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Ateliers d'étude du Shôbôgenzô avec Yoko Orimo
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Ateliers d'étude du Shôbôgenzô avec Yoko Orimo
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11 novembre 2013

Compte-rendu BENDÔWA 1ère séance du 21/10/2013

Pour lire, télécharger, imprimer c'est ici en fichier docx :  Y_Orimo_Bendowa_1_le_21_10_2013 ;

et en fichier pdf : Y_Orimo_Bendowa_1_le_21_10_2013  .

 

Atelier d’étude du Shôbôgenzô  du 21/10/2013 à l'Institut d'Études Bouddhistes

 

BENDÔWA  弁道話

 

ENTRETIENS SUR LA PRATIQUE DE LA VOIE

 

 Présentation :

Dans un premier temps Yoko Orimo présente Bendôwa, puis c'est la lecture de douze paragraphes. La traduction de Bendôwa avec introduction et notes se trouve dans le tome 6 de l'édition intégrale du Shôbôgenzô fait par Y Orimo. Le texte japonais figure sur le blog.

                                                                                        Christiane Marmèche

 

 

Y O : Bonsoir à toutes et à tous. Merci infiniment d'être présents dans ces ateliers d'étude du Shôbôgenzô. C'est la deuxième année que se tiennent ces ateliers ici à l'Institut d'Études Bouddhiques. Ce soir nous ne sommes pas très nombreux mais pour moi ce qui est important c'est que la compréhension des participants progresse, et je suis sûre que c'est le cas. Mon ambition c'est de former des quasi-spécialistes du Shôbôgenzô qui soient capables de mener à leur tour leur propre atelier dans quelques années, surtout s'ils font par ailleurs un peu d'études précises sur la langue japonaise. Et pour moi c'est formidable que la connaissance du Shôbôgenzô et de maître Dôgen se développe en France. Je compte sur vous.

Vous connaissez la règle du jeu : c'est un atelier donc vous êtes tous invités à prendre la parole de la manière la plus libre et la plus active possible.

Introduction aux ateliers de l'année.

Pour cette année universitaire j'ai choisi cinq textes et d'abord nous commençons par Bendôwa. J'ai essayé de diversifier les aspects et les sujets puisque, comme vous le savez, le Shôbôgenzô est une œuvre à multiples facettes où il y a des aspects philosophiques, poétiques, artistiques, doctrinaux, confessionnels etc. Donc les cinq textes que j'ai choisis ont des caractères assez différents :

– d'abord Bendôwa « Entretien sur la pratique de la Voie » où il y a une forte teneur doctrinale. Avec ce texte vous avez grosso modo la totalité de la pensée de Dôgen au niveau doctrinal. Et du moment que vous avez dans l'esprit ce fond doctrinal qui est présenté de façon plus simple que dans les autres textes, vous aurez plus de facilité à accéder aux autres fascicules du Shôbôgenzô. Nous avons quatre séances pour Bendôwa.

– Ensuite il y a Sansuikyô 山水經qui est un texte prodigieux, magnifique, très poétique et en même temps très riche du point de vue phénoménologique. La phénoménologie occidentale a beaucoup d'intérêt à connaître ce magnifique texte dont je traduis le titre par « Le sûtra de la montagne et de l'eau ». C'est donc sur la nature.

– Les troisième et quatrième textes : Shisho 嗣書(les Actes généalogiques) et Busso 佛祖(Les éveillés et les patriarches) ne font qu'un et ils ont un caractère très confessionnel et religieux. Comme vous êtes dans l'ensemble pratiquants, il est quand même nécessaire d'étudier également des textes qui ont une teneur religieuse et confessionnelle.

– Pour terminer l'année j'ai choisi un texte phare Gabyô 畫餅(Une galette en tableau). C'est vraiment un texte extraordinaire, un des textes les plus originaux du Shôbôgenzô du point de vue conceptuel, métaphysique mais également du point de vue artistique et esthétique. Personnellement j'ai fait mes débuts en tant que traductrice et interprète du Shôbôgenzô avec ce fascicule traduit à part : cela a été publié par la maison franco-japonaise à Tôkyô en 1995 et c'est un ouvrage encore vivant.

 

Première partie : Introduction à Bendôwa

 

Comme c'est la première séance de Bendôwa je prends un moment avant d'entrer dans la lecture afin de vous présenter ce texte.

D'abord le titre.

Le titre original Bendôwa est composé des trois caractères :

– Le premier caractère ben a deux formes : l'ancienne forme et la forme simplifiée 弁. Il est polysémique et signifie « pratiquer, s’appliquer, discerner » mais aussi « parler » ;

– dô 道, en tant que substantif, signifie « la voie », on le trouve dans dôjo 道場  Dôgen 元, butsudô 佛 et, au niveau du langage courant il signifie « parler, dire » ;

– wa 話 veut dire en tant que verbe « parler, causer, s’entretenir » et, en tant que substantif, « un propos, un entretien », etc.

Cela veut dire qu'à la limite les trois caractères veulent dire parler. On peut traduire ce titre de plusieurs manières. Moi je traduis par les « Entretiens [wa 話] sur la pratique [ben 弁] de la Voie [dô 道] ». J'ai apporté deux autres traductions puisqu'on va comparer de temps en temps ma traduction avec d'autres traductions[1].

1) La traduction en anglais faite par Nishijima et Cross est une assez bonne traduction. Il faut savoir qu'il y a trois traductions intégrales du Shôbôgenzô en anglais et celle-ci est la plus récente. Je trouve que c'est une traduction honnête, très lisible, simplement la clarté et la lisibilité du texte traduit sont faites le plus souvent au détriment de l'enjeu philosophique ou doctrinal. Ils traduisent le titre Bendôwa par « A Talk about Pursuing the Truth » c'est-à-dire « Un propos sur poursuivre la vérité ». Souvent ils font ce genre de traduction interprétative. C'est leur choix mais ce n'est pas mon cas puisque je préfère toujours la traduction littérale, celle qui reste au ras du texte.

Paul disait très justement : « Moi je lis d'abord la traduction de Nishijima et Cross pour connaître grosso modo ce qu'est le texte. Et ensuite, pour approfondir la réflexion, pour connaître mieux l'enjeu doctrinal et philosophique, je lis la traduction de Yoko Orimo. » Et c'est vrai qu'au niveau stylistique ma traduction est beaucoup plus compliquée tandis que celle de Nishijima et Cross est très lisse. Chacun a sa place, je ne m'oppose pas. Pour moi, plus il y a de traductions et plus ça enrichit la compréhension du Shôbôgenzô. Voilà mon attitude.

2) Bernard Faure a aussi traduit Bendôwa[2] il y a une trentaine d'années déjà et son titre est assez proche du mien : « Propos sur le discernement de la Voie » ce qui veut dire qu'il a traduit ben 弁 par « discernement », pourquoi pas.

P F : Il y a quand même une nuance : dans "discernement" on discerne les choses donc c'est une compréhension dissociative, alors que dans « pratiquer, s'efforcer » il n'y a pas de distinction, il y a une unité dans l'action. Donc je préfère « Discours (parole) sur la pratique de la Voie ». En plus le mot discernement suggère quelque chose de plus mental, c'est une approche plus intellectuelle. En français on parle de « manque de discernement » quand quelqu'un manque un peu de raisonnement. Or dans la pratique il ne s'agit pas de raisonner.

Y O : Tout à fait. Par ailleurs dans le corps du texte Bernard Faure traduit ben 弁 par « négocier » et ça c'est discutable.

La composition du texte.

C'est un texte long mais les trois quarts du texte sont écrits sous forme dialogique c'est-à-dire sous forme d'entretiens. Il y en a 18 au total. C'est un texte très dense mais pas trop complexe. Et le dernier quart du texte est consacré à l'introduction. À l'intérieur de cette introduction il y a d'une part un discours argumentatif et d'autre part un discours narratif. C'est un texte remarquablement bien construit et qui est écrit dans un très beau japonais classique.

Il y a un mouvement de chiasme : le début et la toute petite conclusion qui se trouve à la fin font boucle, ils ne font qu'un.

Lorsque Dôgen qui n'est pas encore maître rédige ce Bendôwa il a 31 ans. C'est à l'automne 1231 qu'il l'écrit,  donc il est très jeune. Il n'a pas encore d'assise institutionnelle et il n'est pas encore abbé d'un monastère. Et ce qui est un peu paradoxal c'est qu'ici le style est plus beau que par la suite : plus il avance en âge et plus il se fiche de la beauté stylistique. Par exemple il écrit des passages extrêmement rocailleux qui ne sont pas forcément bons stylistiquement parlant mais très profonds, complexes et extrêmement denses au niveau de la réflexion philosophique doctrinale. Or ce n'est pas tout à fait le cas de Bendôwa pour lequel il est encore très jeune, et où il écrit encore dans un très beau japonais classique. Surtout l'introduction est magnifique.

Le contenu doctrinal est presque complet par rapport aux autres textes du Shôbôgenzô. Bendôwa comporte déjà presque tous les grands thèmes du Shôbôgenzô que maître Dôgen développera ultérieurement. Bendôwa est en fait une sorte de manifeste doctrinal que le jeune Dôgen écrit à l'âge de 31 ans, presque tout de suite après son séjour en Chine.

