bienvenus. C'est le gouvernement japonais qui finance. Et tous mes ouvrages sont exposés et disponibles, donc vous pouvez les consulter gratuitement dans le calme.
► Ils peuvent être aussi consultés ici dans cette salle de l'IEB. Plus tard on pourra aussi les emprunter.
Y O : Donc à propos du terme shôbôgenzô je fais maintenant deux points car il se trouve à la fin du premier alinéa.
b) La première apparition du mot shôbôgenzô.
Quand on fait l'histoire du mot shôbôgenzô, on voit qu'il apparaît pour la première fois dans le recueil intitulé Hôrinden 宝林伝 (La Transmission de la forêt des joyaux) compilé en 801 au milieu de la dynastie des T'ang (618-907). C'est en Chine sous cette dynastie que le bouddhisme chinois atteint son apogée. Quand maître Dôgen arrive en Chine sous la grande dynastie des Song, déjà le bouddhisme chinois commence à décliner, et c'est ce que maître Dôgen signale à maintes reprises dans le Shôbôgenzô.
Le recueil de la Transmission de la forêt des joyaux relate l'origine, la transmission, ainsi que l'orthodoxie de l'école chinoise du Ch'an (j. zen) du Sud. Vous savez qu'il y a deux courants dans le Ch'an 禪 (caractère simplifié 禅): l'école du Sud et l'école du Nord. C'est au moment du sixième patriarche Daikan Eno (638-713) [en chinois Huineng 慧能] que le Ch'an du sud se développe, et presque tout l'enseignement de l'école zen vient du sud. L'école du Sud d'autre part s'appelle le Subitisme [tonkyô 頓教], et l'école du Nord qui n'a pas connu beaucoup de développement s'appelle le Gradualisme [zenkyô 漸教].
Ce Horinden est important parce que c'est au tout début du neuvième siècle (801) qu'il fut compilé et le terme Shôbôgenzô y apparaît pour la première fois : « Au moment où le Vénéré du monde voulut entrer dans le Nirvana, Kâçyapa était absent de l'assemblée. L'Éveillé déclara à ses grands disciples : "Lorsque Kâçyapa reviendra, dites-lui de proclamer le Shôbôgenzô." L'Éveillé encouragea également Ananda et lui fit transmettre cette édification. »
Dont vous voyez que dès l'origine le terme shôbôgenzô est lié à la notion de transmission, comme dans cette scène fondatrice qui concerne la transmission.
c) Les 4 kanji de shôbôgenzô 正法眼藏.
Je vous ai déjà dit que quand il y a plusieurs kanji juxtaposés, très souvent il y a 36 façons de les lire. En ce qui concerne shôbôgenzô c'est le summum de cette complication.
On peut : considérer que les quatre kanji forment un seul substantif ; lire de la fin vers le début ; considérer les quatre kanji comme indépendants ; couper au milieu pour avoir deux substantifs indépendants ou articulés ; ou bien lire shôbôgenzô comme une proposition (c'est le cas de ma traduction).
Considérons d'abord les quatre caractères :
– shô 正 est composé de deux éléments : le trait du haut 一désigne le but, la finalité et le reste 止 désigne un pied qui avance tout droit. Donc étymologiquement shô veut dire « avancer tout droit sans se détourner ». Donc shô signifie "vrai". Nous avons déjà vu qu'il s'oppose au caractère ja 邪qui signifie tordu.
– hô 法 (qui est en fait prononcé « bô » quand il apparaît dans le mot Shôbôgenzô) c'est la loi, le dharma, nous avons déjà vu ça.
– gen 眼a pour clé l'œil目, et l'autre élément 艮 c'est aussi l'œil mais dans le sens beaucoup plus profond puisque le corps de cet élément veut dire « le point essentiel » donc c'est l'œil qui voit le point essentiel.
– zô 蔵 (forme simplifiée de 藏) a la même clé ⺾ (forme simplifiée de 艸 qui désigne une jeune pousse) que ge 華 (la fleur) : cette clé signifie « le vert, la végétation, la plante, l'herbe » ; et tout kanji qui concerne le vert prend cette clé. Par ailleurs zô est un kanji du troisième groupe : la partie qui forme le corps du kanji n'a pas de signification, elle donne simplement le son : ça se lit zô. Étymologiquement la clé du caractère, donc la plante, désigne la moisson, et autrefois où la majeure partie de la population était paysanne, on mettait la moisson dans la grange. Donc le sens étymologique de ce zô c'est la grange, donc le bâtiment dans lequel on mettait toute la moisson. Et dans le passé la moisson était considérée comme le trésor, donc zô veut dire le trésor, la trésorerie. Mais en fait le sens étymologique du kanji c'est la grange.
zô peut aussi être considéré comme un verbe dans le sens de contenir, cacher. En effet dans la grange on met tout, et donc la grange contient, cache tout ce qu'il y a.
