Maître Dôgen et la femme
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Maître Dôgen et la femme
Paul : Bienvenue à la conférence de Yoko Orimo[1] sur « Maître Dôgen et la femme ». Yoko est connue pour être la traductrice du Shôbôgenzô en français. C'est un travail qui est en cours de publication en ce moment. Elle anime également des ateliers d'étude du Shôbôgenzô au Dôjo Zen de Paris ainsi qu'à l'Institut d'Études Bouddhiques à Paris, ce sont des ateliers bimensuels. Et je profite de ce que la conférence commence pour vous signaler que sur internet figure le blog des ateliers où vous avez le compte rendu de chaque séance.
Philippe Coupey : Pour le Shôbôgenzô que Yoko est en train de traduire, elle a déjà fait plusieurs tomes[2].
Yoko Orimo : Merci beaucoup Philippe. Bonjour à tous, j'espère que vous allez bien et que votre camp d'été, qui se déroule dans ce cadre magnifique, vous apporte beaucoup de fruits et aussi beaucoup de nouveaux éléments très positifs, très constructifs pour l'avenir du zen en Europe. Vraiment c'est un grand bonheur pour moi de partager le temps et passer cet après-midi avec vous tous. Avant tout je vous remercie d'être si nombreux dans cette salle, merci infiniment.
Et je voudrais citer tout particulièrement plusieurs noms pour exprimer toute ma gratitude : avant tout, Philippe Coupey le maître de zen qui dirige cette sesshin ; ensuite Stéphane qui est, je crois, le représentant du Z. S. A. c'est-à-dire Zen Simple Assise, ce nouveau mouvement de zen en Europe auquel je crois beaucoup. Je remercie également beaucoup Bertrand[3] le traducteur, mais aussi évidemment Paul. Et enfin, je remercie Patrick qui est absent malheureusement aujourd'hui pour raisons familiales ; il est à Rome, mais je suis sûre qu'il entendra mon sentiment de gratitude avec le cœur : les ateliers Shôbôgenzô que je tiens à Paris au DZP et à l'IEB doivent beaucoup à Patrick, je suis émerveillée de constater son intelligence, son dévouement, sa compétence à chaque fois.
Choix du sujet traité.
Cette conférence bien évidemment se déroule autour du Shôbôgenzô de maître Dôgen qui est ma spécialité et mon domaine de prédilection. Et pour préparer cette conférence il fallait bien entendu choisir le sujet. Voici les conditions que je me suis posées à moi-même :
– d'une part cet exposé se déroule dans un cadre tout à fait particulier, c'est-à-dire l'ango, ce camp d'été consacré au zazen, à la pratique : vous n'êtes pas là pour faire une étude doctrinale ni pour faire une recherche trop compliquée de type métaphysique, philosophique ou conceptuel, mais pour approfondir votre vie de pratiquants tant sur le plan personnel que sur le plan communautaire au sein même de votre sangha ;
– d'autre part il fallait que ce soit un sujet d'actualité ;
– et enfin, dans l'annonce qui a été envoyée par Patrick à beaucoup de monde, j'ai vu un mot : « dans la conférence que Yoko Orimo fera, il y aura une surprise » et j'ai retenu ce mot « surprise » : il faut donc que je vous surprenne avec cette conférence !
C'est ainsi que j'ai choisi comme sujet, et sans doute vous en êtes déjà informés par Paul : « Maître Dôgen et la femme » : à ma connaissance il n'existe pas encore un seul article, un seul livre exclusivement consacré à ce sujet, c'est un terrain presque vierge.
En abordant ce sujet « Maître Dôgen et la femme » on peut découvrir un aspect certes méconnu du maître, mais aussi absolument surprenant : ce n'est qu'un maître du XIIIe siècle du Japon médiéval, mais vous allez voir combien les résonnances de ses propos peuvent être modernes.
Maître Dôgen et les femmes
Les femmes dans la vie de maître Dôgen.
Sans doute connaissez-vous un peu la vie de maître Dôgen. Il reçoit la tonsure au mont Hiei à l'âge de 13 ans, et à partir de ce moment-là il mène une vie de moine dans la pureté et dans la chasteté totale, avec la stricte observance de tous les préceptes bouddhiques, tant au niveau des préceptes du Petit Véhicule que des préceptes du Grand Véhicule. Nul doute que maître Dôgen n'a pas connu la femme au sens physique du terme.
En ce qui concerne sa vie personnelle on ne peut relever que deux points au sujet de la femme :
– s'il est devenu moine, c'est grâce à sa mère qui s'appelait Ishi. Vous savez que maître Dôgen est devenu orphelin très tôt : il perd son père à l'âge de 2 ans puis il perd sa mère à l'âge de 7 ans. Et c'est au chevet de sa maman mourante que le petit Dôgen se rend compte de l'impermanence de ce monde et qu'il décide de consacrer sa vie tout entière à la Voie de l'Éveillé (du Buddha) pour le salut de tous les êtres vivants.
– les historiens sont d'accord pour affirmer que maître Dôgen avait des disciples féminines : il y avait des nonnes qui suivaient son enseignement.
Dôgen critique la recherche de profits personnels, mais pas la séduction féminine.
À part ces deux points on connaît très peu de choses, d'autant que le maître japonais reste extrêmement laconique sur ce sujet de la femme, et cela en deux sens. En effet s'il parle très peu de la femme il ne parle pas non plus, en guise d'avertissement donné à ses disciples masculins, du danger exercé par la séduction féminine ou bien par la tentation de la chair. Par contre, ce qu'on constate très fréquemment dans la totalité de ses écrits et surtout dans le Shôbôgenzô, c'est une mise en garde récurrente et pressante contre l'amour de la renommée, c'est-à-dire des honneurs et des profits personnels. Maître Dôgen se montre extrêmement sévère à l'égard des grands moines, surtout de ceux qui cherchent la notoriété, la célébrité auprès de personnalités puissantes, de ceux qui sont à la poursuite de profits personnels.
Une seule fois, très discrètement en deux lignes, Dôgen fait mention de ce qu'on appelle en Occident chrétien « le péché de la chair ». C'est dans le texte intitulé Gyôji 行持 , que je traduis par « La pratique maintenue », car gyô 行 signifie la pratique et ji 持 veut dire maintenir (il y a la main dans l'idéogramme), d’où le sens de « maintenir ensemble la pratique » : c'est ce que vous faites actuellement dans l'ango.
