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Ateliers d'étude du Shôbôgenzô avec Yoko Orimo
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Ateliers d'étude du Shôbôgenzô avec Yoko Orimo
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10 février 2013

Nature et Shôbôgenzô

Ateliers du Shôbôgenzô au DZP et à l'IEB
animés par Yoko Orimo

 

La Nature et le Shôbôgenzô

 

 Extraits des comptes-rendus d'octobre 2012 à janvier 2013

complétés par le tableau de la métaphore filée de la végétation

.

Fichier docx : Nature_et_Shobogenzo__extraits_Oct_Janv_12_13

Fichier pdf : Nature_et_Shobogenzo__extraits_Oct_Janv_12_13

 

Ce travail n'est là que pour mettre en valeur des choses qui ont été dites et y renvoyer. Il sera utile en particulier à ceux qui rejoindront les nouveaux ateliers sans avoir assisté aux précédents. Ceci s'étoffera petit à petit au fil des séances. Certaines choses ne sont pas compréhensibles sans le contexte de discussion. Je  n'ai pas mis certaines références. 

En 1ère partie : Nature et métaphores (la formule ka chô fû getsu ; les niveaux de lecture ; Nature et naturalisme ; poissons, oiseaux… ; la métaphore filée de la végétation) : En 2ème partie : variations (le vent de la maison ; le travail de la Nature)

Vous avez les comptes-rendus complets sur  le blog

                                                                                         Christiane Marmèche

 

Première partie : métaphores

1°) En toile de fond : la poésie extrême-orientale

Dans le Shôbôgenzô la toile de fond joue un grand rôle, c'est ce que j'appelle le champ lexical de la poésie extrême-orientale. Ça s'appelle ka chô fû getsu 花鳥風月: les fleurs, les oiseaux, le vent et la lune (tous ces mots sont en lecture on). Ce sont tous les éléments qui composent la poésie extrême-orientale. Vous allez voir que dans le Genjôkôan maître Dôgen prend ces clichés de la poésie lyrique tout en les transposant dans le discours argumentatif et sotériologique (qui concerne le salut c'est-à-dire l'éveil) de la doctrine bouddhique.

Ces quatre éléments sont des clichés qui composent la poésie. Mais en fait ka chô fû getsu ça fait un seul mot.

► Est-ce que ces termes sont utilisés en poésie en voulant exprimer d'autres notions ?

Y O : Oui aussi. Mais dans la poésie française c'est pareil : la rose symbolise beaucoup de choses (par exemple la rose est belle puis elle se fane, donc il faut rêver maintenant…) c'est dans ce sens-là.

► Par exemple dans la poésie japonaise on a le symbole de la falaise et on dit que ça représente le corps du méditant.

Y O : Non, ça c'est autre chose parce que là c'est déjà une métaphore. Les quatre éléments ici, ça peut être une métaphore mais ça peut être la chose de la nature en tant que telle.

Dans la poésie japonaise, à coup sûr, il y a un de ces éléments-là. Par exemple il y a des fleurs pour parler de la jalousie ou de l'amour ; des oiseaux pour parler de la liberté ; le vent pour dire par exemple le souffle ; la lune pour dire la beauté….

 

2°) Les niveaux de lecture.

Extrait du message 04a_IEB_07/01/2013_Udonge première partie p.2.

Il y a deux points sur lesquels je veux attirer votre attention pour lire ce texte intitulé Udonge, une fleur d'Udumbara) : 1) il s'agit d'une poésie ; 2) c'est une métaphore, et qui dit métaphore dit un changement de sens, une transposition de sens. En grec le mot μεταφορά (metaphora) veut dire transport. Donc quand il y a un mot métaphorique, il y a un transport de sens, un changement de sens, une transposition de sens. Cela veut dire que déjà, pour lire Udonge, il y a deux niveaux de lecture :

– le premier niveau de lecture c'est le sens littéral et en l'occurrence poétique. En effet la fleur est l'un des quatre éléments qui constituent le champ lexical de la poésie extrême-orientale telle que nous l'avons vu dans le Genjôkôan. Nous avons vu la formule japonaise qui dit ces quatre mots d'un seul coup : ka chô fû getsu 花鳥風月 (la fleur, l'oiseau, le vent, la lune). Et aujourd'hui ce qui est important c'est la fleur. Donc le premier niveau de la lecture c'est le sens poétique, le sens propre, le sens littéral, concret.