En effet Dôgen est allé en Chine pour connaître la tradition zen de l'école Sôtô. Il part avec Myôsen qui est son deuxième maître en 1123, et il reste en Chine sous la grande dynastie des Song jusqu'en 1227 où il revient au Japon, soit cinq années de séjour en Chine. Ce n'est qu'en 1233 donc cinq ans après son retour au Japon qu'il arrive à construire son premier monastère Kôshô-ji dans la banlieue sud de Kyoto. Entre-temps il est hébergé au temple Ken.nin-ji à Kyôto de 1228 à 1230, puis au temple Anyô.in à Fukakusa (la banlieue sud de la capitale) de 1230 à 1233. Mais il n'a pas d'assise institutionnelle, il n'a pas encore sa communauté et il n'a pas non plus de disciple. Lui-même dit que « c'est une vie de nuages éphémères et d'herbes flottantes » parce qu'il n'est pas encore reconnu comme maître. Donc Bendôwa n'a jamais fait l'objet d'instruction collective. Dôgen n'a pas encore de communauté et n'a pas encore son propre monastère donc il n'a pas encore de destinataires précis.

Il veut promulguer et annoncer la merveille de la pratique de zazen devant tous ceux qui peuvent éventuellement s'intéresser à cet « art du non-agir » selon l'expression qu'il emploie au début du texte. Et donc le fil rouge de Bendôwa c'est la recommandation de zazen.

Comparaison de Bendôwa et de Fukanzazengi.

Est-ce que vous avez déjà entendu parler de Fukanzazengi 普勧坐禅儀 ?

► C'est le texte qui définit la pratique assise.

Y O : Oui, et il la recommande plutôt puisque que fukan 普勧 veut dire recommandation universelle et zazen 坐禅 c'est la méditation assise. Maître Dôgen écrit Fukanzazengi en 1227 donc dès son retour de la Chine au Japon, et Bendôwa est rédigé en 1231. Ces deux textes ont la même nature dans le sens où tous deux recommandent universellement sans destinataires précis, cette merveilleuse pratique. Une des grandes différences c'est que Fukanzazengi est écrit entièrement en chinois (kanbun) alors que Bendôwa est écrit en japonais (wabun). D'autre part Bendôwa est écrit sous forme dialogique alors que Fukanzazengi est beaucoup plus austère. Mais l'esprit de Dôgen est le même : c'est recommander devant presque la totalité de ses compatriotes, la pratique de zazen.

Comparaison de Bendôwa et de Shôbôgenzô Zuimonki.

Moi je comparerais aussi volontiers Bendôwa à un autre texte qui n'est pas tout à fait de Dôgen puisqu'il a été compilé par son premier disciple Ejô, à savoir Shôbôgenzô Zuimonki 正法眼蔵 随聞記. À partir des notes qu'il avait prises Ejô a compilé l'enseignement de maître Dôgen sous forme dialogique. C'est très beau et très facile. Au niveau de la densité et de la profondeur doctrinale, quand même, Bendôwa est nettement supérieur à Zuimonki mais le style est le même.

Comparaison de Bendôwa et des autres fascicules du Shôbôgenzô.

Bendôwa, à cause de son style dialogique, on peut le mettre à part de tous les autres fascicules du Shôbôgenzô. En effet le Shôbôgenzô est avant tout l'univers où se déroule le grand jeu du langage, l'aventure du langage, avec tous les aspects métaphysiques, poétiques et autres, ce qui n'est pas le cas de Bendôwa qui est beaucoup plus doctrinal.

Il y a dans Bendôwa une simplicité, mais cela n'empêche pas la profondeur et la densité de ce fascicule.

C'est pourquoi maître Dôgen lui-même n'a pas reconnu Bendôwa lorsqu'il a compilé Kyûsô 旧草, l'Ancienne édition en 75 fascicules aux alentours de 1244 ou 1245 ; et son disciple Ejô qui a compilé Shinsô 新草, la Nouvelle édition en 12 fascicules, n'a pas non plus retenu Bendôwa dans ce recueil. Un certain nombre de spécialistes disent que ce n'est qu'un oubli, à savoir que maître Dôgen a oublié qu'il avait écrit Bendôwa et que Ejô aussi l'a oublié. Mais moi je ne suis absolument pas d'accord avec cette opinion. Si ni Dôgen ni Ejô n'ont retenu Bendôwa à l'intérieur même de la compilation du Shôbôgenzô, c'est qu'il y a quand même une différence de nature, et aussi beaucoup d'écart au niveau stylistique.

Bendôwa fut recueilli pour la première fois dans le Kôzen bon 晃全本, une compilation du Shôbôgenzô en 95 textes qui a été faite en 1690 à l’ère Genroku (1688-1704) de l’époque Edo par Kôzen, le 35e patriarche de Eihei-ji 永平寺, le monastère de la Paix éternelle. L’authenticité de Bendôwa fut mise en cause à partir de l’époque Meiji (1868-1912) et ce, jusqu’en 1926, moment où Monsieur Ôkubo, un grand philologue japonais spécialiste du Shôbôgenzô, a découvert au temple Shôbô-ji un ancien manuscrit transcrit vers 1332 [Shôbô-ji bon 正法寺本]. Donc tous les doutes qui existaient encore autour de l'authenticité de Bendôwa ont été dissipés. Cela n'empêche le statut plutôt mineur de Bendôwa par rapport aux autres textes du Shôbôgenzô.

Par conséquent dans les éditions modernes du Shôbôgenzô en langue japonaise, il y en a de plus en plus, Bendôwa est classé parmi les cinq textes supplémentaires, donc pas à l'intérieur du Shôbôgenzô.

Mon introduction est terminée.

 

Deuxième partie : Lecture de la partie introductive

 

Nous allons commencer la lecture de la partie introductive qui occupe un quart du texte. Il y a beaucoup de renseignements à noter. Au total, dans ma traduction, il y a 16 paragraphes : nous allons lire les 11 premiers et le dernier, ce qui fait au total nous avons douze paragraphes à lire ensemble. Il faut bien voir que dans n'importe quel texte écrit par Dôgen, ce qui est très dense et important c'est le début.

Paragraphe 1.

« Lorsque la multitude des éveillés et les Ainsi-Venus, tous ensemble, transmettent sans mélange la merveilleuse Loi et attestent l’Éveil parfait et complet sans supérieur*, il y a là l’art merveilleux sans au-delà, l’art du non-agir. Celui-ci que seul l’éveillé confère à l’éveillé sans aucune déviation a pour norme la concentration de soi mettant en œuvre la félicité de la Loi au profit de soi-même. »

► Que veut dire "transmettre sans mélange" ?

Y O : Cela traduit le terme tanden 単伝 : den 伝 signifie transmettre et le caractère tan 単 est polysémique : « simple, sans mélange, tout seul ». C'est pour cela que j'ai traduit par « transmettre sans mélange » on peut aussi le traduire par « transmettre dans la pureté ».

Vous connaissez le terme shôden 正伝 qui signifie « transmettre avec justesse », donc a à peu près le même sens. Mais le terme shôden souligne l'authenticité de la transmission tandis que dans tanden il y a tan qui signifie aussi « seul » donc le fait que la transmission se fait seul à seul. Et ce qui est très beau dans le Shôbôgenzô et dans n'importe quelle religion je pense, c'est que la vraie transmission ne se fait jamais au niveau collectif mais toujours de personne à personne, seul à seul, et c'est ce sens qui se trouve dans tanden. C'est toujours d'un éveillé à un éveillé, d'un patriarche à un patriarche, que le dharma (la Loi) se transmet. La réalité donc est la même dans les deux mots mais le soulignement est différent. Donc pour tanden j'aime bien traduire « transmettre sans mélange » mais on pourrait traduire aussi « transmettre seul à seul ».

► « L'art merveilleux… l'art du non-agir », ça vient là mais en quel sens ?

Y O : Justement c'est myôjutsu  妙術 que j'ai traduit par « l'art merveilleux » car myô 妙 signifie « merveilleux » et jutsu 術 signifie « l'art » et dans ce kanji il y a une dimension presque magique. Et ce qui est très intéressant d'ailleurs c'est que le jeune Dôgen de 31 ans appelle zazen (la pratique de la méditation assise) un art merveilleux. Mais quand il écrira d'autres textes du Shôbôgenzô ce genre d'expression disparaîtra. Là il est encore enthousiaste, il a 31 ans et il vient de faire son séjour en Chine. Il a pris cette pratique de zazen qui est nouvelle et qui a bouleversé sa vision, donc il la qualifie d'art.

► À l'époque ils ne pratiquaient pas zazen au Japon ?

Y O : On va voir avec le texte de Dôgen. Il y avait quand même la méditation, c'est sûr car le bouddhisme a été introduit au Japon au milieu du VIe siècle, et qu'on peut dire que le zen n'a finalement rien inventé parce que la pratique de la méditation existait dès le départ dans la tradition du Hinâyâna et dans d'autres grandes écoles du Mahâyâna.

Quelle est donc la différence entre cette pratique telle qu'elle était pratiquée dans les écoles autres que le zen, et le zazen pratiqué dans la tradition zen ? Ça c'est une question fondamentale et on va toucher à ce problème.

► Dans le zen la pratique de la méditation c'est la totalité de la pratique, il y a tout dans cette pratique alors que dans le bouddhisme antérieur la méditation n'était qu'une partie de la pratique.

Y O : On peut dire ça,

► Il me semble que dans la méditation vipassana il y a deux éléments : il y a samatha (la concentration) et vipassana (la vision large). Donc c'est finalement un autre mode de rentrer en méditation puisqu'il n'y a pas ce type de différence en zazen.