Les organes vitaux sont aussi désignés à l'aide de ce zô. Dans la médecine chinoise il y a cinq organes vitaux, et chaque nom prend ce caractère zô (avec la clé月) : shinzô 心臓 c'est le cœur ; kanzô 肝臓 c'est le foie ; jinzô 腎臓 c'est les reins ; haizô 肺臓 c'est les poumons ; et suizô 膵臓 c'est le pancréas. Et dans la médecine chinoise on dit que quand la maladie concerne ces cinq organes vitaux, c'est grave, ce qui est vrai !
Écriture des kanji :(voir sur le fichier) Shô 止 Gen 眼 Zô蔵
d) Étude du kanji : nen 拈; les deux kanji 華/花 (la fleur).
Je traduis nen 拈 par triturer, mais étymologiquement parlant c'est "pincer du doigt et tortiller". La clé est扌(forme simplifiée de 手) qui désigne la main, et même plus précisément les doigts ; et l'élément corps ne donne que le son.
Il y a deux caractères pour désigner la fleur 華/花, ils ont la même clé ⺾ que zô 蔵. Pour ces deux caractères il y a au moins deux lectures en on : ka/ge ; et deux lectures en kun : hana/bana.
– le corps de 華 représente une fleur avec son calice et sa corolle.
– le corps de 花 veut dire « métamorphoser, se métamorphoser, transformer, se transformer, convertir, se convertir », c'est-à-dire que c'est une herbe qui se métamorphose, et c'est donc la fleur
Note : Ikebana (生け花) désigne l’art floral au Japon. C'est un terme formé de 生け, ike = « arranger » ou « mettre », mais aussi « vivant », et 花, bana = « fleur ». Il signifie littéralement « fleur vivante », « la vie de la fleur »… et donc, par extension, « donner vie aux fleurs ». Cet art floral s'appelle en fait Kadô 華道 (la Voie des fleurs)
e) Traductions de shôbôgenzô.
Depuis l'origine les Chinois et les Japonais considèrent que le terme shôbôgenzô est quelque chose d'intraduisible tellement c'est profond. Donc parfois on fait la traduction sans traduire c'est-à-dire qu'on cite les mots de la fin vers le début et je ne le critique pas. Je vais vous donner les traductions de différents auteurs récents :
– J'ai traduit Shôbôgenzô par « La vraie Loi, Trésor de l'Œil ». Je coupe donc au milieu et je considère que c'est une proposition : « La vraie Loi [est] le Trésor de l'Œil ». Ça c'est mon interprétation, et de plus en plus je suis persuadée que je ne me trompe pas. C'est là-dessus que j'ai écrit la variation 4 du tome 4 où je fais la démonstration.
– K. Nishijima et J. Stevens ont fait la traduction anglaise la plus récente ; elle n'est pas mauvaise. Ils traduisent Shôbôgenzô par « The Eye and Treasury of the True Law ». Donc ils considèrent que gen et zô sont deux caractères indépendants, et c'est donc une autre interprétation.
– B. Faure est un pionnier de l'étude du Shôbôgenzô. Il y a une trentaine d'années il a traduit quelques fascicules du Shôbôgenzô, j'espère qu'il continue la recherche mais je ne vois pas paraître de nouveaux ouvrages. Lui a préféré ne pas traduire en mettant : « Le Trésor de l'Œil de la Vraie Loi » c'est-à-dire qu'il va de la fin vers le début mais au fond ça ne veut rien dire. Et il y a en anglais beaucoup de "traductions" (entre guillemets) comme la sienne.
– E. Shimano et C. Vacher sont deux intellectuels qui traduisent de temps en temps des fascicules du Shôbôgenzô. Eux traduisent : « L'Œil du Trésor du Vrai Dharma », c'est assez incompréhensible.
– Récemment j'ai été heureuse de rencontrer la traduction de W Bodiford, un spécialiste américain de l'école Sôtô (mais c'est un historien). Celle-ci me semble la plus proche de ma traduction : « True Dharma Eye Collection ». Il va donc du début à la fin.