– le deuxième niveau de lecture, puisqu'il s'agit d'une métaphore, est le sens figuré c'est-à-dire le sens métaphorique. Dans le cas de l'écriture bouddhique, et surtout chez maître Dôgen, ce sens métaphorique est le sens doctrinal. Donc le deuxième niveau de lecture de Udonge c'est le sens doctrinal.

Et on peut même aller plus loin, le troisième niveau de sens est le sens plénier. Ce sens plénier doit faire l'unité de la poésie (premier sens) et de la doctrine (deuxième sens). Simplement cette unité de la poésie et de la doctrine, c'est un peu comme ce que François expliquait la dernière fois avec le tableau des six kakis, il y a le passage de l'abstrait au concret qui fait l'unité de l'abstraction et de la concrétude, et cela s'opère au niveau de la contemplation. C'est-à-dire que chacun doit méditer ce double sens (et même les multiples sens) d'un seul mot, d'une seule phrase, en tant que poésie, en tant que doctrine.

 

3°) Nature et naturalisme[1].

Extrait du message 02b_DZP 2012/10/20 et 11/17  Quatrain du Genjôkôan  

La nature chez maître Dôgen (non seulement chez lui mais telle qu'elle est conçue en Extrême-Orient) et le naturalisme, ce sont deux choses différentes. Le naturalisme c'est le premier moment et la Nature (avec un N majuscule) c'est vraiment le retour à la surface de 色即是空 空即是色 [SHIKI SOKU-ZE KÛ  KÛ SOKU-ZE SHIKI] du Hannya Shingyô.

 

4°) Poissons et oiseaux, ciel et vacuité, Nature et naturalisme.

Extrait du message 2c_ DZP  2012/11/24 fin du Genjôkôan p.13 sq

a) Après la lecture du paragraphe 15 : « Les poissons nagent dans l’eau et, aussi loin qu’ils aillent, l’eau n’a point de limites. Les oiseaux volent dans le ciel et, aussi loin qu’ils volent, le ciel n’a point de limites. Et pourtant, depuis le lointain passé, ni les poissons ni les oiseaux n’ont jamais quitté l’eau et le ciel…. »

Y O : La description c'est : « Les poissons nagent dans l'eau et aussi loin qu'ils aillent… » donc, qu'il s'agisse des poissons ou qu'il s'agisse des oiseaux, ils veulent saisir l'extrémité de l'eau ou du ciel, c'est-à-dire saisir quelque chose, mais c'est infini, on n'arrive jamais au bout, "et pourtant…" C'est de ça qu'il s'agit.

► Tu viens de dire que dans la première phrase les poissons nagent dans l'eau « pour arriver au bout », moi je ne lis pas ça : il est dit qu'ils nagent dans l'eau et qu'ils n'en voient jamais le bout, mais ils n'ont pas "l'objectif" d'en voir le bout.

Y O : Disons que tout ça c'est une métaphore et qu'il faut bien comprendre. Je vais vous donner quelques pistes sinon ça devient un peu du brouillard.

À partir du paragraphe 15 jusqu'à la fin, ce qui est sous-jacent c'est le thème du mouvement et ce mouvement est d'abord mis en relief par les deux créatures que sont les poissons et les oiseaux.

De plus les oiseaux c'est le deuxième élément du champ lexical de la poésie extrême orientale, or très souvent dans le discours de maître Dôgen et dans d'autres écrits du zen les oiseaux (parfois aussi les poissons) représentent, symbolisent les pratiquants.