Y O : Oui, on peut dire ça aussi.

► Il y a aussi une chose qu'avance Dôgen, c'est que dès la première pratique du zazen, c'est l'éveil.

Y O : Voilà, on reviendra à ça aussi.

P F : Suite à la conférence sur le vocabulaire bouddhique / chrétien, je pense qu'il faudrait éviter d'utiliser le mot "méditation" à propos de la pratique dans le bouddhisme. Les Chinois ont utilisé le mot dhyâna pour englober des pratiques qui étaient distinctes dans le bouddhisme indien.

D T[3] : Il y a une particularité de zazen qui unit samatha et vipassana. Je ne sais pas si Dôgen fait référence à ça.

Y O : Non, il ne parle pas du tout de ça. Il me semble personnellement que ce qui distingue fondamentalement la méditation assise dans la tradition zen et la pratique de la méditation dans les autres écoles, c'est plusieurs choses :

– jamais zazen n'est considéré comme moyen dans l'école zen alors que dans les autres écoles la méditation assise n'est qu'une pratique parmi d'autres et cette pratique est utilisée comme moyen ;

– dans les autres écoles on considère la méditation de façon graduelle alors que dans le cas de l'école Sôtô, c'est tout de suite qu'on plonge au tréfonds de cette pratique.

On va voir cela puisque personne ne peut mieux expliquer que maître Dôgen lui-même ce que c'est que le zazen.

Le mot myô (merveilleux).

Revenons à l'expression qui nous occupait : « art merveilleux ». C'est une expression très importante.

En effet lorsque que Kumârâjiva a traduit en chinois le sûtra du Lotus, le titre original en chinois qu'il a mis c'est « Myôhôrengekyô 妙法蓮華經 » : kyô 經 signifie sûtra, hôrenge 法蓮華 c'est le lotus, et il a rajouté devant myô 妙 (merveilleux). C'est ce mot qu'utilise Dôgen.

Dans le caractère myô 妙 il y a une femme 女 comme clé, et le corps du caractère signifie petit. Donc myô 妙 veut dire « merveilleux et subtile, sublime » quelque chose comme ça.

Donc cet « art merveilleux » est un « art très subtil », on pourrait traduire aussi comme ça.

Et quand les bouddhistes, Japonais surtout, répète la formule un peu incantatoire « Nam Myôhôrengekyô », par exemple chez Nichiren, il y a d'abord nam qui est un peu comme un mot magique, et ensuite donc Myôhôrengekyô.

La double écriture du mot hotoke en japonais et en chinois.

Par ailleurs il y a une autre chose qu'on peut remarquer à partir de ce texte. Dans la phrase que j'ai traduite par « Celui-ci que seul l’éveillé confère à l’éveillé», pour ceux qui suivent les cours de japonais vous avez le même mot hotoke qui signifie buddha écrit d'abord en hiragana (en japonais) ほとけ et ensuite en kanji 仏 c'est-à-dire en caractères chinois. C'est loin d'être anodin ce genre de distinction graphique au niveau de l'écrit. Mais vous voyez que dans la traduction ça disparaît complètement.

► Quel est votre point de vue à vous sur cette distinction entre l'écriture en kana et l'écriture en kanji ?

Y O : Justement c'est le sens même de tanden : la transmission se fait d'un éveillé à un autre éveillé, de personne à personne et pourtant, au niveau de ces deux personnes éveillées, il y a l'altérité.

L'art du non-agir.

Il y a encore une autre chose dans ce premier paragraphe qui est très dense.

Le zazen 坐禅 est « l'art du non-agir », je trouve que c'est très beau. Est-ce que vous êtes d'accord, vous qui pratiquez le zazen ?

P F : C'est une façon de voir zazen. Une autre façon de le voir serait de dire que zazen est plein d'action.

Y O : Oui, tout à fait. C'est-à-dire que c'est le non-agir qui est la source de tout agir.

L'expression jijuyû zanmai 自受用三昧.

Dernière chose à propos de ce paragraphe : j'explique une expression qui se trouve à la fin du paragraphe « la concentration de soi mettant en œuvre la félicité de la Loi au profit de soi-même [jijuyû zanmai 自受用三昧] ». Ce mot jijuyû zanmai revient plusieurs fois dans la suite du texte. Sachez aussi que si vous ne saisissez pas complètement ce qu'on étudie vous avez beaucoup de notes dans mon livre, donc je vous invite à lire ces notes.

– Vous avez le mot sanmai 三昧 – si le mot est tout seul on dit sanmai, et quand il est combiné avec d'autres mots, ça le sonorise d'où zanmai –. Ce mot est une transcription phonétique du terme sanskrit samâdhi, le premier kanji n'a pas le sens de trois, c'est tout simplement une transcription phonétique où les kanji employés n'ont pas de signification.

– Le terme qui est au milieu yû  用 veut dire « utiliser » ou « mettre en œuvre, mettre en opération »,

– le deuxième kanji ju 受 c'est « recevoir »

– le premier kanji ji 自 c'est « soi-même ».

Donc si on traduit littéralement du début à la fin c'est « soi-même, recevoir et utiliser samâdhi ». Maître Dôgen lui-même emploie plus loin le mot hôraku 法楽, la félicité de la Loi, je l'ai mis ici bien qu'il ne figure pas dans texte japonais, ce n'est que pour la compréhension que j'ai mis ce terme : 法 c'est la loi, raku 楽 est un terme qui désigne le plaisir ou la félicité, qui n'est pas la joie ni quelque chose de spirituel. Donc jijuyû zanmai 自受用三昧 c'est « la concentration de soi mettant en œuvre la félicité de la Loi au profit de soi-même. »

Ce terme jijuyû zanmai forme un couple antonymique avec tajuyû zanmai 他受用三昧 « la concentration de soi mettant en œuvre la félicité de la Loi au profit de l’autre ».

Regardons maintenant les autres traductions de ce terme :

1. En anglais Nishijima et Cross traduisent jijuyû zanmai par « samâdhi of receaving and using the self » (samâdhi de recevoir et utiliser le soi-même) donc ils ont interprété juyû comme étant à la fois le sujet et l'objet. C'est donc très différent comme traduction.

2. Bernard Faure traduit d'une manière archi-simple : « le samâdhi autonome », c'est donc très différent.

Moi, d'une part j'essaie toujours de traduire littéralement, et d'autre part j'essaie de conserver au maximum la densité conceptuelle et doctrinale. Je pense que l'un n'empêche pas l'autre. J'espère qu'un jour vous dirigerez vous-même un atelier Shôbôgenzô et que vous aurez plusieurs traductions devant vous.

La norme.

► Vous traduisez « a pour norme jijuyû zanmai » : que veut dire ce mot "norme" ?

Y O : En japonais c'est le terme kyôju 標準, c'est vraiment la norme car kyô c'est « l'emblème, l'enseigne » et ju  c'est « suivre ». Donc "suivre l'enseigne" c'est la norme, c'est le principe.

P F : Donc ce n'est pas nécessairement une norme au sens de la différence entre ce qui est bien et ce qui est mal, c'est plutôt un signal de ralliement.

Y O : Oui et souvent on l'utilise pour « la balise, le standard ». Donc là c'est le standard à suivre, ce n'est pas la norme du bien et du mal.

P F : On pourrait dire que c'est se placer à l'enseigne de jijuyû zanmai.

Y O : Merci beaucoup. Ce qui est merveilleux à chaque fois c'est que grâce à vos questions on arrive à approfondir la compréhension des choses.

 

Paragraphe 2.

« La vraie porte nous conduisant à jouer en pleine liberté dans cette concentration de soi est la pratique de la méditation assise. Cette Loi, bien qu’elle surabonde en chacun, ne se manifeste pas tant que l’on ne la pratique pas ; on ne l’obtient pas tant que l’on ne l’atteste pas. Lâchez-la, elle vous remplit les mains ; qu’a-t-elle à faire avec le nombre ? Parlez-en, elle vous remplit la bouche et se répand de long en large sans limites. C’est au-dedans d’elle que la multitude des éveillés habite et se maintient toujours, sans laisser la moindre trace de leurs perceptions en aucun domaine. C’est au-dedans d’elle que, depuis toujours, la foule des êtres la met en œuvre, sans que se manifeste le moindre domaine en aucune de leurs perceptions. »

Dans ce paragraphe il y a un des points essentiels de la conception de la pratique chez Dôgen.

► Il insiste à nouveau sur la méthode de la méditation assise : c'est la seule méthode pour l'éveil.

Y O : Oui

► Cette Loi qui surabonde en chacun, est-ce que c'est la nature de Buddha ?

Y O : Absolument. Et ce que vous relevez c'est ce que je trouve capital. Mais pourquoi est-ce capital ?

Le mot loi ici c'est hô : cette loi c'est la nature de l'éveillé qui est vraiment au tréfonds de chaque existant : en chacun de nous et non seulement en chacun de nous, mais même dans les choses inanimées.

P F : Ça c'est une explication qui utilise un vocabulaire qui pourrait laisser croire qu'il existe des choses, des objets : « elle existe en chacun, elle existe dans les êtres inanimés ». Une autre façon d'expliquer la Loi (le dharma) je pense, c'est de parler non pas en termes d'objets ou de contenus mais en termes de processus : c'est la Loi au sens de l'ordre des choses. Quel est l'ordre qui sous-tend l'existence du monde ? Et donc ce n'est pas quelque chose qui est contenu en moi, qui est contenu en François etc.