Le mot "collection" est ici employé au sens de rassembler, collecter. Et à ce propos je m'aperçois que j'ai oublié de préciser que zô, le quatrième caractère de Shôbôgenzô, désigne le canon bouddhique dans la terminologie bouddhique sino-japonaise. En effet vous connaissez les trois corbeilles qui désignent l'ensemble du canon bouddhique, leur nom en japonais est sanzô 三蔵. Ces trois corbeilles sont : kyô 経 les sûtra ; ritsu 律 la discipline (skr. Vinaya) ; ron 論 les traités (skr. Abhidharma) donc toutes les écritures doctrinales. Donc Sanzô c'est Kyô ritsu ron.
Ce terme zô 蔵 désigne les "corbeilles" c'est-à-dire les écritures, et donc le canon bouddhique parce qu'autrefois le papier c'était du papyrus fait avec des herbes, donc par association d'idées ce kanji zô qui désignait la grange en est arrivé à désigner aussi les écritures. Et maître Dôgen joue beaucoup avec ça.
f) L'apocryphe chinois à la source de maître Dôgen.
Un mot sur la source de la citation de maître Dôgen. J'ai dit que c'était une libre citation d'un corpus apocryphe chinois qui s'appelle Le Sûtra de la délibération dialogique du grand roi Brahman avec l’Éveillé [Daibon-ten.nô-monbutsu-ketsugi-kyô 大梵天王問仏決疑経], Ils’agit d’un apocryphe qui aurait été compilé en Chine à une époquepostérieure à 1004, année de la parution du Recueil de la transmission de la lampe de l’ère Keitoku [Keitoku-dentô-roku 景徳伝燈録] (T.51 n° 2076) qui est le grand recueil fondamental de l'école zen. En effet cet apocryphe n'est pas du tout mentionné dans ce grand recueil Keitoku dentôroku d'où la supposition des savants historiens et philologues qui considèrent que la compilation de cet apocryphe chinois doit être postérieure à la parution de ce grand recueil fondamental de l'école zen. L'apocryphe lui-même ne mentionne ni le nom de l'auteur ni la date de la compilation.
Cet apocryphe Le Sûtra de la délibération dialogique du grand roi Brahman avec l’Éveillé, [Daibonten.nô monbutsu ketsugi kyô] est recueilli dans le Manji zôkyô, livre I, 87, 4, chapitre « La trituration d’une fleur » [Nengebon]. Le Manji zôkyô est un canon complémentaire du canon Taishô dont on a parlé à propos de Tenbôrin, en effet c'est un apocryphe et il n'est pas dans le canon principal. Il y a deux versions de cet apocryphe chinois : l'ancienne version est en un seul livre avec sept chapitres, et la nouvelle version est en deux livres avec 24 chapitres. Le passage qui nous concerne est plus développé dans la nouvelle version. On va lire ensemble les versets tirés de cette deuxième version.
« Voici ce que l'Éveillé déclara immédiatement : "J'ai en moi le Shôbôgenzô-le cœur sublime du Nirvâna [nehanmyôshin]. L'aspect réel est sans aspect [jissô-musô], ; la porte de la Loi est subtile et sublime. Ceci étant indépendant des mots [furyû-monji], il faut le transmettre spécialement en dehors des écritures [kyôge-betsuden]. Si on le garde et le maintient, le commun des mortels réalisera l'état d'Éveil. Cette signification principielle de la vérité, je la transmets maintenant au grand Kâçyapa. » Ici la formule Shôbôgenzô-le cœur sublime du Nirvâna [nehanmyôshin] s'enchaîne immédiatement à trois des quatre formules emblématiques de l'école chinoise du zen : jissô-musô ; furyû-monji, kyôge-betsuden, il ne manque que ishin-denshin.
Voici les versets tirés de la version supposée la plus ancienne : « Le Vénéré du monde dit : "J'ai en moi le Shôbôgenzô-le cœur sublime du Nirvâna [nehanmyôshin]. Immédiatement je te transmets cela. Garde-le bien et maintiens-le pour que ne s'éteigne jamais la transmission de celui-ci. »
Et il y a une version encore plus développée dans le recueil qui s'appelle Le recueil des enseignements essentiels de l'école [Shûmon tôyôshû] en 10 livres, compilé par So.ei en 1133. La même scène fondatrice de la voie de l'Éveillé se présente sous une forme encore plus complète, avec le thème de la trituration d'une fleur [nenge] et un sourire dans un visage éclos [mishô 微笑], thème cher à maître Dôgen : « Lors du rassemblement sur la montagne sainte, le Vénéré du monde tritura une fleur [nenge], et montra celle-ci à l'assemblée. À ce moment-là, l'assemblée garda le silence. Seul le vénérable Kâçyapa lui adressa un sourire dans un visage éclos [hagan mishô]. Le Vénéré du monde dit : "J'ai en moi le Shôbôgenzô-le cœur sublime du Nirvâna [nehanmyôshin]. L'aspect réel est sans aspect [jissô-musô] ; la porte de la Loi est subtile et sublime. Ceci étant indépendant des mots [furyû monji], il faut le transmettre spécialement en dehors des écritures [kyôge betsuden]. Je le transmets à Kâçyapa. »
► Donc Dôgen laisse tomber les formules qui ne lui plaisent pas.