Voici les deux lignes en question, extrêmement brèves et allusives : « L'amour de la renommée est pire que la transgression des préceptes – avec le sous-entendu que la transgression des préceptes désigne de manière assez précise ce qu'on appelle le péché de la chair – ; celle-ci n'est qu'une faute d'un moment alors que l'amour de la renommée est un tracas (un obstacle) de toute la vie[4]. »
En effet le péché de chair, ou transgression des préceptes, n'est, aux yeux de maître Dôgen, qu'une faiblesse humaine passagère, à laquelle il arrive de succomber momentanément : à la suite de quoi on se repent et on est purifié, pour se relever et repartir. En outre, nul ne peut prétendre avoir transgressé les préceptes au nom du Bouddha, au nom de la Loi, au nom de la Voie, alors que pour la recherche de la renommée, c'est possible, puisqu'il y a des maîtres qui disent : « C'est pour mon temple, c'est pour ma sangha : si ma notoriété augmente ça fait beaucoup de bien pour tout le monde. » Voilà pourquoi, aux yeux de maître Dôgen, la recherche de la renommée et de l'honneur est extrêmement dangereuse.
On va le voir avec les extraits qu'on va lire : pour Dôgen les préceptes existent non pas pour ligoter les pratiquants, mais pour les aider à avancer dans le chemin. Donc il ne faut jamais avoir peur devant les préceptes : « Non, non je ne pourrais jamais observer cela, donc je m'arrête. » Bien au contraire ce qui compte c'est ici et maintenant, et si jamais il y a une faiblesse, après, on la regrette et on est purifié, et puis on repart.
La différence de Dôgen par rapport aux autres maîtres de son époque.
Revenons maintenant à notre sujet principal : « Maître Dôgen et la femme ». La question qui nous habite, est celle-ci : « Comment ce grand maître du XIIIe siècle du Japon percevait-il la femme, que recommandait-il à ses disciples masculins à ce sujet ? »
Mais avant d'entrer dans le vif du sujet, encore quelques mots : maître Dôgen est un moine qui n'a jamais triché. Vraiment il a mené une vie de moine dans la pureté totale, alors que ce n'était pas le cas de tous les moines à cette époque du XIIIe siècle, au Japon. Je cite un seul nom, celui de Shinran, qui est le maître fondateur de la Véritable École de la Terre Pure japonaise (Jôdo-Shinshû). Il était moine, mais il s'est marié avec une de ses nonnes, c'est déjà une chose; mais les spécialistes historiens disent qu'avant même ce mariage officiel, il menait une sorte de concubinage, et que, même après ce mariage officiel, en même temps ou consécutivement (les hypothèses diffèrent) il avait plusieurs nonnes comme petites amies. Et il disait à haute voix « Je ne suis ni moine ni profane ». En tout cas, si c'était la manière de vivre de Shinran , ce n’était pas du tout celle de maître Dôgen.
L'actualité du sujet débattu.
Chez Dôgen qui est un moine en apparence extrêmement austère on découvre une extraordinaire modernité, une extraordinaire ouverture de cœur et d'esprit dans les passages que nous allons lire dans un instant.
Et ce sujet entretient un rapport assez étroit avec la problématique discutée l'année dernière au DZP : que veut dire être moine aujourd'hui en Europe ? En tout cas, cela vous concerne directement : on ne peut pas passer à côté de cette question de la femme et aussi de la sexualité.
Une petite parenthèse à propos de l'Église catholique: depuis l'élection du nouveau pape François, que je trouve vraiment extraordinaire, cette question se pose aussi. Après la rencontre des Journées Mondiales de la Jeunesse à Rio au Brésil, il a déclaré entre autres : « Dans l'Église catholique maintenant il faut qu'il y ait une théologie de la femme ». Donc je suis sûre qu'à Rome une équipe compétente de théologiens sera formée pour réfléchir à ce propos.
Tout ça pour dire que c'est un sujet d'actualité. Il y a beaucoup de femmes qui pratiquent le zen en Europe et qui sont tout à fait remarquables. Et dans cette salle je vois beaucoup de femmes ; et moi-même je suis une femme : ça nous concerne directement et ça concerne évidemment les Messieurs !
Plan de l'exposé.
J'ai lu au moins une fois la totalité des écrits de maître Dôgen, et j'ai lu le Shôbôgenzô à maintes reprises : il n'y a qu'un seul fascicule dans lequel le maître aborde directement, explicitement et largement cette question de la femme, c'est le Raihai-tokuzui 禮拜得髓 : « Obtenir la moelle en vénérant », fascicule 28 de l'Ancienne édition du Shôbôgenzô.
Maintenant un mot sur le plan de mon exposé. J'aimerais présenter d’abord brièvement ce qu'est ce texte Raihai-tokuzui, la date de sa réalisation, le sens du titre, et sa composition. Ensuite nous lirons des extraits. Je formulerai enfin une brève conclusion personnelle. Je vais faire la présentation et la lecture des 12 paragraphes que je commenterai, mais sans attendre la fin de mon exposé vous êtes invités à réagir après la lecture de chaque paragraphe. Pour moi ce qui compte c'est toujours la liberté et le désir de chacun, et je vous invite à participer à cette rencontre très librement.
Présentation du texte Raihai-tokuzui[5].
Je présente donc maintenant ce texte Raihai-tokuzui : « Obtenir la moelle (sous-entendu la moelle du maître) en vénérant ». Le texte Raihai-tokuzui se compose de deux parties car il fut rédigé en deux temps : la première partie fut rédigée au printemps 1240, plus exactement au troisième mois du calendrier lunaire ; la deuxième partie, la veille du solstice d'hiver de la même année, donc vers le milieu du 11e mois du calendrier lunaire ; ce qui fait qu'entre les deux rédactions il y a environ huit mois d'écart. Les deux parties présentent grosso modo un contenu analogue, quoique la deuxième partie se montre moins élaborée que la première sur le plan stylistique.
Du point de vue littéraire la deuxième partie apparaît comme une énumération de faits et de critiques, et les paragraphes s'enchaînent les uns aux autres, en commençant toujours par la conjonction japonaise mata 又 c'est-à-dire « par ailleurs ». En tout état de cause on peut supposer que la deuxième partie est restée dans un état disons de brouillon, donc qu’elle a un statut plutôt mineur par rapport à la première partie. Le recueil Shôbôgenzô a connu à travers l'histoire huit compilations différentes, c'est-à-dire huit éditions différentes, et il n'y a que deux compilations qui ont retenu la deuxième partie : c’est dire à quel point elle était considérée comme mineure !