Vous, en tant que pratiquants bouddhistes, vous êtes ces oiseaux-là (ou ces poissons-là) et vous êtes dans le mouvement, et ce mouvement des poissons ou des oiseaux n'est autre que la métaphore de la pratique. Lorsque vous pratiquez, quand même, vous voulez obtenir l'éveil, le nirvâna, quelque chose… et c'est sans limite, mais vous n'abandonnez pas : « et pourtant je continue la pratique parce que je suis un oiseau (un poisson) ». C'est ça qui est à l'arrière-plan du discours. Et c'est le quatrième moment qu'on a vu avec le quatrain du Genjôkôan, c'est le moment de la poésie. Le mot poésie vient d'un verbe grec qui signifie faire.

► Oui mais c'est un laisser-faire. Un poète laisse faire beaucoup de choses même s'il travaille beaucoup. C'est un faire qui n'est pas un fabriquer.

Y O : Tout à fait, c'est ça la pratique, et à partir du paragraphe 15 c'est ça qui est en filigrane.

P F : Maintenant je comprends que le pratiquant pratique, et ça ne s'arrêtera jamais… et pourtant il ne veut pas se laisser impressionner par cette immensité de la pratique qui dépasse ses capacités.

Y O : Oui. De plus puisqu'il s'agit des poissons il s'agit de l'eau水 [sui/mizu], et puisqu'il s'agit des oiseaux il s'agit du ciel 空 [kû/sora]. Or désigne selon le contexte ou bien le ciel ou bien la vacuité ou bien l'espace, il y a au moins trois significations. Et ici puisqu'il s'agit des pratiquants avec la métaphore des oiseaux et des poissons, au sens concret c'est le ciel, mais au sens du discours doctrinal, c'est la vacuité.

P F : Les poissons dans l'eau est-ce que ça renvoie à l'eau des paragraphes précédents (la goutte d'eau dans laquelle la lune se reflète…) qui était plutôt du côté du samsâra ?

Y O : Pourquoi est-ce que tu dis ça ? La goutte d'eau dans laquelle la lune se reflète, je n'ai jamais dit que c'était du côté du samsâra. L'eau est du côté du samsâra mais aussi du côté du nirvâna parce qu'elle reçoit la lune en ne faisant qu'un avec elle (dans la métaphore précédente). Et toi aussi en tant que Patrick Ferrieux tu es du côté du samsâra mais aussi du côté de la vacuité, du nirvâna. Du moment que tu vis jisetsu en plénitude, tu as les deux. C'est en tout cas ce que maître Dôgen souhaite pour chaque être.

P F : Maintenant je comprends pourquoi les poissons nagent dans l'eau et n'en sortent pas.

Y O : Disons qu'il y a l'ici et maintenant de la pratique, et la vacuité qui est désignée métaphoriquement par le ciel… Pour aller plus loin j'attends un peu que vous commentiez.

P F : « L'eau se fait vie, le ciel se fait vie… » qu'est-ce que ça veut dire ?

Y O : Ce qui est important ce n'est pas le détail. Il y a des jeux de mots avec quatre caractères.

Y O : Qu'est-ce que maître Dôgen signale avec ce jeu de mots ?

►  L'interdépendance.

Y O : Tout à fait. Alors voilà mon interprétation : la vacuité telle qu'elle est conçue chez maître Dôgen n'est autre que l'interdépendance en perpétuel mouvement, mais en même temps ce n'est jamais saisissable ni définissable. Donc tout est lié : il y a le ciel, il y a l'interdépendance, il y a l'oiseau qui vole à l'image même du pratiquant, ici et maintenant.

 

b) Après la lecture des paragraphes 18-19 : « Le maître du zen Hôtetsu du mont Mayoku se servait d’un éventail lorsqu’un moine vint lui demander : "La nature du vent demeure constante et il n’est aucun lieu qu’elle ne remplisse ; pourquoi donc, Maître, vous servez-vous d’un éventail ?"… » […]

Or – je vous le dis tout de suite parce qu'il n'y a pas beaucoup de temps – ce qui est critiqué dans le kôan de Hôtetsu c'est le naturalisme.