► Il triture le texte d'origine sans le dire.
Y O : Tout ce que nous pouvons dire là-dessus c'est que maître Dôgen, tout en prétendant citer quelque chose – en fait il ne dit pas qu'il cite, c'est une citation implicite – il ne reprend pas ces trois formules emblématiques de l'école zen. Qu'est-ce que ça veut dire ? C'est ça l'enjeu de ce texte Udonge.
P F : Une chose me frappe c'est que pour comprendre que Dôgen dit des choses au lecteur simplement par le fait qu'il enlève des morceaux du texte d'origine, pour le comprendre il faut avoir connaissance de ce texte. Nous, c'est pour ça qu'on vient ici !
► Comme il s'adresse à des disciples, ceux-ci devaient avoir ce savoir.
Y O : D'où l'importance de l'étude ! Si on n'étudie pas le sens doctrinal c'est-à-dire le second niveau de lecture, cela ne se manifeste pas.
P F : Nous faisons donc cette hypothèse que les disciples de Dôgen avaient une telle maîtrise de ces apocryphes chinois qu'ils voyaient bien ce que Dôgen voulait dire.
Y O : Ce n'est pas dit, ce n'est pas expliqué, ce qui est extraordinaire. D'ailleurs c'est comme le phénomène de cet univers, il faut décortiquer, il faut étudier, voir de près.
► Ceci dit, Dôgen comme ses disciples ont fait des études avant de devenir zénistes, la plupart du temps ils ne rentrent pas dans le zen directement.
Y O : Ce n'est pas un problème. J'ai vous ai dit tout au début des ateliers que maître Dôgen ne prétend jamais être un maître de l'école zen. Pour lui l'essentiel c'est la Voie de l'Éveillé qui englobe la totalité de toutes les écoles, de toutes les traditions, y compris le bouddhisme primitif et tous les autres courants.
► Dôgen n'avait peut-être pas une intention manipulatrice en ne reprenant pas tous les termes.
Y O : C'est-à-dire qu'il nous invite à comprendre quel est l'enjeu de ce texte, tout en enlevant des formulations fondamentales d'un certain courant de l'école zen. En tout cas, même si vous n'êtes pas d'accord, en lisant ce texte, notamment au second niveau de lecture, peu à peu vous allez comprendre. C'est ça l'intérêt de lire le texte.
Troisième partie : Paragraphes 2 à 6
On va maintenant lire la partie du texte qui s'appuie sur cette scène fondatrice.
Paragraphe 2.
« Les sept éveillés du passé et tous les éveillés sont égalementvenus au monde en triturant une fleur. Ils ont pratiqué, attestéet réalisé comme présence cette trituration d’une fleur dansleur montée. Ils ont broyé et dévoilé cette trituration d’unefleur dans leur descente tout droit. S’il en est ainsi, la montéeet la descente au sein même de la trituration d’une fleur, le moiet l’autre, l’endroit et l’envers, etc. sont la totalité des fleursqui se triturent. À la mesure d’une fleur la mesure de l’Éveillé,à la mesure du cœur la mesure du corps. D’innombrables triturationsd’une fleur ont également été transmises de générationen génération. Ce qui demeure est l’être-là de latransmission. La trituration d’une fleur qui a fait advenir leVénéré du monde n’a jamais été relâchée. C’est à ce moment-là que le Vénéré du monde venu par la trituration d’une fleur succède au Vénéré du monde. Comme le temps de la triturationd’une fleur recouvre la totalité des temps, celui-là progresseensemble avec le Vénéré du monde, et triture avec luila même fleur. »
Y O : D'abord une petite remarque : le kanji ryô 量, je l'ai toujours traduit par « mesurer, la mesure » ce qui n'est pas faux. Mais il y a un mot qui correspond parfaitement à l'étymologie de ce kanji et aussi à la langue française. Jusque-là je ne savais pas que l'étymologie du verbe penser était le verbe peser. Et pour ryô, traduire par mesurer ce n'est pas faux mais peser c'est beaucoup mieux. Et c'est l'enjeu conceptuel que maître Dôgen met (et les maîtres chinois aussi) car il utilise ryô dans le sens de la pensée. En effet, quand on parle de quelqu'un qui parle très bien avec une certaine dignité, on dit qu' « il pèse ses mots ». C'est important de peser ses mots !