Et pourtant mon exposé de cet après-midi s'appuie presque entièrement sur la deuxième partie. En effet, on y trouve de plus amples développements à propos du sujet principal déjà abordé dans la première partie : la défense de la dignité et du droit des femmes.
L'origine du titre Raihai-tokuzui.
Pour commencer, un mot sur le titre Raihai-tokuzui « obtenir la moelle en vénérant ». Vous connaissez sans doute l'origine de ce titre. Cette expression provient en effet de la scène de la transmission de la loi (shiho) entre Bodhidharma (premier patriarche chinois et 28e patriarche indien) et le deuxième patriarche Eka (en chinois Huike).
Maître Dôgen lui-même développe et commente longuement cette scène dans le 38e texte du Shôbôgenzô intitulé Kattô 葛藤« L'entrelacement des lianes ». Il s'agit du moment où Bodhidharma invite ses quatre disciples à exprimer le fruit de leur étude, et bien sûr il s'agit de l'étude du dharma (l'étude de la Loi). Après quelques mots prononcés par le premier disciple, Bodhidharma dit : « C'est très bien dit et tu as obtenu ma peau » ; ensuite, après les mots du deuxième disciple il dit : « C'est très bien dit tu as obtenu ma chair » ; et après les mots du troisième disciple il dit : « C'est très bien dit, tu as obtenu mes os ». Mais le quatrième disciple, qui est Eka n'a rien dit, il s'est simplement prosterné devant Bodhidharma trois fois (il a fait sanpai), puis s'est tenu debout selon le niveau de la Loi, c'est-à-dire là où il fallait. Et donc à ce quatrième disciple qui est resté silencieux Bodhidharma a dit : « C'est très bien, tu as obtenu ma moelle ». Cet ensemble formé par la peau, la chair, les os, la moelle se nomme hi niku kotsu zui 皮肉骨髄, c'est une expression qui revient très souvent dans le Shôbôgenzô. Donc voilà grosso modo d'où vient le titre.
Les grandes lignes de la première partie de Raihai-tokuzui.
Un mot encore sur les grandes lignes de la première partie. Le fond du discours est le même que celui de la deuxième partie mais j'aimerais quand même vous présenter cette première partie avant de lire avec vous 12 paragraphes de la deuxième partie.
Dans la première partie maître Dôgen souligne d'emblée, quand on s'engage dans la pratique de la Voie, l'importance mais aussi la difficulté de rencontrer un vrai maître guide. Et il souligne que ni l'apparence physique ni la différence sexuelle ne doivent être le critère pour le choix de ce vrai maître.
Lisons les premières lignes de la première partie : « Au moment favorable où l'on pratique l'Éveil parfait et complet sans supérieur, le plus difficile est d'obtenir un maître guide. Celui-ci ne repose pas sur l'aspect, que ce soit d'homme ou de femme, mais il doit être une personne sûre, digne de confiance : il doit être une personne telle quelle ». L'épithète « telle quelle » est le qualificatif le plus important : c'est la personne de vérité à qui on peut vraiment faire confiance.
► Quand maître Dôgen dit qu'il faut chercher un maître digne de confiance, et que peu importe que ce soit un homme ou une femme, est-ce une question philosophique abstraite, ou bien est-ce qu'à l'époque Dôgen il y avait effectivement possibilité de suivre un maître qui soit une femme ?
Y O : Je ne suis pas historienne donc je ne peux pas l'affirmer, mais en tout c'est ce que d’après les extraits qu’on va lire, maître Dôgen recommande, et il cite des cas concrets qui se passent en Chine, donc ce n'est pas abstrait.
Ensuite, toujours dans la partie introductive, le maître de zen qu'est Dôgen souligne que ce qui compte pour la pratique de la Voie c'est la loyauté parfaite et sans partage, le cœur de la foi c'est-à-dire le cœur croyant. Je lis quelques lignes. « Obtenir la moelle et obtenir la Loi dépend sûrement et nécessairement d'une loyauté parfaite et d'un cœur croyant. Point de trace qui montre que la loyauté et la foi proviennent d'ailleurs. Elles n'ont pas non plus le moyen de surgir de l'intérieur. – Ça ne vient donc ni de l'intérieur ni d'ailleurs –. Il s'agit tout simplement et justement de faire grand cas de la Loi, – c'est-à-dire donner une importance maximum au dharma – faisant peu de cas de soi-même. » Ceux qui connaissent un peu le fascicule Genjôkôan du Shôbôgenzô doivent se rappeler le célèbre passage où maître Dôgen dit : « L'étude de la Voie consiste à s'oublier soi-même. » C'est toujours dans l'oubli de soi, en donnant toute l'importance au dharma (à la Loi) qu'on obtient la Voie.
Après ces quelques lignes introductives, Dôgen critique très sévèrement les moines masculins vétérans, surtout ceux qui s'élèvent dans l'échelle institutionnelle : ils sont orgueilleux, ne saluent surtout pas les laïcs qu'ils soient femmes ou hommes, ne saluent pas non plus les nonnes parce que ce sont des femmes.
Ensuite maître Dôgen cite le célèbre mot de Jôshû Jûshin, un moine chinois du VIIIe - IXe siècle sous la dynastie des Tang, ce célèbre mot, Philippe, que vous-même vous citez dans votre livre[6] : « Même si c'est un enfant de sept ans – parfois cette citation est donnée avec « une fillette de sept ans » mais ici Dôgen écrit « un enfant de sept ans » – s'il m'est supérieur, je dois lui demander l'enseignement. Même si c'est un vieillard de cent ans, s'il m'est inférieur, je dois lui donner l'enseignement. » Et donc ni la différence homme et femme, ni l'aspect physique ni l'âge non plus ne comptent pour le choix du maître.
Suivent deux séquences assez longues consacrées à l'histoire de deux nonnes absolument éminentes, remarquables, dont la compréhension du dharma surpasse largement celle des moines masculins : Dôgen prodigue ses éloges à l'égard de ces deux nonnes.
Et pour conclure Dôgen dit : « Pourquoi l'homme pourrait-il être estimable (plus que la femme) ? […] Ceux qui ont obtenu la Voie ont tous obtenus la Voie. Seulement, dans tous les cas, c'est la Loi obtenue qui est à respecter et à estimer. Ne discutez pas (de la différence entre) les hommes et les femmes. Telle est la norme la plus sublime de la Voie de l'Éveillé. »
► Est-ce que pour les deux nonnes dont il parle il y a des références historiques ?