La dernière fois je vous ai parlé de la différence entre le naturalisme (qui correspond au premier moment logique du quatrain) et de la Nature (avec un grand N) qui est au sommet de la démarche des pratiquants. Et vous voyez qu'il y a le naturalisme dans le paragraphe 18, et que la Nature est dans le paragraphe 19 avec la crème et aussi l'expression « terre d'or ». Ce n'est que la valorisation finale de la Nature qui est tout autre que le naturalisme.

On a parlé du naturalisme tout à l'heure : si c'est aussi beau que ça il n'y a rien à faire, on reste nu, on se promène dans la forêt. Mais non, il faut pratiquer et le résultat de la pratique c'est la Nature dans sa vérité.

P F : Donc le mot naturalisme ici est pris au sens de « laisser tomber la pratique et se contenter d'être au monde ».

Y O : Oui. Et je vous ai expliqué aussi qu'à l'époque médiévale, ni en Chine ni au Japon il n'y a le mot nature en tant que concept. Ce n'est que vers1868 (je crois) que la nature existe comme concept. Pour les Chinois et les Japonais, la nature c'est toujours 山水 sansui (montagnes et eau).

P F : Ça y est, j'ai fait le lien avec « quand il rencontre une pratique, il met en œuvre une pratique ». Il n'y aurait pas besoin de s'éventer si on pouvait rester toute sa vie sans bouger. Du moment qu'on rentre dans le mouvement de la vie, on rencontre en permanence des existants et on met en œuvre en permanence des pratiques.

Y O : Tout à fait, c'est capital. Et vous voyez on a discuté de l'impermanence et de la permanence, or la permanence telle qu'elle est conçue dans la pensée de Dôgen n'est autre que le mouvement, si paradoxal que cela plus paraître, mais il ne s'agit pas de n'importe quel mouvement. Je vous signale l'importance du mot tomoni (ensemble) dans le paragraphe 17 : « aller ensemble ». C'est la totalité dynamique qui va ensemble. Et lorsqu'on se met avec tous les existants dans ce mouvement d'aller ensemble, c'est ça la permanence. Apparemment moi je disparais tôt ou tard si je ne vois que "moi" seul comme un existant isolé. Mais du moment que je marche et que je vis ensemble avec toute l'humanité, il y a la permanence.

 

5°) « La métaphore filée de la végétation »

Extrait du message 04b_IEB_21/01/2013_fin Udonge p.12-14

Voulez-vous jeter un coup d'œil sur la fiche complémentaire que j'ai intitulée « La métaphore filée de la végétation »[2] ? Tout à la fin il y a deux passages du Shôbôgenzô. C'est juste pour vous initier à la lecture au second niveau.

a) La "métaphore filée" commentée

Si vous avez un peu de sens littéraire et aussi conceptuel philologique, vous pouvez avoir un éveil sur le thème de la fleur et de la trituration de la fleur puisqu'il y a toujours au moins deux sens pour chaque mot. Nous allons prendre quelques mots de la liste en voyant la continuité de l'image à partir de la graine : graine, racine, herbe, fleur, entrelacement des lianes, canon.

Voici un tableau qui résume ce qui est développé après en reprenant un peu la fiche de Y Orimo :

Terme  

sens propre

sens figuré(s)

仏種 [busshu]

la graine de l’Éveillé

l’essence enfouie au sein de chaque existant grâce à laquelle ce dernier peut réaliser l’état de l’Éveil. Synonyme de la nature de l’Éveillé.

根 [ne/kon]

la/les racine(s)

la faculté, le potentiel, les cinq sens, la fonction, etc.

草 [kusa/sô]

l’herbe

Le texte / le phénomène

花 [hana/ge]

 la fleur

Le texte sacré

葛藤 [kattô]

l’entrelacement des lianes

les fioritures du langage (à trancher selon l’école zen) / engi (la coproduction conditionnée)

蔵 [zô]

le trésor

le Canon bouddhique

法雨 [hô.u]

la pluie de la Loi

la Loi qui apporte les bienfaits aux êtres, comme la pluie à la végétation.

Y O : Je vous donne aussi les lectures kun et on des premiers caractères.