► Alors ça va donner : « À la pesée d’une fleur la pesée de l’Éveillé,à la pesée du cœur la pesée du corps. » Ce n'est pas très facile à comprendre.
Y O : Bien sûr il faut expliquer mais je pense que c'est très profond. Maintenant j'attends vos réactions sur le texte.
► Dans la dernière phrase : « celui-là » c'est le temps ?
Y O : Oui, c'est-à-dire qu'il y a la dimension temporelle. Essayez d'entendre ce qu'il y a dans ce texte sans vouloir forcément comprendre. Et donnez vos impressions : quels sont les mots qui apparaissent souvent, et quelle expression un peu bizarre y a-t-il ?
An : Ce qui me frappe c'est que les sept éveillés soient venus au monde en triturant une fleur. D'habitude on ne parle pas de la venue au monde, on parle de l'éveil.
Y O : Tout à fait. Il y a certainement un rapport entre ce terme central nenge (trituration d'une fleur) et l'éveil.
► Il y a la montée et la descente.
Y O : Tout à fait, il y a du mouvement. Peu à peu comme ça on avance. À la limite il faut lire gratuitement ce genre de texte sans chercher à coller un seul sens pas tel ou telle phrase, à tel ou tel mot, et gratuitement entrer dedans.
F M : Il y a l'endroit et l'envers, et on avait vu ça à propos du temps et on avait parlé dans le même moment du moi et de l'autre, de l'amour, etc. Donc pour moi ça résonne avec ce passage-là.
Y O : Ce n'est pas le sujet dans ce texte, mais dans l'écriture de maître Dôgen l'endroit et l'envers c'est-à-dire le dedans et le dehors, la surface et le fond, ça a une signification très profonde. Il y a une sorte de renversement : l'endroit devient l'envers et l'envers devient l'endroit.
R D : Pour moi le cœur du paragraphe c'est la phrase « Ce qui demeure c'est l'être-là de la transmission ».
Y O : Oui il y a donc déjà la transmission comme thème central, il y a l'éveil qui connote la trituration d'une fleur.
► Qu'est-ce que c'est que « Le Vénéré du monde succède au Vénéré du monde » ?
Y O : Seson 世尊 (le Vénéré du monde) de se 世 (le monde) et son 尊 (le Vénéré). C'est l'une des 10 appellations de l’Éveillé-Shâkyamuni.
D : Il y a dans cette phrase un mouvement circulaire.
Paragraphe 3.
« Ce qui est appelé la trituration d’une fleur n’est autre que la Fleur qui triture les fleurs : fleur de prunier, fleur de printemps,fleur de neige, fleur de lotus, etc. Les cinq pétales de lafleur de prunier désignent plus de trois cent soixante assembléesde fidèles ; ils désignent les cinq mille quarante-huit tomes des écritures saintes, ils désignent les douze catégoriesdes enseignements des trois véhicules ainsi que les trois sageset les dix saints. C’est pourquoi les trois sages et les dix saintsne sauraient les atteindre. Il y a et le grand Canon bouddhiqueet les histoires merveilleuses, voilà ce qui est dit : « Une fleur éclôt et le monde se lève. » »
Y O : Quels sont les substantifs, dans quel champ lexical figurent ces mots ?
► C'est la fleur qui est au centre et il y a des variations autour ; et il y a les écritures. Les deux se recoupent.
► Il y a des nombres.
Y O : Oui et comme on a dit les trois corbeilles (sanzô) c'est le canon bouddhique.
► Les pétales en fin de compte c'est tout ce qui existe.
Y O : Oui je pense, parce que pour triturer il faut plusieurs pétales aussi.
Fl : Les éveillés sont rapportés à une fleur. On a l'impression que si on les place devant un miroir, ils reflètent tous une fleur.
Y O : On va voir.
C M : J'aime bien la fin : « Une fleur éclôt et le monde se lève » comme s'il y avait une unité par rapport à la multiplicité.
Y O : Bien sûr, et ça rappelle Tenbôrin : « Si une seule personne déploie le vrai etc. »
Au : Au tout début du paragraphe il y a une confusion totale entre le sujet et l'objet : « la trituration de la fleur n'est autre que la Fleur qui triture les fleurs ». La phrase n'a pas vraiment de sens littéral.