Y O : Oui, elles sont chinoises : la première s'appelle Massan et la deuxième, Myôshin, était une disciple de Kyôsan (Ejaku, 807-883).
La deuxième partie de Raihai-tokuzui
A présent, nous allons lire ensemble. La deuxième partie comporte au total 22 paragraphes dans ma traduction[7] et nous allons lire du paragraphe 5 au paragraphe 15, puis nous lirons le dernier paragraphe. Grosso modo cela fait la moitié de la deuxième partie. À la fin de la lecture de chaque paragraphe j'attends vos réactions, vos échos, vos questions.
La deuxième partie de Raihai-tokuzui comporte deux sections, la première va jusqu'au paragraphe 13.
Lecture de la première section.
Paragraphe 5.
« Par ailleurs, les gens les plus stupides considèrent et voient encore aujourd'hui, sans convertir leur regard, la femme comme objet de convoitise charnelle. Les enfants de l'Éveillé (disciples de l'Éveillé) ne doivent pas être ainsi. Si vous repoussiez les femmes parce qu'elles pourraient devenir un objet de désir charnel, faudrait-il également repousser tous les hommes ? – là, très discrètement il y a une allusion à l'homosexualité ; vous avez un livre tout à fait remarquable de Bernard Faure consacré à ce sujet[8] – s'agissant des relations circonstancielles pouvant devenir la cause de souillure, l'homme aussi peut devenir un objet, la femme aussi peut devenir un objet des liens causaux – c'est ce qu'on appelle actuellement bi-sexuel ; il y a des tas d'allusions comme ça où Dôgen n'utilise pas les mots directs –. Le rêve, l'illusion et les fleurs de Vacuité peuvent aussi devenir un objet des liens causaux – c'est-à-dire quelque chose de complètement chimérique et qui n'a pas de réalité que devenir un objet de tentation –. Ou bien il y eut un moine qui rompit le vœu de chasteté en prenant pour liens causaux une image reflétée sur l'eau – ce qui est très amusant c'est que ça rappelle en Europe l'histoire de Narcisse –. Ou bien il y eut un moine qui rompit le vœu de chasteté en prenant le soleil pour liens causaux. La divinité aussi peut devenir un objet, le diable aussi peut devenir un objet. Ces liens causaux ne sauraient jamais être comptés – donc c'est l'infini : dès qu’on se met à énumérer des objets possibles de tentation, on n'en finit pas –. On dit qu'il existe 84 000 objets (de désirs charnels) – 84 000 c'est une manière de dire l'infinité –. Faudrait-il alors les rejeter tous ; ne faudrait-il regarder aucun ? »
La tradition du Hinâyâna (le Petit Véhicule) base la pratique justement sur les préceptes.
P C : À ce propos je voudrais faire une observation : Dôgen met en question le Hinâyâna où ils sont collés aux préceptes. On peut dire que pour nous qui sommes dans le Mahâyânâ, ce sont les préceptes qui nous suivent, alors que dans le Hinâyâna, eux suivent les préceptes.
Y O : Moi je dirais la même chose un peu différemment : pour le Mahâyânâ les préceptes sont pour l'homme, tandis que pour le Hinâyâna c'est l'homme qui est pour les préceptes. En disant cela, moi qui suis pratiquante catholique, je me suis référée à la parole que Jésus a dite quand les pharisiens le critiquaient parce qu'il avait fait quelque chose le jour du sabbat alors que d'après la loi il est interdit de travailler ce jour-là : « Le sabbat est fait pour l'homme et non l'homme pour le sabbat.[9] » C'est la même idée.
Paragraphe 6.
« Il est écrit dans le livre de la Discipline – il s'agit du Vinaya c'est-à-dire des préceptes du Hinâyâna (petit véhicule) – « L'homme a deux endroits – c'est-à-dire la bouche et l'anus. Ce qui est très amusant dans les écrits du Hinâyâna c'est que la description est souvent extrêmement réaliste pour tout ce qui concerne la sexualité des laïcs et des religieux. Mais dans cette citation ce n'est pas tout à fait le cas – ; la femme a trois endroits – il s'agit de la bouche, de l'anus et du vagin – tous ceux qui ont commis la transgression la plus grave doivent être exclus de la communauté. » » Les quatre transgressions considérées comme les plus graves sont le vol, l'homicide, les rapports illicites et la vanterie mensongère.
Après la citation du Vinaya, voici le commentaire de maître Dôgen. « S'il en est ainsi, si les uns et les autres se repoussaient craignant que l'autre puisse devenir un objet de convoitise, tous les hommes et toutes les femmes se haïraient mutuellement de telle sorte qu'aucun d'eux ne devrait avoir l'occasion de s'engager dans la Voie de l'Éveillé. Examinez minutieusement ce principe de la Voie. »
Paragraphe 7.
« Par ailleurs, il existe des personnes hors de la Voie sans épouse – maintenant il aborde le sujet du célibat des non-bouddhistes –. Bien qu'elles restent sans épouse, tant qu'elles ne s'engagent pas dans la Voie de l'Éveillé, elles sont des personnes hors de la Voie avec leur vue tordue. – Jusque-là Dôgen dit que le célibat n'a pas de finalité en soi, n'est pas louable en soi – S'agissant également des disciples de l'Éveillé, il existe des couples chez les laïcs pieux et les laïques pieuses – le terme qui désigne les laïcs c'est zaïke 在家, ceux qui restent dans le monde séculier, et je pense que c'est le cas de tous ceux qui sont dans cette salle –. Quoiqu'ils forment des couples, puisqu'ils sont des disciples de l'Éveillé, aucune des autres espèces aussi bien chez les humains que chez les divinités ne saurait rivaliser avec eux. » Donc Dôgen dit très nettement que ceux qui restent au sein du monde séculier tout en devenant disciples de l'Éveillé et en pratiquant la Voie, n'ont pas de complexe à avoir vis-à-vis des religieux, parce qu'ils sont disciples de l'Éveillé et surpassent le niveau de toutes les autres personnes.
Paragraphe 8.