– Le caractère 種 [tane/shu] désigne la graine (ou le grain) au sens concret. Le plus souvent busshu 仏種 dans l'écriture bouddhique sino-japonaise désigne la graine de l'Éveillé (la nature de Bouddha) c'est-à-dire que chaque existant apparaît grâce à cette graine qui est l'essence (le fondement) bouddhique.

– le caractère 根 [ne/kon] désigne au sens concret la racine de l'arbre ou de la fleur, et au sens figuré c'est la faculté sensorielle le plus souvent. Grâce à la graine c'est-à-dire à l'essence, l'être commence à s'enraciner et capte le monde extérieur par la faculté sensorielle.

– le caractère 草 [kusa/sô] c'est l'herbe. On a vu la dernière fois qu'au sens figuré ça désigne le texte parce que c'est le manuscrit. Mais aussi l'herbe représente métaphoriquement le phénomène. Donc il faut distinguer trois sens parce que le phénomène et l'écriture c'est toujours concomitant.

– le caractère 花 [hana/ge] désigne au sens concret la fleur, et au sens métaphorique c'est l'écriture sacrée. En effet on a vu que la fleur elle-même est la métamorphose de l'herbe, d'où au sens figuré cela correspond au degré supérieur du texte c'est-à-dire au texte sacré.

– le terme kattô 葛藤 désigne au sens concret l'entrelacement des lianes. Et l'école zen explique qu'il faut trancher, éliminer le langage, alors que pour maître Dôgen ce kattô dans l'univers du phénomène est presque équivalent à engi 縁起 c'est-à-dire la coproduction conditionnée (qui correspond au fait que les lianes s'entrelacent et vivent ensemble dans l'univers des plantes).

► Selon Dôgen il ne faut pas trancher les lianes, il faut juste constater qu'elles sont là.

Y O : Oui, c'est ça. C'est pour cela que j'ai dit que l'attitude de maître Dôgen était hyper singulière. Certains courants de l'école zen disent qu'il faut couper parce que le langage est inutile, que l'étude des écritures est inutile, c'est ce qu'on a vu avec les quatre formules emblématiques de l'école zen : « la transmission de cœur à cœur » [ishin-denshin 以心伝心], « l’aspect réel (est) sans aspect » [jissô-musô 実相無相], la transmission directe en dehors des écritures [kyôge- betsuden 教外別伝], « l’enseignement indépendant des mots » [furyû-monji 不立文字].

– le caractère 蔵 (dernier caractère de shôbôgenzô) désigne le canon bouddhique. Il y a deux niveaux de sens : le niveau de l'écriture, et au niveau végétatif et aussi le niveau du phénomène.

Dans la fiche j'ai mis aussi quelques mots composés, par exemple ho.u 法雨 c'est « la pluie de la loi ». En réalité puisque la pluie est absolument indispensable comme la loi à chaque être (ou à chaque existant), on explique les bienfaits de la loi comme étant la pluie.

P F : Du coup la pluie devient le bienfait au sens figuré.

Y O : Oui, comme la Loi (le Dharma) donne le bienfait, la pluie fait beaucoup de bien à la végétation.

Tout cela doit pouvoir vous aider à concevoir le deuxième sens du texte. Par exemple : la trituration d'une fleur c'est la trituration des Écritures. Et si vous composez un poème c'est aussi comme si l'Éveillé triturait une fleur.

J'ai appelé ce travail « métaphore filée de la végétation » pour désigner la continuité des métaphores qui caractérisent tous les écrits bouddhiques sino-japonais et pas seulement le Shôbôgenzô.

Dernière chose : tous les caractères qu'on a vus (sauf la graine) comportent la clé de la végétation : 草 [kusa/sô] ; 花 [hana] ; 葛藤 [kattô] ; 蔵 [zô]. C'est pour ça que j'ai souligné que pour maître Dôgen c'est la totalité des Écritures qui comptent, non pas telle ou telle Écriture mais le canon. Et dans ce grenier (donc dans ce canon) il y a l'entrelacement des lianes ; de même que dans l'univers du phénomène les lianes sont entrelacées, tous les êtres (par exemple nous tous ici) sont liés par ce lien de l'interdépendance.