Y O : Je crois qu'il y a déjà un sens littéral, concret. J'imagine tout simplement que quand maître Dôgen dit que la Fleur triture la fleur, c'est ce qui se passe chaque fois qu'une fleur apparaît au printemps ou à un autre moment : c'est la fleur elle-même qui triture la fleur pour que la même fleur (la même mais un peu différente) apparaisse. Il s'agit de la transmission d'une fleur à une autre fleur car c'est toujours la même espèce. Comment est-ce que la fleur travaille pour que la même fleur apparaisse comme étant transmise ? La rose est toujours la rose par exemple. Quel travail la rose fait-elle pour que la rose soit toujours la rose ?
► Ce sont surtout les abeilles qui font le travail.
Y O : Aussi. Il y a d'ailleurs la scène où le papillon apparaît. Mais déjà la rose travaille pour que la rose soit la rose. Donc au premier degré, naïf, j'interprète comme ça et c'est très profond.
► Ce que vous voulez dire, c'est que la croissance de la fleur est une métaphore de la transmission, qu'il y a un travail de la fleur ?
Y O : Oui, aussi. Et les naturalistes ne voient pas ce travail de la nature. La nature travaille comme le peintre travaille.
F A : Quand il avait été question des six kakis on avait vu que le prototype du kaki engendre le kaki, c'est-à-dire que le fruit engendre le fruit.
Y O : C'est ça, c'est très important. Il y a un immense travail de la nature. C'est ça la vraie figure de la nature.
P F : Est-ce que quand Bouddha regarde Kâçyapa, il a dit : « Tiens moi je suis comme une fleur, et en voilà une autre qui pousse en face de moi, c'est Kâçyapa » ?
Y O : Pourquoi pas, c'est la transmission ! Mais plus profondément, le visage de Kâçyapa éclôt comme une fleur. C'est ça aussi le cœur à cœur. Il y a un texte du Shôbôgenzô intitulé Gabyo (Une galette en tableau) et dans ce texte maître Dôgen dit à la limite : « La nature peint la nature » lorsqu'il dit : « Les montagnes peignent les montagnes, les rivières peignent les rivières ». Et François est toujours un peu étonné, mais c'est ça : comme les peintres, la nature peint sa propre image par la contemplation d'elle-même.
Paragraphe 4.
« « Une fleur éclôt à cinq pétales, et le fruit se réalise naturellement », cela veut dire que la totalité du corps n’est autreque celle qui porte déjà en elle-même la totalité du corps.Perdre la prunelle des yeux en regardant les fleurs de prunier,perdre les oreilles en entendant le bruit d’un bambou vert quiclaque ; tel est ce Présent de la trituration d’une fleur !Obtenir la moelle du maître en le vénérant, les hanches enfoncées dans la neige et le bras coupé, telle est la fleur qui s’ouvre d’elle-même ! Recevoir la robe de l’Éveillé en décortiquant du riz dans la nuit, telle est la fleur qui triture déjà elle-même ! Tout cela est la vie qui prend racine dans la paume de la main du Vénéré du monde. »
D : Est-ce que Dôgen s'adressait à des moines très cultivés ou est-ce que ça pouvait être des gens du peuple sans aucune culture ?
Y O : Ça s'appelle la question des destinataires du Shôbôgenzô. On ne peut pas trancher parce que la question des destinataires de chaque texte et de l'ensemble du recueil, c'est une question très complexe. Pour moi les destinataires sont multiples, on ne peut pas dire simplement : « ce sont les disciples » ou bien « ce sont des laïcs » déjà du point de vue historique et philologique. Mais au niveau du contenu il faut méditer. J'ai mon idée mais ce soir ce n'est pas le sujet.
En ce qui concerne Udonge j'ai parlé de trois niveaux de lecture : le sens littéral, le sens figuré et le sens plénier qui fait l'unité de la poésie et de la doctrine. Et je pense que pour Udonge – et c'est pareil pour tout grand texte – il peut être lu par le commun des mortels, par les ignorants qui ne connaissent pas les choses, mais ça s'adresse également aux connaisseurs qui connaissent presque par cœur la teneur de l'ensemble de l'apocryphe. Le disciple cultivé comprendra assez rapidement l'enjeu de ce texte, mais je pense que le texte s'adresse à la fois au grand public et aussi aux moines très cultivés.
F C : Là ce sont des expériences subitistes qui sont rapportées.
Y O : Oui, c'est le moment capital de l'éveil. Et comme Anne l'a signalé, il y a l'éveil dedans.
F R : Moi je sens dans « tel est ce Présent de la trituration d’une fleur !Obtenir la moelle du maître en le vénérant » j'entends quelque chose de la transmission.
Y O : C'est ça, il s'agit de la transmission, c'est le thème central.
