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Ateliers d'étude du Shôbôgenzô avec Yoko Orimo
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Ateliers d'étude du Shôbôgenzô avec Yoko Orimo
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26 mars 2013

Le voyage intérieur de Dôgen

                                   Pour lire, télécharger, imprimer c'est ici en fichier docx : Y_Orimo_Voyage_interieur_de_Dogen

et en fichier pdf : Y_Orimo_Voyage_interieur_de_Dogen

 

Le voyage intérieur de Dôgen

 

interview de Yoko Orimo

 

par Nguyen Thanh Thiên pour le magazine Dragon,  

 propos mis en ligne par N Than Thièn en février 2009, et légèrement modifiés ici

 

    Pierre angulaire de l'école zen du bouddhisme, l'enseignement de maître Dôgen est un des piliers de la pensée japonaise mais son universalité projette ses leçons au-delà de son temps et résonne au plus profond de nos interrogations. Une pensée de la gratuité et de l'immédiateté qui ne s'affranchit ni de l'effort ni de la lettre …

    

  Yoko Orimo pouvez-vous nous situer l'importance de maître Dôgen dans l'histoire du bouddhisme et dans celle du Japon ?

  Essayons d'abord de situer maître Dôgen dans l'histoire du bouddhisme japonais, si sommairement et si schématiquement que cela puisse sembler.

  Le bouddhisme, né en Inde, aux environs du Ve siècle avant l'ère chrétienne, fut introduit en Chine dès le 1er siècle de notre ère, et au Japon vers le milieu du VIe siècle passant par la Corée actuelle. Grâce à la foi fervente du prince Shôtoku (574-622), le bouddhisme japonais prend un grand essor vers la fin du 6ème et au début du 7ème siècle ; il devient religion d'Etat, religion protégée et monopolisée par les hauts dirigeants du pays. Se développent alors dans la capitale Nara les six écoles appelées Nanto rokushû, écoles scripturaires avec une forte teneur scolastique. Au début de l'époque Heian (794-1184), couronnée par l'épanouissement de la grande littérature féminine avec son goût de la grâce, du raffinement et de l'élégance courtisane, apparaissent deux figures marquantes : Saichô (767-822), le fondateur de l'école Tendai japonaise, et Kûkai (774-835), le fondateur de l'école ésotérique Shingon au Japon. Vers la fin de l'époque Heian se propage le mappô : la doctrine de la dégénérescence de la Loi. L'aristocratie en déclin frappée par les successives crises socio-politiques n'aspirait plus qu'au lointain salut sur la Terre pure [jôdo] où elle espérait se retrouver après la mort.

  Vient ensuite l'époque Kamakura (1185-1333) où vécut Dôgen (1200-1253), époque marquée par une profonde mutation socio-politique. C'est une époque guerrière qui se caractérise par une mentalité virile encourageant la simplicité et la frugalité. Porté par ce nouvel état d'esprit, le bouddhisme japonais, monopolisé jusque-là par les classes sociales privilégiées, commence à se diffuser auprès des masses populaires, et connaît alors une véritable renaissance. Mentionnons d'abord, entre autres, le nom de Hônen (1133-1212) : le fondateur de l'école de la Terre pure au Japon, grand vulgarisateur de la pratique exclusive de l'invocation du nom d'Amida [senju nenbutsu], et celui de Eisai (Yôsai, 1141-1215). C'est ce dernier qui introduit au Japon pour la première fois l'enseignement du zen appartenant à la tradition de l'école Rinzai. Puis jaillissent les trois grandes figures réformatrices du bouddhisme japonais que sont Shinran (1173-1262) : le fondateur du bouddhisme séculier au Japon ; Dôgen : le fondateur de l'école japonaise du zen Sôtô ; et Nichiren (1222-1282) : le fondateur de l'école militante Nichiren-shû, école centrée de façon radicale sur la proclamation du Sûtra du Lotus. Au lieu de privilégier, à l'instar des maîtres de l'époque Heian, les études théoriques, voire scolastiques, ces trois réformateurs insistent désormais sur l'importance d'une pratique active du bouddhisme et sur la possibilité, pour l'homme, de connaître son salut dès cette vie. L'originalité et l'expansion de ces doctrines pratiques et existentielles permettront au bouddhisme japonais d'atteindre, à l'époque Kamakura, son véritable apogée.

  Ce petit aperçu de l'histoire du bouddhisme japonais, rien que jusqu'à l'époque Kamakura, vous permettrait déjà de percevoir que Dôgen n'est qu'un maître éminent, certes, mais parmi d'autres, si nous considérons les choses du point de vue purement et simplement historique, point de vue tourné vers le passé. Je crois que l'importance de Dôgen que vous évoquez à juste titre, la véritable originalité et le statut à part de Dôgen dans l'histoire des idées du monde, doivent se révéler, non pas dans le passé, derrière nous, mais dans les années à venir, devant nous. Même si un certain spécialiste français du bouddhisme japonais écrit avec indignation : « On a l'impression que, de tous les religieux japonais, Dôgen seul a la capacité de faire immédiatement résonner la fibre philosophique des chercheurs japonais et occidentaux », cela est un fait, un fait indéniable ! Je suis persuadée que l'intérêt que suscite la pensée de Dôgen avec son caractère extrêmement moderne et dynamique, dans sa dimension universelle sur le plan à la fois spirituel, philosophique et poétique, ne cessera de s'accroître dans le monde, en l'occurrence en France, au cours de la prochaine décennie, ce au-delà même du bouddhisme à proprement parler.