Y O : Oui mais quand même, dans Nehankyō  涅槃経, le sutra de l'extinction, il est écrit clairement que tous les êtres sont munis de la nature de l'Éveillé, et Dôgen parle de ça, c'est-à-dire du fait qu'on est destiné à s'éveiller à l'Éveillé. C'est en ce sens-là. Il ne faut pas non plus rendre trop abstrait ce dont Dôgen parle ici.

► C'est pourquoi Dôgen dit qu'il faut le faire maintenant.

Y O : Oui. Autrement dit la Loi c'est la possibilité de devenir buddha. Cette Loi est telle que nous sommes tous munis de la nature de l'Éveillé et que cependant nous ne sommes pas pour autant éveillés ! Et c'est ça la question.

Et ceci nous ramène encore au Dôgen adolescent de 17 ans qui descend de la montagne Hi.ei de l'école Tendaï japonaise avec un grand doute (taiyi 大疑) car c'est ça son point de départ. Il n'a pas été satisfait de l'enseignement de cette école japonaise, et son questionnement était alors : « S'il est dit dans Nehankyō  涅槃経 (le sûtra de l'extinction) que tous les êtres sont munis de la nature de l'Éveillé, pourquoi faut-il recevoir la tonsure et s'engager dans la Voie ? » Voilà sa grande question. Et aucun maître n'a été capable d'y répondre.

C'est la même question dans la tradition chrétienne. Le concile Vatican II déclare que tous les hommes sans aucune exception sont les enfants de Dieu et donc tous les hommes sont sauvés. Mais dans ce cas-là pourquoi faut-il recevoir le baptême et devenir chrétien pour être sauvé ? C'est la même question.

Et comme potentialité nous avons tous ce germe de l'Éveillé qui s'appelle bushu 仏種 (la semence de l'Éveillé). Pour Aristote aussi nous sommes en puissance mais la puissance doit encore se déployer en acte. Oui, mais comment ? C'est ça la pratique. Sans la pratique la semence de l'Éveillé ne peut pas germer et c'est pour cela qu'on pratique. Mais au niveau potentiel nous sommes tous égaux.

Et Dôgen a trouvé la réponse à son grand doute dans l'enseignement de maître Nyojô grâce au zen.

Et ce qui est extrêmement important et très simple, c'est qu'à cause de cela la pratique zen ne consiste pas à gagner quoique ce soit, d'où mushotoku 無所得 (sans but ni profit). Bien au contraire il faut perdre parce qu'il y a une sorte d'enveloppe qui cache cette semence de l'Éveillé : il faut enlever cette écorce et c'est ça le zazen. C'est le dépouillement, shijindatsuraku 身心脱落: se dépouiller du cœur et du corps mais pour découvrir cette semence de l'Éveillé, pour qu'elle germe et se développe, pour que chacun arrive à l'état d'éveillé.

P F : On peut dire que c'est la carapace de nos illusions qui empêche que se manifeste la réalité qui est en nous.

Y O : Oui, c'est un peu comme les nuages qui cachent le soleil : il faut enlever les nuages.

► C'est enlever tous nos conditionnement, qu'ils soient dogmatiques, culturels, religieux. Ça recoupe cette chose que disent les scientifiques, à savoir que l'homme naît prématuré. À la différence des autres mammifères il faut qu'il apprenne à vivre. Déjà physiquement il est prématuré, mais spirituellement il est prématuré également et donc il y a cette découverte à faire. Le problème c'est qu'en général on ne sait pas qu'on ne sait pas qu'on nait prématuré !

Y O : Exactement. La vocation de l'homme c'est de devenir homme, on peut dire cela aussi de cette manière.

► Par-delà son conditionnement.

Y O : Et c'est pour cela que dans tous les chemins spirituels, qu'ils soient bouddhistes, chrétiens ou autres, toujours c'est la perte, le dépouillement et non pas le gain.

Éveil attesté.

► À la fin Dôgen dit qu'il faut attester, et ça on n'en a pas encore parlé.

Y O : Voilà une très bonne remarque. C'est très bien venu.

Je vous donne d'abord une formule que Dôgen dit même si elle ne se trouve pas ici. Honshômyôshu 本証妙修 qui comporte cette idée d'enlever la carapace de l'homme pour que l'homme devienne homme c'est-à-dire éveillé :

hon 本 veut dire originel ;

– ensuite le caractère shô 証 veut dire « attester » mais lorsque celui-ci est employé en tant que substantif, je le traduis par l’« éveil attesté », nous allons voir cela après ;

myô 妙 c'est « merveilleux »

– et enfin shu 修 c'est « la pratique, pratiquer »,

Donc je traduis honshômyôshu 本証妙修 par « l'éveil attesté et originel qui se pratique merveilleusement ». Là-dedans le sujet c'est « l'éveil attesté »

Les trois caractères (kanji) de l'éveil : shô , gô et kaku

Voici les trois caractères qui désignent l'éveil : shô 証, gô 悟et raku 覚. Je voudrais que vous connaissiez ces trois caractères et que même si vous n'êtes pas capables d'écrire les kanji, au moins que vous sachiez les distinguer. La ligne de démarcation passe entre shô et les deux autres car shô (l'éveil attesté) est supérieur aux deux autres.

1) La clé de shô 証 est le caractère 言 qui signifie « la parole, dire » et à côté vous avez le shô de shôbôgenzô qui veut dire « vrai, juste, authentique » d'où le sens selon la terminologie bouddhique : shô se place au niveau de témoins oculaire. En effet ce n'est plus moi qui dis que je suis éveillé, mais c'est l'autre qui me dit : « Toi tu es éveillé » c'est un éveil attesté. Il y a la dimension objective qui n'existe pas dans les deux autres caractères.

Il y a aussi une distinction concernant l'Éveillé (le Buddha) : l'éveillé qui n'enseigne pas n'est pas encore vraiment l'Éveillé. C'est au moment où il est capable d'enseigner que, pour la première fois, l'Éveillé est attesté en tant qu'Éveillé. Et notamment dans l'école zen, l'éveil est attesté par le maître.

2) 悟 a pour clé le cœur 心 et pour corps de caractères on a le croisement de deux personnes qui se parlent en se rendant compte de quelque chose : c'est donc il y a une perception avec le cœur. Ça correspond au mot satori さとりdont tous les pratiquants bouddhistes européens parlent beaucoup à cause de maître Deshimaru : c'est ce kanji 悟 qui se prononce satori. Il y a la dimension plutôt intérieure dans ce caractère.

3) Le troisième caractère kaku 覚 est au même niveau, simplement en haut on retrouve le sens de croisement, mais là le corps du caractère veut dire « voir, s'en apercevoir » et ça concerne l'éveil.

Donc et kaku désignent l'éveil mais avec des nuances différentes : kaku c'est plutôt au niveau perceptif (voir) et c'est un éveil avec le cœur, c'est plutôt l'intériorité qui est désignée. Le premier caractère shô, lui, est objectif, c'est attesté.

P F : Est-ce qu'on peut dire que kaku c'est un éveil qui met en jeu la personne, son équipement perceptif vis-à-vis du monde mais elle toute seule ; avec il y a déjà quelque chose de relationnel par le cœur, par le croisement, c'est quelque chose qui apparaît dans la relation à autrui ; et shô c'est relationnel mais c'est carrément l'autre qui vient me signaler l'éveil.

Y O : Grosso modo on peut dire ça. Mais il faut voir que la relation avec l'autre existe aussi dans kaku, la différence c'est que avec cela se passe au niveau du cœur alors qu'avec kaku c'est au niveau visuel.

P F : Moi je trouve ça génial d'apprendre que satori a des équivalents dont l'un est plus puissant que lui. Moi je ne veux pas le satori, je veux shô !

Y O : Tu as raison.

 

Paragraphe 3.

« La pratique ingénieuse de la Voie telle que je vous l’enseigne maintenant fait exister les dix mille existants au sein même de l’Éveil attesté ; elle consiste à pratiquer l’unité telle quelle au moment même où l’on se libère de toutes les entraves. À ce moment où l’on outrepasse le seuil en se dépouillant du corps et du cœur, qu’a-t-on à faire avec les distinctions, quelles qu’elles soient ? »

► Ce qui est exprimé là c'est que le passage se fait au travers du dépouillement.

Y O : Oui, c'est le dépouillement qui est central dans la pratique.

Ce n'est pas un paragraphe difficile et je n'ai qu'un seul point à vous signaler. C'est à propos de ce que j'ai traduit « pratiquer l'unité telle quelle ». Tout à l'heure on avait vu la formule honshômyôshu 本証妙修 et ici on a une partie d'une formule qui est pratiquement synonyme : shûshô-ichinyo 修証一如. Dôgen ne prononce ici que ichinyo  一如.

Le mot original ichinyo  一如, comporte ichi 一 qui veut dire "un", et nyo 如 qui veut dire "telle quelle" : j'ai littéralement traduit par « l’unité [ichi  一] telle quelle [nyo 如] ». De quelle unité telle quelle s'agit-il ? C'est celle de la pratique et de l’Éveil attesté. Comme il a été dit au départ, quand on fait zazen on plonge tout de suite dans l'essentiel, ce n'est pas graduel.

Shûshô-ichinyo 修証一如 veut dire « l’unité telle quelle de la pratique et de l’Éveil attesté ».

► Donc ça veut dire : pratiquer l'unité telle quelle. Et dès le moment qu'on fait zazen c'est là, même si on ne le sait pas.