C M : Dans ce paragraphe on trouve des allusions à des maîtres qui ont vécu ces expériences d'éveil ; ce sont des histoires zen qu'on nous a déjà racontées.
F A : Pour obtenir la moelle du maître, il faut se couper le bras !
Y O : Vous voyez que tous les disciples ont beaucoup travaillé, jusqu'à se couper le bras.
F A : Il faudrait que je vous apporte une reproduction d'une peinture japonaise extraordinaire où on voit le maître face à un rocher avec des yeux complètement fixes et un jeune moine qui présente son bras avec juste une petite trace rose de sang. C'est une immense peinture qui ne sort jamais du Japon mais elle est venue une fois à Paris avec Malraux. Je dois avoir une reproduction dans un catalogue et je tacherai de la trouver et de l'apporter. C'est une grande peinture très dramatique, il y a de la neige partout, c'est très étonnant.
Y O : Justement, je trouve que c'est un peu malheureux que le mot zen qui est maintenant devenu français soit pris comme si le zen était du quiétisme : voilà, le zen c'est la sérénité… Alors qu'il y a énormément de…
► On se coupe le bras…
Y O : On triture, on broie.
An : Je trouve que l'histoire de perdre la prunelle des yeux en regardant et de perdre les oreilles en entendant c'est une expérience non-dualité, il n'y a plus de sujet et plus d'objet, il n'y a plus quelqu'un qui regarde ou qui entende quelque chose.
Y O : Oui, mais chaque fois l'éveil c'est ça. La distinction ordinaire du sujet et de l'objet disparaît, bien que la dualité existe. Dans le texte intitulé La prédication de la Loi faite par l'inanimé (Mujôseppô 無情説法), maître Dôgen dit que l'oreille devient l'œil et que l'œil devient l'oreille. Et non seulement maître Dôgen mais toute une tradition de zen très profonde dit cela. Et je crois que quand on fait zazen – moi aussi j'ai un peu une expérience comme ça – le corps entier devient une sorte de réceptacle sensible, on reçoit tous les sons de l'univers.
► C'est une résonance.
Au : Moi je reviens sur la première phrase : « la fleur éclôt à cinq pétales, et le fruit se réalise naturellement ». Si j'essaie de la comprendre je vois que le fruit vient après la fleur qui disparaît sans pour autant être annulée.
Dans la croissance d'une plante c'est d'une certaine façon la même chose depuis la graine jusqu'à la plante développée ; et en même temps c'est une succession : la fleur supprime la graine et en même temps reste la graine. Donc en même temps il y a une négation et une affirmation.
Y O : C'est ça la transmission d'ailleurs.
Paragraphe 5.
« En général, la trituration d’une fleur existe avant, en même temps et après la réalisation de la Voie du Vénéré du monde. Voila pourquoi la fleur réalise la Voie ! La trituration d’une fleur transcende et surpasse largement tous ces moments favorables. Le déploiement du cœur de l’Éveil chez les éveillés et les patriarches, leur recherche de la Voie, leurs pratique et attestation ainsi que le maintien de celles-ci sont tous la trituration d’une fleur qui caresse le vent du printemps comme un papillon. »
► Ce qui est drôle c'est que ce n'est pas le vent qui caresse la fleur mais c'est la fleur qui caresse le vent.
Y O : Oui c'est vrai. Et ce n'est pas n'importe quel vent, mais c'est le vent du printemps.
P F : Est-ce que dans le texte d'origine la fleur est bien le sujet : c'est elle qui « caresse le vent » ?
Y O : Oui, quand je fais la traduction je suis très fidèle, je choisis la solution littérale et fidèle au texte plutôt que de fabriquer des phrases lisses.
À ce propos j'ai oublié de vous dire que si on vous distribue le texte original en japonais c'est pour vous inviter à colorier les kanji que vous connaissez. Et vous allez voir qu'à votre niveau ça va être assez coloré, vous serez étonnés. Je vous prie de le faire chez vous parce que pendant l'atelier on n'a pas le temps. C'est-à-dire que c'est un peu comme chez Racine, grand dramaturge du XVIIe siècle en France, le nombre de mots que maître Dôgen utilise n'est pas très grand, c'est assez limité. Donc à partir du moment où vous maîtrisez les termes principaux et une certaine syntaxe japonaise, grosso modo, vous pouvez non pas comprendre complètement mais deviner le sens.
Parmi vous il y a des pratiquants, et par exemple vous chantez le Hannyashingyô 般若心経. Vous connaissez le sens par ailleurs, mais quand vous chantez vous ne connaissez pas les mots que vous prononcez et pourtant ça pénètre le corps et le cœur. Le texte original c'est ça aussi à mon sens : même si vous ne comprenez rien, votre œil commence à s'habituer à l'écriture.