Il faut vraiment admirer la fleur parce que c'est une écriture sacrée et c'est vraiment à partir de la graine de l'Éveillé (donc de l'essence) que la fleur éclôt.

b) Deux extraits du Shôbôgenzô : la vacuité, les fleurs, les formes-couleurs.

     Voici deux extraits de Kûge 空華 (un texte du Shôbôgenzô) où Dôgen parle de la vacuité.

 « Justement, sachez-le, la Vacuité [kû ] est une herbe [issô 一草]. La Vacuité produit toujours ses fleurs, comme les cent herbes [hyakusô 百草] produisent leurs fleurs. »

Y O : Il y a le rapport de la vacuité [kû 空 (skr. çûnya)] et  de la fleur.

Ma : La vacuité c'est la source de tout le monde phénoménal, et c'est à partir du monde phénoménal qu'est la vacuité. Il n'y a l'un que parce qu'il y a l'autre.

F A : C'est « La forme est vacuité et la vacuité est forme ».

Y O : Tout à fait. Selon maître Dôgen cet univers du phénomène où il y a la multitude des fleurs n'est autre que l'éclosion de la vacuité.

« Les fleurs sont toujours comme si elles étaient teintes d’une multitude de couleurs [shoshiki 諸色]. Les couleurs ne sont pas toujours réservées aux fleurs. La multitude des temps [shoji 諸時] prennent également les couleurs telles que bleu, jaune, rouge, blanc, etc. Le printemps attire les fleurs ; les fleurs attirent le printemps. »

Y O : Ici il y a la fleur, la vacuité et aussi les formes-couleurs shiki 色 (skr. rûpa)]. Maître Dôgen dit : « Les fleurs sont comme si elles étaient teintes d'une multitude de couleurs ». Et comme François vient de dire SHIKI SOKU-ZE KÛ,  KÛ SOKU-ZE SHIKI 色即是空 空即是色(La forme n'est autre que la vacuité, la vacuité n'est autre que la forme), formule qu'on a déjà vue.

J'espère que vous voyez ce triple rapport : la fleur ; la vacuité ; les formes-couleurs (rûpa).

Par ailleurs, on peut trouver un parfait écho entre la définition première du phénomène [shiki 色] (skr. rûpa) et celle de la langue, c'est-à-dire l'écriture symbolisée par 草 l' "herbe" et 華 la "fleur". S'il est dit dans la doctrine bouddhique : « Toutes choses sont dépourvues d'être en soi - ou de nature propre »-, Saussure, le fondateur de la linguistique moderne, écrit : « La langue est une forme, non une substance. »

c) Lecture de Udonge au deuxième sens.

   Avec cet arrière plan conceptuel et philologique ce texte Udonge révèle, dévoile un autre aspect avec la dimension de la vacuité, avec la dimension de l'écriture, et avec la manifestation des formes-couleurs.  On pourrait décortiquer paragraphe par paragraphe en lisant au second niveau dans le sens doctrinal.  On n'a pas le temps de tout relire donc on va simplement regarder le début qui concerne la scène fondatrice de la Voie de l'Éveillé.

L'Éveillé triture une fleur d'Udumbara et Kâçyapa sourit. Si on lit au second niveau, on peut dire qu'il triture les Écritures. Et aussi, en un autre sens, il triture la vacuité puisque chaque fleur n'est autre que la manifestation de la vacuité.

►  Finalement chaque existant n'est autre que la forme que prend la vacuité.

Y O : Non. Chaque existant tel qu'on le voit dans cet univers est déjà trituré par la main de l'Éveillé, dans cette trituration de la vacuité. Donc chaque chose est très précieuse comme la fleur d'Udumbara.

P F : Tu touches la moindre chose, et déjà cette chose est la manifestation de la vacuité donc : prends soin d'elle.

F A : Et c'est insaisissable puisque c'est toujours en mouvement.

Y O : Et il y a le sourire de Kâçyapa. Effectivement Kâçyapa ne peut pas exprimer autrement que par le sourire.