« Par ailleurs, il y eut aussi dans le pays des Tang (en Chine) un moine stupide qui disait au moment de faire les vœux et de mettre en œuvre sa détermination : « Que je ne voie jamais de femme – sous-entendu "parce que c'est un objet de tentation", et Dôgen le critique sévèrement – durant les vies à venir de siècle en siècle. » De quelle loi ce vœu relèverait-t-il ? Relèverait-il de la loi de ce monde ; relèverait-il de la Loi de l'Éveillé ? Relèverait-il de la loi des personnes hors de la Voie ; relèverait-il de la loi du roi des divinités maléfiques ? Quel serait le tort des femmes ; quel serait le mérite des hommes ? Parmi les mauvais, il y a également des hommes ; parmi les bons, il y a également des femmes. Le désir d'entendre la Loi et de se mettre à l'écart de ce monde ne dépend nullement de la distinction entre hommes et femmes. Quand on n'est pas encore libéré des passions, on ne l'est pas, que l'on soit homme ou femme. Quand on en est libéré, attestant le principe (de l'Éveillé), il n'y a aucune distinction entre hommes et femmes. »
Paragraphe 9.
« Par ailleurs, si l'on faisait le vœu de ne jamais voir de femmes, faudrait-il également rejeter les femmes au moment de former le vœu de faire passer d'innombrables êtres sur l'autre rive ? – "Sur l'autre rive" c'est-à-dire "sauver tous les êtres". Et évidemment si on dit "tous les êtres" il y a les femmes dedans, donc : est-ce qu'il faut rejeter les femmes ? Dôgen critique –. Celui qui les rejette n'est pas un être d'Éveil (un bodhisattva). Comment cela pourrait-il être appelé la compassion de l'Éveillé ? Ce n'est que le langage d'un fou pénétré profondément du vin des auditeurs – c'est-à-dire les doctrines du petit véhicule –. Que ni les humains ni les divinités ne le tiennent pour vérité. »
Paragraphe 10.
« Par ailleurs, si vous repoussez la personne qui a violé le précepte dans le passé, il faudrait également repousser tous les êtres d'Éveil (les bodhisattvas). – Donc ce qui est dit de manière nuancée, c'est que, aux yeux de Dôgen, tout ce qui a été commis comme transgression de préceptes dans le passé, du moment que la personne s'est repentie, n'a plus aucune importance. – Si vous repoussez la personne qui risque de violer le précepte plus tard, il faudrait également repousser tous les êtres d'Éveil qui déploient le cœur de l'Éveil pour la première fois. – C'est-à-dire que par peur du futur à cause des préceptes, personne ne saurait s'engager dans la Voie, or ce qui est important c'est le présent, et dans ce présent on s'engage en sachant que si jamais on succombe on fera le rituel de repentance, et après on repartira. – Si vous les repoussiez ainsi, vous finiriez par les rejeter tous. En vertu de quoi alors la loi de l'Éveillé pourrait-elle se réaliser comme présence ? C'est une parole folle prononcée par un idiot qui ignore la Loi de l'Éveillé. Il faut s'en lamenter. » Là implicitement on voit vraiment la grande générosité et aussi l'indulgence du cœur de maître Dôgen au niveau des préceptes.
Paragraphe 11.
« Si tout était conforme à votre vœu – il s'agit du vœu du moine stupide qui a fait le vœu de ne jamais voir de femme de toute la vie présente et même de la vie future – Shâkyamuni ainsi que la multitude des êtres d'Éveil de son temps, auraient-ils alors tous violé le précepte ? – En effet ils étaient auprès des femmes. – De même, le cœur de l'Éveil qu'ils ont déployé serait-il moins profond que le vôtre ? Observez cela à tête reposée. Le patriarche (Kaçyapa) qui transmit les corbeilles de la loi – c'est-à-dire toutes les écritures bouddhiques – ainsi que les êtres d'Éveil contemporains de l'Éveillé (Shâkyamuni) n'auraient-ils pu étudier la Loi de l'Éveillé parce qu'ils ne formulèrent pas ce vœu ? – Ils étaient auprès de femmes. – Étudiez-le. Si tout était conforme à votre vœu, faudrait-il non seulement ne pas sauver les femmes, mais aussi ne pas venir écouter les femmes qui, ayant obtenu la Loi, prêchent la Loi au profit des humains et des divinités ? Si vous ne venez pas l'écouter, vous n'êtes pas un être d'Éveil, mais une personne hors de la Voie. »
Tout à l'heure quelqu'un me posait la question : « Est-ce une pure réflexion philosophique, idéaliste, ou bien est-ce fondé sur l'historique ? » Maître Dôgen cite des cas concrets qui se sont passés en Chine. Je vais lire juste deux petits extraits de la première partie.
« S'il en est ainsi, aujourd'hui encore, quand le poste d'abbé ou celui d'abbé-adjoint est vacant, il faut faire appel à une nonne ayant obtenu la Loi. Même un moine âgé et de longue expérience, s'il n'a pas obtenu la Loi, à quoi serait-il bon ?[10] »
« S'il y a dans un monastère sous la grande dynastie actuelle des Song, une nonne en formation au sujet de laquelle on déclare qu'elle a obtenu la Loi, celle-ci reçoit d'un bureau d'État la nomination officielle au poste d'abbesse d'un temple de nonnes. Elle monte alors à la chaire dudit temple, et l'abbé et l'assemblée des moines (du séminaire) viennent écouter sa prédication de la Loi, se tenant debout sur le sol (par respect). Ceux qui lui posent des questions sont également des moines (masculins).[11] »
► Si Dôgen est allé chercher cet exemple concret en Chine, je suppose que c'est parce qu'il n'en a pas trouvé au Japon.
Y O : Je ne crois pas.
► La question en fait que je pose c'est : quel retentissement, quelle audience la parole de Dôgen pouvait avoir à son époque ? Est-ce qu'il prêchait dans le désert par exemple ?
Y O : On peut dire ça. Mais dire « prêcher dans le désert » c'est très négatif ! Il faut voir à quel point Dôgen était avant-gardiste, précédait tout le monde. Et justement dans la suite du texte il y a une critique très précise concernant une coutume des monastères zen à son époque.
► Si j'ai bien entendu l'exemple précédent, il s'agit de trouver la directrice d'un monastère de femmes, puisque les hommes et femmes sont dans des monastères séparés.
Y O : Oui, c'est sûr.
► Mais le passage que nous avons lu parle des moines (hommes) qui écoutent la nonne, donc c'est mixte ou pas mixte ?
Y O : Les monastères n'étaient pas mixtes, mais les moines (hommes) venaient écouter la nonne. En effet c'était une nonne éminente, donc les moines masculins venaient l'écouter. C'est encore plus respectueux.