Y O : Justement, « même si on ne le sait pas », c'est aussi très important

 

Paragraphe 4.

Dans ma traduction j'ai mis un astérisque entre les troisième et quatrième paragraphes parce que la nature du discours change. Les trois premiers paragraphes étaient d'ordre argumentatif et doctrinal, tandis qu'à partir du quatrième paragraphe c'est narratif et donc c'est moins difficile. Pour autant c'est très intéressant parce que le jeune Dôgen de 31 ans relate sa vie, son itinéraire spirituel, et aussi on voit en arrière-plan ce qu'était le bouddhisme japonais de l'époque et aussi le bouddhisme chinois de l'époque.

« Depuis le premier déploiement du cœur de l’Éveil, je me rendais auprès des amis de bien un peu partout dans mon pays à la recherche de la Loi. Un jour, je rencontrai maître Myôzen du temple Kennin-ji. Les neuf années où j’étudiai auprès de lui s’envolèrent bien vite dans l’alternance du gel et des floraisons. J’entendis alors un peu le vent de la maison de Rinzai. Maître Myôzen, en tant que disciple éminent de l’abbé, le patriarche Yôsai, était le seul à transmettre avec justesse la Loi de l’Éveillé sans au-delà. Aucun de ses confrères n’aurait pu rivaliser avec lui. Puis, je partis en Chine sous la grande dynastie des Song, où je me rendis auprès des amis de bien dans les étendues orientale et occidentale du fleuve Sekkô (Liangzhe) et entendis le vent de la maison aux cinq portes. Finalement, j’étudiai auprès du maître zen Jô (Tendô Nyojô) du grand Pic blanc ; c’est alors que se termina la grande affaire de ma vie, l’étude de la Voie. Après cela, au début de l’ère Shôtei (Sheding) sous la grande dynastie des Song, je retournai dans mon pays. Aussitôt, je ne désirai qu’y répandre la Loi pour le salut des êtres. C’est comme si je portais un lourd fardeau sur mes épaules. »

Y O : Ce n'est pas trop compliqué mais il y a beaucoup de choses à dire à propos de ce paragraphe.

► Le vent de la maison kafû c'est la doctrine ?

Y O : Oui et je crois que je suis la seule à traduire obstinément le vent par « le vent » ! Le silence initial propre du kanji /kaze 風 c'est le vent mais on peut très bien traduire par « la doctrine, l'enseignement, le style ».

Personnellement je trouve très beau ce que dit Dôgen : « Finalement, j’étudiai auprès du maître zen Jô (Tendô Nyojô) du grand Pic blanc; c’est alors que se termina la grande affaire de ma vie, l’étude de la Voie. » Cela se passe au moment où il avait 25 ans.

P F : Il a achevé l'étude, c'est fini, ça y'est ! Nous on pense que l'étude c'est pour toute la vie. Lui il dit : « Non, c'est fini à 25 ans » et après commence le moment où je répands.

Y O : Justement, ceci n'est autre que l'expression personnelle et existentielle de ce qu'on a écrit tout à l'heure honshômyôshu 本証妙修 et shûshô-ichinyo 修証一如 : le début et la fin, le terme et le commencement ne font qu'un. Quand c'est achevé tout commence !

C'est comme la semence de l'éveillé qui est là mais qui doit se développer. Disons que c'est la prise de conscience du commencement. Autrement dit, c'est le terme (l'achèvement) qui nous incite à commencer au niveau spirituel.

► Et en même temps c'est une forme de plénitude parce que quand on est dans l'éveil, on y est.

Y O : Oui, tout de suite on est dans l'éveil même si parfois on n'en est pas conscient. Donc le commencement est la fin, la fin est le commencement. C'est très beau.

Les différences entre l'école rinzaï et l'école sôtô au Japon.

Maître Dôgen a eu plusieurs maîtres. Le maître de sa vie est Tendô Nyojô. Mais avant il avait été disciple de Myôzen qui était lui-même disciple de Yôsai (Eisai) (1141-1215). Il est probable que Dôgen vers l'âge de 14 ans a rencontré Eisai.

C'est Eisai qui a rapporté pour la première fois au Japon l'enseignement du zen, non pas dans la tradition sôtô mais dans la tradition rinzai. C'était en 1191 soit 36 ans avant Dôgen puisque Dôgen revient au Japon en 1227. C'est aussi Eisai qui a rapporté de la Chine le thé. Jusqu'à cette époque le peuple japonais ne connaissait pas le thé.

J'aimerais dire un mot sur la différence qui existait à l'époque médiévale (et même après) au Japon entre les écoles rinzai et sôtô. Si le zen a connu énormément de succès au Japon il y a nette différence de style entre les deux écoles. Je vous dis seulement un mot, je développerai cela lors de la conférence que je ferai au mois de mai au DZP : « Le zen au Japon ».

Le zen rinzai qui a été transmis par Eisai est surtout réservé à la classe dirigeante, les grands seigneurs féodaux et également les aristocrates, les personnes très riches. C'est pourquoi les magnifiques jardins zen, les magnifiques temples zen au Japon et aussi toute la dimension artistique comme la calligraphie, l'art des fleurs et même l'art du tir à l'arc, tout ça appartient grosso modo à la tradition rinzai. C'est pour cela sans doute qu'on ne pratique pas d'arts zen ici en Europe.

► C'est parce que c'est le zen sôtô qui est venu avec maître Deshimaru…

Y O : Par ailleurs comme la capitale était à Kyôto, au sud du Japon, le zen rinzai s'est répandu au sud du Japon dans les populations riches très cultivées, alors que le zen sôtô, lui, s'est plutôt répandu au nord parmi les paysans. C'est pour cela que quand on regarde des photos de temples sôtô, à l'exception du Eihei-ji, ils sont beaucoup plus modestes que les temples rinzai.

► L'an dernier que tu nous avais dit que Keizan Jokin 瑩山紹瑾 qui était successeur indirect de Dôgen avait fondé une lignée parallèle, et qu'il avait répandu un zen populaire.

Y O : Oui c'est le second patriarche du zen sôtô au Japon mais, un peu comme saint Pierre, il avait un grand enthousiasme apostolique et a voulu mélanger le zen avec les croyances autochtones, ancestrales de la population paysanne du Japon.

Il y a également une nette différence entre les deux écoles au niveau de la structure institutionnelle :

– le zen sôtô est depuis le début pyramidal, il n'y a que deux temples principaux, Eihei-ji 永平寺 (fondé en 1244  par Dôgen) et Sôji-ji 総持寺 (fondé en 1321 par Keizan Jokin) et tous les petits temples dépendent de ces deux grands temples principaux :

– dans le zen rinzai ce n'est pas du tout la même chose. Là c'est plutôt une sorte de fédération, il n'y a pas de grand chef, et à ma connaissance il y a 14 gros temples.

Un moine de l'école sôtô m'a expliqué une fois : « Vous savez pourquoi l'école sôtô a pu garder cette structure pyramidale » – on peut être pour ou être contre cette structure – c'est parce que maître Dôgen est tellement grand qu'aucun maître postérieur n'a su rivaliser. » Et par contre dans l'école rinzai japonaise il y a plusieurs maîtres éminents comme Hakuin, Bankei… Ça c'est la différence.

Tout ceci n'était qu'une parenthèse.

Les maîtres de Dôgen.

Deuxième chose. Vous savez que sur le cheminement de la pratique, les pratiquants bouddhistes peuvent avoir plusieurs maîtres, au fil des années mais pas en même temps. Et maître Dôgen a eu trois maîtres dans sa vie :

– l'abbé Kôen (1145-1216) qui était supérieur du temple Engakuji du mont Hi.ei. C'est lui qui a donné la tonsure à Dôgen à l'âge de 13 ans. C'est lui qui a initié Dôgen à la Voie bouddhique. C'est un moine de l'école Tendai japonaise.

– Ensuite à partir de 17 ans Dôgen devient disciple de Myôzen qui était lui-même disciple de Eisai (Yosai). C'est avec lui qu'il part en Chine en 1223, mais malheureusement Myôzen meurt en 1225. Dôgen gardera toujours beaucoup d'estime pour Myôzen et aussi pour Eisai.

– Son troisième maître c'est Tendô Nyojô.

On peut avoir plus de trois maîtres, mais en tout cas le maître qui donne shihô 嗣法, la transmission de la Loi à Dôgen, c'est Nyojô, et après ce maître définitif on ne peut plus avoir d'autre maître. Ce maître définitif s'appelle honshi 本師 : hon 本 veut dire originel, et shi 師 c'est maître.

Vous voyez qu'il y a beaucoup de renseignements à tirer dans cette description concernant l'itinéraire spirituel de Dôgen.  

 

Paragraphe 5.