Paragraphe 6.
« S’il en est ainsi, comme le Vénéré du monde Gotama pénètre en ce moment dans une fleur et cache son corps dans la Vacuité, prenez ses narines, et voilà que vous avez pris le méta-espace ! C’est ce qu’on appelle la trituration d’une fleur. C’est avec l’Œil, avec le cœur et la conscience20 qu’on triture la fleur. C’est avec les narines et avec la fleur triturant la fleur qu’on triture la fleur. En un mot, ces montagnes et ces rivières, le ciel et la terre, le soleil, la lune, le vent et la pluie, les hommes, les animaux et les plantes de toutes sortes, chacun d’eux n’est autre qu’une fleur d’Udumbara triturée. Naissances et morts, le passer et le venir sont aussi les diverses couleurs de la fleur, la claire Lumière de la fleur. Cette étude que nous poursuivons aujourd’hui est un avènement de la trituration d’une fleur. »
Note 20. Le coeur [shin, skr. citta] et la conscience [shiki, skr. vijnâna]. Cette dernière désigne la fonction cognitive basée sur les cinq sens plus le sixième sens qui est le mental [i, skr. manas].
P F : Ça se conclut sur une phrase qui est tout à fait d'actualité pour nous.
Y O : Tout à fait. Et j'espère que ce que maître Dôgen veut transmettre avec ce texte se révèle peu à peu dans votre cœur.
P F : « Prenez ses narines » est-ce que ça veut dire « attrapez ses narines » ?
Y O : Je pense que ça veut dire agripper. En effet dans le texte intitulé Kokû 虚空(le méta-espace) il y a une scène tout à fait drôle que maître Dôgen cite. C'est un texte chinois qui dit : « Pour comprendre le méta-espace il faut agripper les narines de l'autre ».
Il faut savoir que les narines, dans l'Ancien Testament, chez les Chinois et chez les Japonais, ont une signification assez profonde parce que c'est là où sort le souffle. Or le souffle c'est très important, c'est la vitalité même d'un être humain. Donc prendre les narines, métaphoriquement parlant c'est vraiment saisir le souffle de quelqu'un c'est-à-dire la vitalité de l'autre. Et aussi je vous rappelle que vers la fin de Tenbôrin il y avait la même phrase.
F R : Moi je sens que ce paragraphe ne s'arrête pas à une fleur, c'est vraiment tous les éléments, l'univers entier qui peut avoir la même image que la trituration d'une fleur.
Y O : Oui, tout à fait.
Au : À propos de la phrase « C’est avec l’Œil, avec le cœur et la conscience qu’on triture la fleur. » Il me semble qu'en lisant l'Œil, le cœur et la conscience, et le contenu de la note, cela désigne tout ce qui nous constitue. Or la trituration c'est le travail du zéniste. Donc on pratique le zen depuis ses cheveux jusqu'à sa nature de bouddha. C'est tout.
Y O : Oui c'est la totalité. Il y a des personnes bien placées pour témoigner de cela, mais je pense que c'est ça le zazen, la pratique et l'étude aussi.
F C : Il va aussi au-delà parce qu'il dit : « C’est avec les narines et avec la fleur triturant la fleur qu’on triture la fleur ». Il va donc au-delà de tout ce que ça mobilise.
Y O : Je suis tout à fait d'accord. Et c'est au-delà même de tous les temps parce qu'il y a aussi la dimension atemporelle dans le passage précédent.
F C : En effet on voyait dans le passage précédent que la possibilité en fait existe avant toute actualisation de l'éveil : « La trituration d’une fleur transcende et surpasse largement tous ces moments favorables. »
Y O : Voilà. C'est toujours l'histoire de non-dualisme : puisqu'il y a l'atemporel il y a le temporel et vice versa.
Les quatre questions du guide de travail
Ces quatre questions qui sont sur le blog ont été lues mais très rapidement car l'heure était déjà dépassée. La question 4 a été modifiée :
A l’instar de maître Nyojô, composez un court poème en utilisant obligatoirement ces deux mots : « fleur(s) » [ge/hana 華] et « dépouillement du corps et du cœur » ou « se dépouiller du corps et du cœur » [shinjin-datsuraku身心脱落] (on peut prendre cette expression en tant que substantif ou en tant que groupe verbal).
Y O : Je souhaite que vous travailliez comme la dernière fois où beaucoup de monde a travaillé pour composer un petit poème, c'était une très belle moisson.
La séance est levée, merci à tous. Pour moi aussi c'était très enrichissant