Et puis aussi je voudrais ajouter que ce que nous sommes en train d'apprendre vous concerne directement : si vous pensez à votre sangha (ou à votre monastère), comment allez-vous la construire ?
Paragraphe 12.
« Maintenant, quand je vois le grand pays des Song, il y a des moines qui, semblables en apparence au vétéran ayant longtemps pratiqué la Voie, comptent en vain le nombre des grains de sable de la mer – c'est une manière de dire métaphoriquement qu'ils font des choses inutiles – et naviguent sur l'océan des naissances et des morts. Il y a des femmes qui ont cherché des amis de bien (des maîtres), pratiqué la Voie avec ingéniosité et qui sont devenues des maîtres guides pour les humains et les divinités. Il y a aussi une vieille marchande qui a jeté des galettes sans vouloir les vendre. – Vous connaissez sans doute cette histoire. Donc là il y a déjà un petit éloge à l'égard de la vieille marchande de galettes de riz qui a convaincu par son intelligence. Elle a surpassé l'intelligence de Tokusan, qui est le grand moine spécialiste du sûtra du Diamant : il a perdu tout son éclat devant cette marchande de galettes de riz ! – Qu'ils sont lamentables, les moines qui, tout en étant hommes, comptent en vain le nombre des grains de sable de la mer des doctrines sans voir la Loi de l'Éveillé, même en rêve. » Dôgen est très sévère à l'égard des Messieurs !
Paragraphe 13.
Ce paragraphe est important parce que c'est une sorte de conclusion de la première séquence de la deuxième partie.
« En un mot, quand vous voyez l'objet (du désir), il faut toujours apprendre à le clarifier – le mot sino-japonais c'est taï 諦 : quand vous parlez des quatre nobles vérités (shitaï 四諦) c'est le même mot ; il s'agit de faire la vérité à propos de l'objet du désir au lieu de s'enfuir, laisser faire la vérité à propos de l'objet tel que nous le voyons. – Apprendre seulement à s'enfuir par peur est un enseignement et une pratique chez les adeptes du petit véhicule et les auditeurs. Si vous quittez l'est afin de vous réfugier à l'ouest, il peut y avoir également à l'ouest l'objet (du désir). Même si vous croyez l'avoir fui, tant que vous ne le clarifiez pas, l'objet existe aussi bien au loin que dans la proximité. Cela ne vous donnerait pas l'occasion de vous libérer. L'objet qui se trouve au loin devrait vous tenter de plus belle. »
La dernière phrase est très parlante : l'objet de désir qui est loin est beaucoup plus fort parfois que l'objet qui est tout près.
Lecture de la deuxième section : le « domaine scellé ».
Maintenant commence la deuxième section de la deuxième partie. Il s'agit de la critique d'une coutume stupide qui se pratiquait au Japon. Il y avait dans les monastères un domaine qui s'appelait kekkai, de ke qui veut dire « noué, scellé » et kaï qui veut dire « domaine » donc je traduis par « domaine scellé », on pourrait traduire par « domaine clos, domaine privé, domaine interdit ». Il s'agit bien évidemment d'une coutume qui concerne les femmes, et maître Dôgen critique cette coutume. Je pense qu'à l'heure actuelle, même au Japon dans tous les monastères, et pas seulement les monastères zen, ça n'existe plus.
Paragraphe 14.
« Par ailleurs, voici une chose risible qui existe au Japon : on l'appelle ou bien « le domaine scellé » ou bien le « le lieu de la Voie (Dôjo 道場) du Grand Véhicule (Daijô 大乗) » – c'est donc Daijô dôjo –, c'est le domaine où on interdit à une nonne, à une femme… d'entrer. Cette coutume tordue se transmet depuis longtemps, et nul ne témoigne de son bon sens. Ceux qui étudient les anciens ne la réforment point. Ou bien, en prétendant qu'il a été établi par un être d'Éveil en métamorphose, ou bien en l'appelant une « noble coutume des anciens », personne ne le met en cause. C'est à mourir de rire ! Qui serait donc l'être d'Éveil en métamorphose ? Serait-il un sage ou un saint ? Serait-il un dieu ou un diable ? Figurerait-il parmi les dix saints ou les trois sages ? » (Dans la doctrine du Grand Véhicule on a établi 52 étapes pour que le bodhisattva atteigne l'état d'Éveillé. Les « dix saints » se trouvent de la 41e étape jusqu'à la 50e étape, les « trois sages » se trouvent de la 11e étape jusqu'à la 40e. ) Donc ici, ce sont tous les bodhisattvas qui sont concernés : dans la totalité des bodhisattvas on ne peut pas trouver ce qu'on peut appeler « un être d'éveil en métamorphose » c'est une doctrine chimérique, voilà ce que maître Dôgen dit. – « Serait-il un être d'Éveil ayant atteint l'Éveil égal (à tous les éveillés) – cela c'est à la 51e étape juste avant l'éveil parfait – ou un être d'Éveil ayant atteint l'Éveil sublime ? – En dernier c'estl'état d'Éveillé, on a donc la totalité. Et les deux dernières lignes sont très importantes. – Par ailleurs, s'il ne faut pas réformer ce qui est ancien, ne faudrait-il pas non plus quitter le cycle des naissances et morts?»
Je vais ouvrir juste une petite parenthèse car ce n'est pas le sujet d'aujourd'hui. Il y a tellement de personnes pratiquant, moines japonais, moines européens qui, à mon sens, interprètent mal le sens du terme shôden 正伝 que je traduis par « la transmission juste » car shô 正 veut dire «juste, authentique» et den 伝 c'est la transmission ! Très souvent le terme shôden est interprété au sens de « conserver ce qui existait dans le passé, sauvegarder tout ce qui existait et le transmettre à la génération suivante ». Mais ce n'est pas du tout l'attitude de Dôgen. À la dernière phrase il dit : « S'il ne faut pas réformer ce qui est ancien, ne faudrait-il pas non plus quitter le cycle des naissances et des morts » c'est-à-dire « si on ne réformait pas ce qui est ancien, on ne serait jamais sauvé ». Là je pense qu'il faut beaucoup lire le Shôbôgenzô : Dôgen n'est ni conservateur ni puriste, il est vraiment extrêmement avant-gardiste. La pensée de Dôgen est extrêmement dynamique, il est vraiment ouvert et tourné vers l'avenir. Je ferme la parenthèse.