« Cependant, puisque j’attendais le moment de prendre mon essor, je voulus mettre de côté ce désir de répandre la Loi et aller entendre justement le vent des anciens sages en menant pour un temps une vie de nuages éphémères et d’herbes flottantes. Seulement, existe-t-il de vrais étudiants de la Voie, désintéressés vis-à-vis de la renommée et du profit personnel, chez qui le vœu de la Voie passe avant tout le reste ? Ceux-ci, mystifiés vainement par des maîtres tordus, ne risquent-ils pas, sans réfléchir, de faire de l’ombre à la compréhension juste, de s’enivrer à la légère de la folie de l’autosuffisance et de s’abîmer pour longtemps dans le domaine de l’égarement ? Comment pourraient-ils alors faire croître la vraie semence de la Sagesse et rencontrer le moment d’obtenir la Voie ? Puisque ce pauvre moine mène actuellement une vie de nuages éphémères et d’herbes flottantes, vers quelle montagne et vers quelle rivière pourraient-ils se rendre ? Pris de compassion, je m’engage à faire connaître la vraie Loi de la maison de l’Éveillé en laissant à ceux qui veulent étudier et pratiquer la Voie un recueil des règles monastiques zen (chan), règles que j’ai vues et entendues de mes propres yeux et de mes propres oreilles en Chine sous la grande dynastie des Song, ainsi que de l’enseignement profond que j’y ai reçu auprès des amis de bien. N’est-ce pas là les vrais arcanes ? »

Y O : C'est un paragraphe assez simple. S'il n'y a pas de questions je vais dire un mot à propos de : « entendre justement le vent des anciens sages en menant pour un temps une vie de nuages éphémères et d’herbes flottantes». Je tiens ici à traduire 風 par le vent même si ça désigne la doctrine, le style, l'enseignement, surtout dans ce passage où il y a les nuages et les herbes. Il y a un champ lexical qui se dégage dans l'écrit de Dôgen et ce n'est pas anodin. Il y a toujours le sens derrière. Ici le vent flotte avec les nuages et les herbes.

P F : Ça amène quelque chose de sympa dans le paragraphe si on sait que c'était le moment où Dôgen n'avaient pas encore de temple. J'aime bien à la fois l'espèce d'ambition phénoménale d'éduquer tous ces pauvres gars qui sont mystifiés par des maîtres tordus, et d'un autre côté la limite très stricte dans laquelle il se tient de dire : « Je ne fais que répéter ce que j'ai entendu et vu. »

Y O : Tout à fait. D'ailleurs c'est ce qu'il fait : le Shôbôgenzô n'est rien d'autre que le commentaire et l'interprétation de ce qu'il a entendu. C'est pour cela qu'il est si original. Ceux qui veulent être originaux ne le seront jamais, à mon sens.

 

Paragraphe 6.

À nouveau j'ai mis un astérisque entre les paragraphes 5 et 6 parce que la nature du discours change. À partir du paragraphe 6 c'est le discours concernant la dimension historique.

« Le grand maître Shâkyamuni conféra la Loi à Kâçyapa lors de l’assemblée sur la Montagne sainte. Cette Loi, transmise avec justesse de patriarche à patriarche, parvint au vénérable Bodhidharma. Celui-ci, s’étant rendu lui-même en Chine, conféra la Loi au grand maître (Jinkô) Eka. Tel fut le commencement de l’introduction de la Loi de l’Éveillé sur la terre de l’Est. »

Ce paragraphe est très simple : Bodhidharma arrive en Chine au milieu du Ve siècle et après il y a Eka qui est très célèbre à cause de cette histoire où il s'est coupé le bras.

 

Paragraphe 7.

« La Loi ainsi transmise sans mélange parvint elle-même au sixième patriarche, le maître zen Daikan (Enô). C’est à ce moment-là que la vraie Loi de l’Éveillé se propagea justement en Chine et s’avéra au-delà de toutes distinctions dogmatique. Or, le sixième patriarche avait deux pieds divins : Nangaku Ejô et Seigen Gyôshi. Ces derniers, ayant tous deux hérité du sceau de l’Éveillé, devinrent les maîtres guides des hommes et des divinités. Ces deux lignées s’étant développées, s’ouvrirent bien les cinq portes. Il s’agit de l’école Hôgen (Fayan), de l’école Igyô (Weiyang), de l’école Sôtô (Caodong), de l’école Unmon (Yunmen) et de l’école Rinzai (Linji). En Chine actuelle sous la dynastie des Song, seule l’école Rinzai est largement répandue sur l’ensemble du territoire. Bien que les cinq maisons soient distinctes, il n’existe qu’un seul sceau, sceau du cœur de l’Éveillé. »

Y O : Comme ce paragraphe est très simple je vais vous poser une question de connaissance générale : pourquoi est-ce que tout le monde parle du sixième patriarche Daikan Enô (Huineng) ?

► Il a écrit le sûtra de l'Estrade.

Y O : Oui il l'a écrit mais ce n'est pas la réponse que j'attends.

P F : C'est à cause de la distinction entre l'école du Sud et l'école du Nord.

Y O : Voilà. Est-ce que tu peux développer ?

P F : Enô est au sud et Jinshu au nord ; Enô c'est l'éveil subit alors que Jinshu c'est la voie progressive. Et la transmission du dharma a été faite à Enô et non pas à Jinshu, donc finalement c'est l'école du Sud qui gagne.

Y O : Il a dit l'essentiel !

Il faut retenir cela. L'école ch'an du Sud s'appelle le Subitisme [tonkyô 頓教], et l'école ch'an du Nord qui n'a pas connu beaucoup de développement s'appelle le Gradualisme [zenkyô 漸教]. C'est vraiment l'école ch'an du Sud qui a connu un développement extraordinaire en Chine. Jinshu n'a pas eu de successeur alors qu'il était nettement supérieur par rapport à  Enô au niveau hiérarchique des moines religieux. En effet Enô n'était qu'un fils de bûcheron et il y a de très belles histoires là-dessus. C'est quand Enô pilait du riz dans la nuit avec un peu le statut de « frères convers », que la transmission a été faite par Dai'man Konin (601 – 674) le cinquième patriarche.

► Eno était tenzo (cuisinier) ?

Y O : Non, tenzo c'est très important, Enô était sous la responsabilité du tenzo.

P F : Il était dans l'équipe cuisine comme on dit en seshin.

Y O : Oui, mais au plus bas de l'échelle puisqu'il travaillait même dans la nuit, et il ne possédait ni argent ni objet.

Le bouddhisme en Chine sous la dynastie des Tang et sous la dynastie des Song.

Autre chose aussi l'âge d'or du bouddhisme chinois – c'est la spécialité de Catherine Despeux – c'est vraiment sous la dynastie des Tang (618-907). Et quand Dôgen arrive avec Myôzen en Chine sous la grande dynastie des Song, déjà le bouddhisme est en déclin. C'est pour cela que Dôgen critique énormément les moines chinois sous la dynastie des Song.

 

Paragraphe 8.

« Dans le grand pays des Song, depuis l’époque de la dynastie des Han orientaux, furent largement divulgués des sûtras et des traités bouddhiques, sans que fût déterminée la hiérarchie de leurs valeurs. Le patriarche (Bodhidharma), dès son arrivée (en Chine) depuis le pays de l’Ouest (l’Inde), trancha les racines de cet entrelacement de lianes, si bien que la Loi de l’Éveillé se répandit avec toute sa pureté. Nous devons souhaiter qu’il en soit ainsi dans notre pays. »

P F : On peut deviner que Dôgen pense à lui-même comme équivalent de Bodhidharma pour trancher dans les entrelacements de lianes.

Y O : Il est apôtre. Et on peut remarquer qu'il ne nie jamais l'importance des Écritures, loin de là. Mais il ne voit pas les Écritures comme un moyen de progression à côté du zazen, c'est cela aussi qu'il veut dire quand il dit qu'il faut trancher ces entrelacements de lianes (Kattô 葛藤).

► L'an dernier nous avons vu que pour Dôgen c'est par l'entrelacement des lianes qu'il faut trancher l'entrelacement des lianes.

Y O : Tout à fait. La compréhension de Dôgen est infiniment plus profonde que celle des maîtres ordinaires.

 

Paragraphe 9.

« Voici ce que je veux dire : la multitude des patriarches et la multitude des éveillés ayant gardé la Loi de l’Éveillé ont tous pris pour vrai chemin de l’Éveil la pratique de la méditation assise, pratique effectuée dans la concentration de soi mettant en œuvre la félicité de la Loi au profit de soi-même. Sous le ciel de l’Ouest et sur la terre de l’Est, ceux qui ont obtenu l’Éveil ont tous suivi ce vent. C’est parce que les maîtres et les disciples ont transmis en secret et avec justesse l’art merveilleux de recevoir et de maintenir les arcanes.»

Y O : À nouveau on a l'expression "art merveilleux". Et pour Dôgen zazen est un art merveilleux.

► Le terme arcane, qu'est-ce que ça veut dire ?

Y O : C'est shinketsu 真訣 : shin 真 veut dire réel et ketsu 訣 veut dire que c'est quelque chose de décisif.

P F : C'est donc shinketsu 真訣 est quelque chose qui est à la fois vrai et décisif.

► Pourtant le mot arcane fait signe vers quelque chose de secret et d'un peu mystérieux. Je pense par exemple aux arcanes du tarot. C'est un mot qu'on trouve en alchimie aussi.

Y O : Je vérifierai en regardant comment les autres ont traduit. C'est vrai que dans arcane il y a un peu le sens caché qui n'est pas dans shinketsu.

► C'est dit aussi que ça a été « transmis en secret » ce qui renforce peut-être l'idée qu'il y a quelque chose de caché.

Y O : Je vous dirai la prochaine fois. Je ne traduis jamais sans raison, peut-être que j'ai mis arcane à cause du mot « en secret ».

► Ça recoupe un des textes de Dôgen sur la parole secrète. C'est d'ailleurs un secret qui n'est pas un secret !

Y O : Oui c'est le texte Mitsugo 密語. Quand on rencontre l'autre on découvre le secret qui est au fond de soi-même, c'est quelque chose comme ça. L'altérité est extrêmement importante dans la transmission, la compréhension et le développement de la semence de l'Éveillé.