On arrête là cette initiation, c'est à vous de travailler passage par passage avec cet éclairage.

d) Tableau plus complet

  Voici un tableau qui reprend d'autres éléments donnés par Yoko Orimo dans le fichier distribué aux participants :

Terme  

sens propre

sens figuré(s)

仏種 [busshu]

la graine de l’Éveillé

l’essence enfouie au sein de chaque existant grâce à laquelle ce dernier peut réaliser l’état de l’Éveil. Synonyme de la nature de l’Éveillé.

根 [ne/kon]

la/les racine(s)

la faculté, le potentiel, les cinq sens, la fonction, etc.

草 [kusa/sô]

l’herbe

Le texte / le phénomène

花 [hana/ge]

 la fleur

Le texte sacré

葛藤 [kattô]

l’entrelacement des lianes

les fioritures du langage (à trancher selon l’école zen) / engi (la coproduction conditionnée)

蔵 [zô]

le trésor

le Canon bouddhique

 

 

 

仏果 [bukka]

le fruit de l’Eveillé

l’état de l’Eveillé obtenu grâce à la pratique

仏地 [butsuji]

la terre de l’Eveillé

le degré ultime du cheminement du bodhisattva

根境 [konkyô]

les racines et les domaines

les cinq sens et leurs objets

上根 [jôkon]

la racine supérieure

la faculté, la capacité ou le potentiel supérieur

下根 [gekon]

la racine inférieure

la faculté, la capacité ou le potentiel inférieur 

善根 [zenkon]

la bonne racine

les bons actes grâce auxquels on obtient la bonne Rétribution.

法雨 [hô.u]

la pluie de la Loi

la Loi qui apporte les bienfaits aux êtres, comme la pluie à la végétation.

法華 [hokke]

la fleur de la Loi

la Loi sans supérieure (skr. agra-dharma), synonyme du Sûtra du Lotus 法華経 [Hokekyô]. Celui-ci veut dire littéralement le Sûtra de la Fleur de la Loi.

甘露 [kanro]

la rosée sucrée

l’enseignement de l’Eveillé, le Nirvâna

家風 [kafû]

le vent de la maison

la doctrine, l’enseignement spécifique à chaque maison ou à chaque courant de l’école. (Il est l'ami des fleurs)

草子 [sôshi]

Herbe……..

cahier à pages 

草稿 [sôkô]

 

brouillon

草本 [sôhon]

 

manuscrit

草書 [sôsho]

 

écriture cursive 

 

 

 

拈古[nenko] « triturer des mots des anciens »,

 拈挙[nenko] « relever et triturer »,

拈弄[nenrô] « triturer et jouer »,

拈出[nenshutsu] « faire sortir en triturant »,

拈則[nensoku] « triturer un article ou une proposition »,

拈提[nentei] « triturer un sujet ou un kôan »,

拈得[nentoku] « triturer et faire sien »,

拈評[nenpyô] « triturer et commenter », etc.

 

Deuxième partie : variations autour de la Nature

 

1°) Le "vent de la maison"

Le "vent de la maison" désigne la doctrine de chaque école (maison) comme Rinzai ou Sôtô (et il y en a d'autres), mais moi je préfère toujours la traduction littérale. En effet je l'ai beaucoup expliqué dans mes ouvrages, il y a un réseau métaphorique extrêmement serré dans le discours de maître Dôgen, surtout autour de  花鳥風月kachôfûgetsu donc les quatre éléments de la poésie. Or 風 c'est le vent et c'est la nature.

De manière générale quand vous voyez plusieurs caractères sino-japonais juxtaposés, le caractère le plus important est celui qui vient à la fin. Ici dans kafû (le vent de la maison) c'est 風 fû qui est important :

–  風 est un idéogramme qui représente un grand oiseau parce que traditionnellement les chinois pensaient que c'est un grand oiseau qui est le maître du vent. Donc c'est un grand oiseau qui représente le vent.

ka désigne "la maison", mais le plus souvent dans le bouddhisme il désigne "l'école". Chacun sans doute appartient à une école sans renier pour autant la totalité de la Voie, et donc kafû désigne la doctrine, l'enseignement bouddhique, mais c'est la doctrine de chaque école. Et vous trouvez ka dans des mots qui sont devenus presque des mots français comme jûdôka, aikidôka, là ce sont les pratiquants. Ka c'est la maison, l'école et aussi ce qui fait autorité. Vous pouvez, à la limite, le considérer comme synonyme de maître.