► Juste une question : cette partie qui est interdite aux femmes c'est quoi ? Est-ce les dortoirs, le dôjo… ?
Y O : Non. Ça peut exister dans le dôjo ou dans le monastère : il y a un espace particulier dans lequel les femmes et les laïcs ne peuvent entrer. En tout cas ce n'est pas le dortoir. Il est difficile de le savoir puisque maintenant ça n'existe plus, même au Japon, heureusement.
Paragraphe 15.
« À plus forte raison, le grand maître Shâkyamuni est celui qui atteignit l'éveil parfait et complet sans supérieur. Il clarifia tout ce qui est à clarifier et fit tout ce qui est à faire. Il se libéra de tout ce dont il faut se libérer. Qui d'entre nos contemporains saurait toucher ne serait-ce que la frange de son vêtement ? Cependant, dans l'assemblée de l'Éveillé-Shâkyamuni de son vivant, il existait les quatre congrégations – c'est-à-dire que Dôgen souligne que l'Éveillé Shâkyamuni, donc le fondateur même de la Voie, acceptait très facilement toutes les femmes –: celle des moines, des nonnes, des laïcs pieux et des laïques pieuses. Il y avait l'assemblée composée de huit classes d'êtres, – ce sont des êtres mythologiques ; là nous avons une description mythologique sur laquelle je passe par ce qu'elle n'a pas beaucoup d'importance – il y avait celle composée de 37 classes, et il y avait celle composée de 84 000 classes. Chacune constituait un domaine de l'Éveillé, une nouvelle assemblée de l'Éveillé à part entière. Dans quelle assemblée ne se trouvaient pas alors des nonnes, des femmes ou les huit classes de dieux et de démons ? Nous ne devons pas désirer un « domaine scellé » qui soit meilleur et plus pur que l'assemblée qui existait du vivant de l'Ainsi-Venu. – Il sous-entend que ce n'est pas la peine d'inventer de nouvelles règles dans le but d'exclure quelqu'un, en l'occurrence les femmes ; en effet quand on fait des règles nouvelles, souvent on a l'intention d'exclure quelqu'un, or ce n'était pas du tout l'intention de l'Éveillé Shâkyamuni ni celle de maître Dôgen. – Car celui-là serait alors le domaine du roi des divinités maléfiques. La règle de la Loi selon laquelle se tient l'assemblée de l'Éveillé est la même dans ce monde-ci et dans l'autre monde ainsi que pour les mille éveillés des trois mondes : mondes du passé, du présent et du futur. S'il y a une règle différente, sachez-le, il ne s'agit pas là d'une assemblée de l'Éveillé. »
Nous passons au dernier paragraphe.
Paragraphe 22.
Voici le mot de conclusion : on parle de kekkaï (domaine scellé), mais à la limite, pour maître Dôgen, cet univers entier est le domaine de l'Éveillé. C'est ce qu'il dit dans ce dernier paragraphe.
« Que l'ivresse dans laquelle vous êtes noyés depuis longtemps se dissipe bien vite et que vous ne commettiez plus de transgression dans le grand domaine, domaine qui est la totalité de l'univers appartenant à la multitude des éveillés. Vénérez et respectez la vertu acquise grâce à laquelle tous les êtres sont édifiés afin de passer sur l'autre rive – c'est-à-dire pour être sauvés – et d'être recueillis dans la lumière de l'Éveillé. Qui n'appellerait pas cela l'« obtention de la moelle de la Voie. » ? »
Conclusion.
Juste un mot en guise de conclusion. Plus je lis ce texte très facile, plus je suis émerveillée du fait que c'est un texte écrit au XIIIe siècle par maître Dôgen, moine austère qui a vécu dans la pureté. Tout d'abord j'avais souhaité que vous partagiez cet émerveillement, ensuite j'ai choisi ce sujet pour le Z.A.S. ce nouveau mouvement de zen en Europe qui est tourné, je pense, résolument vers l'avenir, pour les nouvelles générations. Et je crois très intéressant et important de vous faire connaître cette facette de maître Dôgen, si méconnue et surprenante.
Je suis sûre que votre sangha (ou fédération) est tournée déjà vers l'avenir : le signe tangible en est que je sois invitée ici, moi, une femme, et c'est un signe de grande ouverture !
Pour conclure cette intervention, je me rappelle toujours ce petit mot qu'un ami m'a dit à propos de maître Dôgen. C'est un ami français, philosophe, avec qui j'ai travaillé il y a très longtemps quand j'ai commencé à traduire, et c'est avec lui que j'avais fait la première version (que j’ai ensuite modifiée). Il ne connaissait pas du tout le bouddhisme et il n'était pas pratiquant, mais il a tout de suite été séduit par Dôgen et m'a dit : « Dôgen, ce moine du XIIIe siècle, n'est pas derrière nous mais il est devant nous. »
Questions-réponses.
Si vous avez des questions n'hésitez pas, il nous reste une dizaine de minutes.
Question personnelle.
► J'ai une question un peu personnelle pour vous : vous avez dit tout à l'heure que vous étiez catholique, comment conjuguez-vous le Shôbôgenzô et votre foi ?
Y O : Là, j'aurais besoin de plusieurs heures pour vous l’expliquer ! Avant tout c'est quelque chose que je vis, et non quelque chose dont j’aurais établi la raison logiquement. Il y a donc d'une part un vécu, et d'autre part pour moi – voici ce qu’il faudrait expliquer – je vois à quel point maître Dôgen m'aide à mieux comprendre l'Évangile, la Bible et cela sans faire de concordance ni de nivellement. Et vraiment il y a des choses extrêmement éclairantes que j'ai trouvées grâce à maître Dôgen qui m'aident à comprendre des mots de Jésus, de la Bible.
Juste un exemple. Je ne sais pas si ça peut vous parler ou pas, mais c'est très spécifique. Il y a le mot sino-japonais qui est très bouddhiste très profond « nyo nyo » où nyo 如signifie « comme »[12] et donc nyo nyo c'est « comme le comme » ou « comme comme ». C'est extrêmement mystique, très difficile à comprendre mais maître Dôgen l'utilise dans les passages mystiques. J'ai longtemps réfléchi et même si je ne veux pas faire de concordisme, j'ai trouvé quand même un équivalent dans l'Évangile. On y trouve « comme comme » car d'une part Jésus dit « Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés », et que d'autre part dans la prière nous disons cela dans le sens inverse : « Pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensé ». Il y a donc un "comme" du côté de l'homme vers Dieu et un "comme" du côté de Dieu vers l'homme, c'est comme si on avait deux personnes : « Toi aussi tu es tel quel, moi aussi je suis tel quel » [吾亦如是 汝亦如是 go yaku nyo ze, nyo yaku nyo ze] ce qui est un très célèbre mot du sixième patriarche. Quand l'un et l'autre sont face à face, dans la parfaite compréhension du dharma, c'est nyo nyo. Mais c'est une longue histoire, excusez-moi.