► Le secret ici ça ne signifie pas qu'il est réservé ?

► Ça n'est pas quelque chose que vous savez et que moi je ne sais pas. Et cependant il est commun à nous deux.

Y O : C'est justement le secret à partager avec l'autre, avec tous. Ce n'est ni de l'obscurantisme ni de l'ésotérisme, bien au contraire. Mais je crois que quand on parle des arcanes de l'art c'est dans ce sens-là aussi. Et quand on apprend la Voie du thé, la Voie du tir à l'arc, c'est pareil.

 

Paragraphe 10.

« Selon la transmission juste de notre école, il est dit : « Cette Loi de l’Éveillé, Loi transmise sans mélange dans son intégrité, est supérieure parmi les supérieures. À partir du moment où vous avez rencontré un ami de bien, nul besoin de brûler de l’encens, de vénérer l’Éveillé, d’invoquer son nom, de célébrer le repentir, de lire des sûtras. Assis tout simplement, dépouillez-vous du corps et du cœur. » »

Y O : Ce paragraphe peut vous sembler simple, mais à partir de lui il y a énormément de mauvaises compréhensions de zazen qui se sont développées. Ici Dôgen ne dit rien du tout mais tout est déjà là et c'est extrêmement important de souligner le sens profond de ces lignes qu'on peut résumer par le seul mot de shikantaza 只管打坐 et il faut un peu méditer ce que ce terme veut dire vraiment :

shi 只 signifie « tout simplement » ;

kan 管 c'est « s'occuper de quelque chose » ;

ta 打 n'est qu'un préfixe d'intensité, il intensifie le mot suivant ;

za 坐 c'est l'assise.

Donc littéralement shikantaza signifie « tout simplement s'occuper de l'assise ». Pour moi la pratique est très importante mais le zen c'est aussi la culture et la philosophie, par exemple le tir à l'arc c'est le zen et la pratique c'est aussi le zen.

Shikantaza est une des notions centrales dans la conception du zen de Dôgen, et du moment qu'on ne comprend pas ce terme on ne comprend pas maître Dôgen. Or beaucoup de personnes, y compris des spécialistes, ne comprennent pas ce terme.

Est-ce que vous pouvez me dire comment vous comprenez ce terme, vous qui êtes pratiquants ?

► Pour moi shikantaza c'est s'occuper intensément de l'assise.

► Pour moi : c'est ça et rien d'autre !

► Pour moi c'est simplement l'assise et c'est se dépouiller du reste, par exemple des pensées qu'il faut laisser passer ; il faut rester sur la présence et l'assise.

► C'est ça et j'ajouterais sans but, mushotoku.

► Ils ont à peu près tout dit. Pour moi c'est sans dualité.

Y O : De quelle dualité s'agit-il ?

► Ça concerne toutes les dualités. Et pourtant "je" reste assis.

► ….

Y O : Je pense que personne n'a dit quelque chose de faux mais personne n'a dit exactement ce que j'attendais.

Comme cela est dit par Dôgen, shikantaza c'est « nul besoin de brûler de l’encens, de vénérer l’Éveillé, d’invoquer son nom, de célébrer le repentir, de lire des sûtras – c'est-à-dire qu'il n'y a nul besoin des dimensions rituelles et même la lecture des sûtra on n'en a pas besoin – Assis tout simplement, dépouillez-vous du corps et du cœur. » Le problème c'est qu'à cause de cette formulation beaucoup de spécialistes et de pratiquants interprètent ce terme shikantaza au sens d'exclusivisme : du moment qu'on est pratiquant zen ce n'est pas la peine de s'occuper ni du rituel ni de l'étude ni de l'art ni de la culture, tout simplement être assis !

P F : Maître Deshimaru ne disait pas ça, il parlait de shikan-nourriture, de shikan-samu, de shikan-tenzo, de shikan-pipi etc. Quand shikantaza est installé dans ta vie, tu te consacres entièrement à chaque moment de ta vie, et c'est shikan-"ce moment-là".

Y O : Ça c'est très juste. Et donc l'explication la plus simple de shikantaza c'est celle-ci : le zazen est le zazen, A est A. Par exemple Patrick est Patrick. Et quand on dit « Patrick et Patrick », Patrick ne s'oppose à personne, il n'y a aucun sens d'exclusivité. Donc il n'y a pas besoin de rituel ni de lecture, mais ça ne s'oppose pas non plus à d'autres activités. D'où cette explication qui se trouve dans l'enseignement du maître Deshimaru et qui me semble tout à fait authentique et légitime.

Shikantaza c'est pour que tout se déploie dans la totalité de nos activités : quand on mange, quand on dort c'est shikantaza. La concentration (samadhi) se développe grâce à shikantaza, mais si à cause de ce terme on exclut l'étude – c'est souvent le cas –, on exclut des activités artistiques… c'est un contresens. Voilà ce que je voulais souligner.

Dominique[4] est-ce que vous avez des choses à souligner ?

D T : Je suis très content d'entendre ce que je viens d'entendre.

Y O : C'est vrai ? Merci beaucoup.

D T : Ça me rappelle quelque chose, si je puis me permettre. Souvent à propos du discours des quatre nobles vérités – le premier discours du Buddha – on évoque le noble octuple sentier et on parle de l'action juste, de la parole juste, de l'activité juste etc. mais on ne sait jamais trop ce que veut dire ce mot « juste ». Il est traduit de multiples manières : adéquat, correct… Et en fait tout le texte oppose cet adjectif samma (juste) à l'adjectif micchâ : on comprend alors que samma c'est ce qui n'exclut pas alors que micchâ c'est ce qui divise, ce qui sépare, ce qui rejette. Et je pense que l'attitude qui est vraiment fondamentale dans ce discours-là c'est de dire : l'attitude juste c'est celle qui n'exclut rien, mais qui unit. Je trouve ça très intéressant quand je vous entends. Le contexte n'est peut-être pas tout à fait le même mais c'est intéressant de noter cette idée-là.

Y O : Tout à fait, c'est super.

► L'an dernier on avait lu un texte qui disait que l'assise pouvait être debout etc.

► C'est pourquoi je parlais de non-dualisme à propos de shikantaza : on peut être dans un sûtra ou dans un rite aussi bien qu'en assise, on est "un", il n'y a pas de distinction.

Y O : Oui, ça n'exclut rien parce qu'on est un. C'est l'unité et la totalité. C'est pour cela que le vrai bouddhisme atteint toujours l'origine.

Dominique, est-ce que vous avez un article sur ce que vous dites ?

D T : Non, je fais un cours[5] cette année là-dessus !

► Est-ce que vous pourriez préciser les deux termes dont vous avez parlé ?

 D T : Samma c'est samyak en sanskrit qui vient de sam (ensemble), et le terme micchâ je le connais en pâli mais je ne sais plus l'orthographe en sanskrit. Cependant samma/samyak n'est pas forcément compris de la même manière en pâli et en sanskrit parfois, mais le principal c'est que dans samma/samyak il y a l'idée de réunion et que dans micchâ il y a l'idée d'opposition, de séparation.

Quand on regarde le début du discours de Bénarès, le Buddha dit : « Il ne faut pas tomber dans les extrêmes, l'extrême de l'ascèse et l'extrême des plaisirs sensuels. » Dans l'un et l'autre cas on choisit une chose à l'exclusion de l'autre. Et samma c'est ce qui ne choisit pas « à l'exclusion de l'autre » : on ne choisit pas les plaisirs sensuels contre la macération, on ne choisit pas la macération contre les plaisirs sensuels, mais on ne tombe ni dans l'excès des plaisirs ni dans l'excès de macération ; et du coup il y a un peu de plaisir et un peu de macération, il y a un peu des deux. Donc finalement il ne faut juger ni l'un ni l'autre, mais il faut le vivre tel que c'est : il y a du plaisir mais il ne faut pas s'y adonner, et il y a de l'ascèse mais il ne faut pas s'y complaire.

Il y a aussi souvent dans les textes anciens l'idée que pour résoudre toutes les oppositions il y a toujours un troisième terme qui fait qu'on prend l'un et l'autre, et l'octave supérieur. C'est toujours quelque chose à rajouter pour être dans la non-contradiction, la non-exclusion : c'est plutôt rajouter un troisième terme que supprimer l'un ou l'autre des deux termes. Il y aurait une réflexion à faire là-dessus.

Y O : Quand vous parlez de plaisir, de quel plaisir parlez-vous ?

D T : De plaisir sensoriel simple : celui qu'on éprouve à manger, à boire… Mais comme disait Épicure : « Avec un peu de pain et un peu d'eau on rivalise de félicité avec les dieux. » Il n'y a pas besoin de vin, il n'y a pas besoin de brioche ! Et il n'y a même pas besoin de compagnie, il faut se satisfaire de ce qu'il y a.

L'ascèse n'est pas évoquée dans l'octuple noble sentier mais il y a les moyens d'existence justes qui peuvent recouvrir le fait pour le bhikkhu de ne pas rechercher sa nourriture, de ne pas rechercher ses vêtements, de ne pas rechercher son habitat, mais de les recevoir en offrande par exemple.

Y O : Dôgen utilise très souvent un terme japonais qui correspond à samma : tomoni ともに (ensemble). C'est capital dans la notion de la voie de l'Éveillé pour Dôgen.