On trouve aussi le caractère 風 dans l'expression 風性 fûshô (la nature du vent) qui est à la fin du Genjôkôan et qui a un sens capital. Il y a un rapport entre kafû et fûshô. Mais dans fushô c'est shô qui est important, et 性 shô est un caractère que nous avons vu en première heure qui désigne la nature, l'essence.

 

2°) Le travail de la Nature.

Extrait du message 04a_IEB_17/01/2013_Première partie de Udonge p.14-15

► Au tout début du paragraphe il y a une confusion totale entre le sujet et l'objet : « La trituration de la fleur n'est autre que la Fleur qui triture les fleurs ». La phrase n'a pas vraiment de sens littéral.

Y O : Je crois qu'il y a déjà un sens littéral, concret. J'imagine tout simplement que quand maître Dôgen dit que la Fleur triture la fleur, c'est ce qui se passe chaque fois qu'une fleur apparaît au printemps ou à un autre moment : c'est la fleur elle-même qui triture la fleur pour que la même fleur (la même mais un peu différente) apparaisse. Il s'agit de la transmission d'une fleur à une autre fleur car c'est toujours la même espèce. Comment est-ce que la fleur travaille pour que la même fleur apparaisse comme étant transmise ? La rose est toujours la rose par exemple. Quel travail la rose fait-elle pour que la rose soit toujours la rose ?

►  Ce sont surtout les abeilles qui font le travail.

Y O : Aussi. Il y a d'ailleurs la scène où le papillon apparaît. Mais déjà la rose travaille pour que la rose soit la rose. Donc au premier degré, naïf, j'interprète ainsi et c'est très profond.

►  Ce que vous voulez dire, c'est que la croissance de la fleur est une métaphore de la transmission, qu'il y a un travail de la fleur ?

Y O : Oui, aussi. Et les naturalistes ne voient pas ce travail de la Nature. La Nature travaille comme le peintre travaille.

F A[3] : Quand il avait été question des six kakis on avait vu que le prototype du kaki engendre le kaki, c'est-à-dire que le fruit engendre le fruit.

Y O : C'est ça, c'est très important. Il y a un immense travail de la Nature. C'est ça la vraie figure de la Nature.

P F : Est-ce que quand Bouddha regarde Kâçyapa, il a dit : « Tiens moi je suis comme une fleur, et en voilà une autre qui pousse en face de moi, c'est Kâçyapa » ?

Y O : Pourquoi pas, c'est la transmission ! Mais plus profondément, le visage de Kâçyapa éclôt comme une fleur. C'est ça aussi le cœur à cœur. Il y a un texte du Shôbôgenzô intitulé Gabyo (Une galette en tableau) et dans ce texte maître Dôgen dit à la limite : « La nature peint la nature » lorsqu'il dit : « Les montagnes peignent les montagnes, les rivières peignent les rivières ». Et François est toujours un peu étonné, mais c'est ça : comme les peintres, la nature peint sa propre image par la contemplation d'elle-même.



[1] La différence entre nature et naturalisme est précisée par la suite, en particulier dans le passage qui suit (poissons et oiseaux…) et par le paragraphe  2 de la deuxième partie (la travail de la Nature). Le "retour à la surface" est expliqué dans le message sur le quatrain du Genjôkôan.

[2] Cette fiche complémentaire n'est pas sur le blog. Elle contient quelques éléments complémentaires par rapport à ce qui est commenté ici, mais ils sont peu nombreux. Un tableau complet figure après la relecture de Udonge (partie d) et reprend quasiment tout.

[3] François Aubin est peintre et a présenté le tableau des six kakis aux deux séances de décembre sur Tenbôrin.

 

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