Dôgen a-t-il été accueilli par des nonnes à son retour de Chine ?
► Est-il exact que, quand maître Dôgen est revenu de Chine, le premier temple dans lequel il a été accueilli était un temple de nonnes ?
Y O : Non, je n’en suis pas sûre. Il revient de Chine en 1227 et ne construit son premier monastère Kôshôji dans la banlieue sud de Kyôto qu'en 1233, donc il y a cinq années d'écart, et entre temps lui-même dit : « Je suis un peu comme une herbe flottante » donc il était un peu SDF, sans demeure. Peut-être qu'occasionnellement il a été accueilli dans un temple de nonnes mais je l'ignore.
P C : Je me souviens que maître Deshimaru avait dit que quand Dôgen est revenu de Chine il a été très mal reçu au Japon. Quand on lui a demandé « Qu'est-ce que vous avez ramené de la Chine ? » Il a dit : « Rien ».
Y O : C'est ça.
P C : Je crois qu'il a été pour un peu de temps dans un monastère d'hommes, mais qu’on l'a viré et que le seul monastère où il a été accepté c'était un monastère de femmes, et ça l'avait marqué énormément.
Y O : Comment s'appelle ce monastère ?
P C : Je ne sais pas comment s'appelle ce monastère mais je pourrai le demander. Grâce à cette réception des nonnes il a pu vivre, et pour le remercier il aurait écrit le Raihai.
Y O : Il l'a écrit beaucoup plus tard ! En tout cas je suis sûre que le grand maître a toujours été extrêmement poli et extrêmement bienveillant à l'égard des femmes. Ce sont ceux qui ne sont pas grands qui se montrent parfois orgueilleux, je pense.
► Il me semble que Ejô et Keizan[13] ont été dans cette tradition féministe après Dôgen.
Y O : Oui, tout à fait, Keizan était un grand admirateur de Kannon. Et j'espère que vous allez conserver cette tradition!
Le zen ce n'est pas la quiétude.
► Par hasard j'ai lu exactement ce passage commenté par maître Deshimaru dans des cahiers. Et à vous entendre parler, il y a quelque chose qui me paraît surprenant, c'est que cet homme austère qui essaie de faire un argumentaire pour les femmes auprès de gens qu'il trouve très arriérés par rapport à lui, il les insulte, il les traite d'idiots et d'imbéciles ! Donc c'est une technique qui est très agressive.
Y O : Merci beaucoup de votre question parce que ça m'invite à dire un point très important, en tout cas pour moi, et qui est universel : il ne s'agit pas seulement du bouddhisme, mais cela concerne aussi le christianisme et d'autres religions également. En effet non seulement dans ce texte et dans les passages que nous avons lus, mais dans tout le Shôbôgenzô, on trouve énormément de critiques de maître Dôgen, parfois extrêmement violentes et très sévères. C'est un point extrêmement important pour moi, parce qu'on fabrique en Occident et en Orient à propos de la religion toujours une image un peu stéréotypée : la sainteté c'est la quiétude, donc la bonne compréhension toujours ; et on n'attaque jamais, on ne critique jamais alors qu'il y a tout un tas de choses à dire. Mais chez maître Dôgen il y a parfois des critiques extrêmement virulentes, c'est l'humanité de Dôgen qui essaie de relever le niveau de dharma. C'est très important. Même dans la Bible, souvent, on ne retient que les aspects d’un Christ extrêmement compatissant ; or il se met en colère, il y a des passages de violence aussi : il pleure, il se fâche… Et pourquoi, quand on parle de zen, on dit : le zen c'est la quiétude, c'est la sérénité. Mais non ! À quel point maître Deshimaru lui-même était un homme costaud, je pense. En un mot, je me révolte devant cette attitude assez générale et assez universelle de vouloir renfermer la sainteté dans la piété et dans la quiétude sans fibre.
Paul : Nous remercions beaucoup Yoko d'être venue nous faire cette conférence.
Y O : C'est moi qui vous remercie. Merci infiniment et bonne continuation.
[1] La transcription de la conférence a été faite par Christiane et François Marmèche.
[2] Yoko Orimo publie le septième et dernier tome de l'édition intégrale en fin 2013 : Shôbôgenzô (La vraie Loi, Trésor de l'Œil) aux éditions Sully. Chaque tome contient des Variations et parfois des contributions de personnalités. Elle fera ensuite une traduction définitive de l'ensemble des textes à paraître en 2017.
[3] Bertrand assure la traduction pour les pratiquants allemands présents.
[4] Extrait de Gyôji, tome 6 de l'édition intégrale du Shôbôgenzô par Yoko Orimo, ce texte est classé 16e de l'Ancienne Édition.
[5] Le Raihai-tokuzuifigure dans le Tome 5 de l'édition intégrale du Shôbôgenzô de Yoko Orimo avec introduction et notes (éd Sully 2011). Sur internet on peut trouver une traduction en français, par exemple http://www.buddhaline.net/L-obeissance-Rai-Hai-Tokuzi et http://zensotoreims.fr/raihai-tokuzui/
[6] Il s'agit du livre de Philippe Coupey, "Paroles du Zen, aujourd'hui" préfacé par Y Orimo qui paraîtra prochainement.
[7] Tome 5 de l'édition intégrale.
[8] Bernard Faure : Sexualités bouddhiques, (Entre désirs et réalités) éd Le mail 1994.
[9] Évangile de saint Marc chapitre 2, verset 27.
[10] Ce texte se trouve p. 160 du tome 5.
[11] Ce texte se trouve p. 161 du tome 5.
[12] Il signifie aussi "tel quel".
[13] Ejô (1198-1280) est le successeur de Dôgen, et Keizan Jôkin (1268-1325) vint ensuite mais démarra une autre lignée. Sur le blog des ateliers du Shôbôgenzô, au début du compte-rendu de la fin de l'étude du texte Hatsu.u du 16/02/2013 (1ère partie, 2° c) vous avez un point sur les successeurs de maître Dôgen