D T : Je pense vraiment que samma c'est la non-exclusion, parce que l'exclusion est un choix, donc une marque de l'ego forcément. C'est donc dans ce sens-là. On en reparlera.

Y O : Absolument. C'est très riche d'enseignement.

 

Paragraphe 11.

« Si, une personne, ne serait-ce qu’un instant, marque au sceau de l’Éveillé ses trois actes : l’acte du corps, l’acte de la bouche et l’acte de la pensée et qu’elle reste assise dans la concentration de soi, le plan de la Loi devient tout entier le sceau de l’Éveillé, de même que le méta-espace devient tout entier l’Éveil. C’est pourquoi, chez la multitude des éveillés et les Ainsi-Venus, augmente la félicité de la Loi provenant de la terre originelle, et se manifeste à l’état neuf l’ornementation majestueuse de la Voie de l’Éveil. De même, les espèces qui foisonnent dans les dix directions du plan de la Loi ainsi que sur les trois chemins et dans les six voies d’existence purifient toutes en un instant le corps et le cœur, attestent la terre de la grande délivrance et présentent leur visage originel sans souillure. Dès lors, la multitude des existants assemblés atteste ensemble l’Éveil correct, et les dix mille êtres mettent en œuvre le corps de l’Éveillé et outrepassent d’un bond les frontières de l’assemblée de l’Éveil. Assis sous l’arbre royal de l’Éveil, ils tournent en un instant la grande roue de la Loi sans égale et exposent la profonde Sagesse parachevée, sagesse inconditionnée. »

Il n'y a pas grand-chose à dire sur ce paragraphe, juste noter des mots comme le méta-espace, le plan de la Loi, la félicité de la Loi [hôraku 法楽]… tous les jolis mots qui se trouvent au sommet de la Voie bouddhique.

Maintenant on passe au paragraphe 16.

 

Paragraphe 16.

« Ainsi, bien qu’il ne s’agisse que de la méditation assise pratiquée par une seule personne et pour un moment, celle-ci communique secrètement avec la multitude des existants et communique parfaitement avec la multitude des temps si bien que, au sein même du plan de la Loi incommensurable, dans le passé, le présent et le futur, elle réalise l’édification de l’Éveillé et l’œuvre de la Voie, constantes et permanentes. Ici et là, tous pratiquent la même pratique et attestent le même Éveil attesté. Il ne s’agit pas seulement de la pratique effectuée dans la posture assise. La résonance qui se fait entendre quand on frappe la Vacuité est (semblable à) la merveilleuse voix qui se fait entendre sans discontinuer avant et après qu’on sonne la cloche. Et comment cela se limiterait-il seulement là ? Puisque les cent têtes des êtres sont toutes munies de la pratique originelle de la Voie avec leur visage originel sans souillure, cela n’est ni à mesurer ni à évaluer. Sachez-le, même si la multitude des éveillés des dix directions, innombrables comme les grains de sables du Gange, joignait ses forces pour mesurer et connaître à fond, avec la Sagesse de l’Éveillé, la vertu acquise de la méditation assise pratiquée par une seule personne, elle n’y parviendrait pas. »

C'est la fin de l'introduction et ça me semble magnifique.

L'édification.

P F : Quand il est dit « elle réalise l'édification de l'Éveillé » en quel sens faut-il entendre le mot édification ?

Y O : Le mot édification c'est bukke 仏化, où butsu 仏 c'est l'Éveillé et ka (ke) 化 a pour sens initial « se transformer, se métamorphoser, changer, édifier, convertir ». Par exemple la chimie c'est karaku 化学c'est-à-dire la science de transformer. La transformation qu'opère l'Éveillé c'est l'édification du monde et l'édification des êtres.

P F : Donc ce n'est pas dans le sens d'éduquer, d'endoctriner.

► Ce n'est pas édifiant du tout. En français on dit que quelque chose est édifiant quand c'est fait pour enseigner ou modifier quelqu'un.

P F : Donc ce serait mieux de trouver un autre mot qu'édifiant, et le mot convertir est beaucoup trop connoté. Pourquoi pas « transformer » ?

Y O : Oui mais transformer je l'utilise déjà pour un autre mot. Donc édification ça a un peu mauvaise presse, d'accord, je vais voir.

La résonance.

Sinon je trouve magnifique « la résonance », mot que Dôgen a écrit en caractères japonais (hibiki ひびき), c'est ce qui se fait entendre quand on frappe la vacuité. Il n'y a pas de fin parce qu'avant et après on entend qu'on sonne la cloche.

Je pense que quand vous faites le zazen, bien sûr c'est pour vous transformer vous-même, même s'il n'y a pas de finalité – le "pour" est de trop –, et comme le dit Deshimaru et Philippe Coupey aussi le reprend : « Quand on est assis, on est assis avec le monde entier ». Et sans ce sentiment-là je crois qu'il y a quelque chose qui manque.

► Il y a aussi l'idée qu'on offre zazen.

Y O : Dans le catholicisme également on enseigne que quand on communie à la messe, on reçoit non seulement pour soi mais aussi pour le monde entier.

La vertu acquise.

P F : Qu'est-ce qui se cache derrière « la vertu acquise de la méditation » qui se trouve à la dernière ligne ?

Y O : « …la vertu acquise de la méditation assise pratiquée par une seule personne, elle n’y parviendrait pas. » Si tu es assis dans un dôjo – car il faut vraiment la communauté –, c'est un acte de zazen que tu fais, et la vertu acquise qui se dégage de cet acte est immense.

► Ce n'est donc pas « acquise par la personne qui pratique » mais c'est plutôt « la vertu produite » ?

Y O : Absolument. Le monde entier profite de cette vertu. Ça correspond à ce qu'on appelle la communion des saints en christianisme.

La résonance.

Cette fin de l'introduction n'est pas compliquée mais ce qui est dit est très beau.

Et François-peintre, un mot ?

B (F A/ Barbâtre) : la résonance dans la musique c'est la basse continue.

Y O : Et dans la peinture, c'est quoi ?

B : C'est la transparence. Et spécifiquement dans la peinture à l'huile c'était la transparence qui faisait l'unité du tableau, et pas la personnalité du coup de pinceau ou quelque chose comme ça. En effet le principe de la peinture à l'huile était que, la lumière traverse les couches de peinture, elle est réfléchie par le fond blanc de la toile ou du panneau qui a été préparé : il y a ce mouvement-là, et c'est par cette transparence-là que se passe la résonance. Mais ça a été perdu.

Y O : Chez qui trouve-t-on cette transparence ?

B : Jusqu'à Delacroix, Cézanne, jusqu'aux impressionnistes. Mais après c'est fini parce que l'esprit a été perdu, c'est devenu complètement spéculatif. Et maintenant c'est pire que jamais : il n'y a plus de pratique, c'est juste l'intellect qui délire complètement. Il n'y a plus d'image, il n'y a plus de prototype, il n'y a plus de création véritablement. C'est une spéculation qui tourne en se mordant la queue.

Y O : C'est un peu comme la musique contemporaine ?

B : Quand même, dans la musique contemporaine il y a des gens comme Dutilleux qui sont extraordinaires avec cette histoire de la résonance. Il s'agit de cette résonance qu'on n'entend pas avec l'oreille. On l'entend vraiment, mais pas avec l'oreille.

Tu l'entends avec quoi ?

B : Tu l'entends avec tout le corps. Les musiciens connaissent ça. Mais eux ils ont cette chance d'avoir la basse continue à tout moment, ils ont tout le temps à faire avec la nature de bouddha. Ils ont cette résonance à tout moment, ils vont, ils viennent. Ils peuvent composer.

Y O : Mais donc, ce n'est plus dans la peinture.

B : C'est plus compliqué que cela parce que c'est lié aussi aux représentations. Par exemple la peinture chinoise a du mal à survivre parce qu'on ne peut plus peindre des montagnes et des vallées comme sous la dynastie des Song parce que les images s'usent et se vident. Donc il faut réinventer des images. Mais l'histoire de la transparence et de la résonance, elle est toujours là. Et notre époque est très violemment contre, surtout en France.

Y O : Les Français quand même sont très spéculatifs et très cérébraux. C'est d'ailleurs pour cela que je suis attirée depuis toujours par la France. Il y a quand même un côté très conceptuel.

B : Oui, fou ! L'intellect a pris le pas sur le sentiment.

Y O : Et François, dans le tir à l'arc, est-ce qu'il y aurait quelque transposition de cette transparence ?

F C : Peut-être au niveau du souffle et de l'énergie qui, déployée, grandit jusqu'à son explosion dans le lâcher.

Y O : Oui, c'est frapper la vacuité.

D'accord. On termine par là. Merci infiniment. C'était très intéressant, à tous points de vue.



[1] La traduction de Jacques Brosse est dans Polir la lune et labourer les nuages,  éd Albin Michel 1998, collection Spiritualités vivantes. Le titre est traduit ainsi : « Sur le discernement et la pratique de la Voie ».

[2] La traduction de B Faure figure dans son livre La vision immédiate, éd Le mail 1987. L'introduction (pas les entretiens) se trouve sur Internet : http://www.bouddha.ch/bendowa.htm.

[3] Dominique Trotignon, directeur de l'Institut d'Études Bouddhiques, ne fait pas partie de l'atelier mais il est présent juste à côté derrière son ordinateur.

[4] Dominique Trotignon.

[5] Il s'agit des deux cours sur "Le discours de Bénarès" samedi 22 févrieretsamedi 26  avril 2013, mais ils sont complets.

 

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