 

  Quels furent les traits marquants de sa vie ?

  Le père de Dôgen, un tiers ministre du nom de Koga Michichika, meurt en 1202, puis sa mère Ishi, une fille du régent de Matsudono Motofusa, en 1207. Dôgen, qui appartient par sa naissance à la grande aristocratie du Japon médiéval, devient ainsi orphelin à l'âge de 7 ans ! Comme c'est également le cas chez nombre de grands philosophes et de grands spirituels en Occident et en Orient, Dôgen prend conscience, dès son plus jeune âge, de la fragilité de la vie humaine et de l'impermanence de ce monde qui passe.

  Il se fait moine à l'âge de 13 ans, ceci contre l'attente de son père adoptif qui aspirait pour lui à une grande carrière politique. À l'âge de 23 ans, insatisfait de l'enseignement reçu au Japon, Dôgen part en Chine à la recherche de la Voie. Après plusieurs mois de vaines pérégrinations, il rencontre Maître Nyojô (1163-1228) de la lignée de l'école du zen Sôtô. L'entente entre ces deux hommes est totale dès leur premier entretien. Le maître remarque immédiatement l'exceptionnelle qualité de son nouveau disciple venu de loin, de même que ce dernier découvre en Nyojô le maître de sa vie. « La grande affaire de ma vie consacrée à l'étude de la Voie se termina alors », écrira Dôgen plus tard. Remarquons ce caractère subit et immédiat de la compréhension qui unit les deux êtres, de cœur à cœur. Je crois que la profondeur de la relation humaine dépend peu de la durée. Si l'influence que Nyojô exerce sur son jeune disciple sur le plan à la fois intellectuel et spirituel est immense et absolument décisive, ce dernier ne passe aux côtés du maître de sa vie qu'à peine deux ans et demi au total: du printemps 1225 à l'automne 1227.

  Dôgen retourne au Japon en 1227 avec la lourde responsabilité de transmettre au Japon l'enseignement du zen selon la tradition de l'école Sôtô, mais ce n'est qu'en 1233 qu'il réussit à fonder son premier monastère Kôshôji de Fukakusa à Kyôto. En 1243, alors que sa réputation et son influence ne cessent de s'accroître, il quitte soudainement la Capitale afin de s'installer définitivement dans la lointaine province d'Echizen. En 1253, il s'éteint à l'âge de 53 ans, laissant son œuvre majeure : le Shôbôgenzô (La vraie Loi, Trésor de l'Œil) inachevée.

  Comme vous le voyez, la vie de Dôgen est cadencée au rythme de tous les dix ans, c'est-à-dire, à 13 ans : la réception de la tonsure au mont Hiei ; à 23 ans : le départ en Chine ; à 33 ans : la fondation de son premier monastère à Kyôto ; à 43 ans : l'exil volontaire dans la province d'Echizen, ; et à 53 ans : la fin de sa vie. Il me semble utile que nous mêmes fassions parfois la relecture de notre propre vie pour nous rendre compte, après coup, jamais d'avance, de la cadence qui rythme mystérieusement nos cheminements spirituel, artistique ou professionnel.

 

  Très tôt Dôgen a marqué une identité forte de sa perception. Il prônait que pratique et réalisation sont mutuellement l'avers et le revers. Quelles incidences cela a-t-il eu sur l'enseignement des voies japonaises et des arts martiaux particulièrement ? Dôgen ne rejetait pas les écritures du Bouddhisme. Pourtant, le Zen a la réputation de valoriser la transmission hors de ces écritures. Quelle est la place de la Littérature dans la pratique ? Que signifie « Les liens du Monde brisent les liens du Monde » ?

  En effet, le non-dualisme est au centre de l'enseignement bouddhique et en particulier chez Dôgen. Selon la doctrine du honshô myôshû : « l'Éveil originel qui se pratique merveilleusement », l'Éveil et la pratique, la fin et le moyen, ne font qu'un comme l'endroit et l'envers d'une seule feuille de papier. C'est ce non-dualisme qui explique également la position de Dôgen a l'égard de l'écriture, position très singulière à l'intérieur même de l'école du zen. Face aux célèbres formules proclamées par l'école du zen telles que i shin den shin : « transmission directe de cœur à cœur », kyôge betsuden : « la transmission spéciale en dehors des écritures  », Dôgen, lui, réserve la place capitale à l'écriture : la Voie de l'Éveillé ne saurait exister sans les écritures, et ceux qui proclament l'ultime Vérité "invisible" au détriment des écritures "visibles" risquent de détruire le fondement même de la Voie de l'Éveillé. Car la pensée  "invisible en soi " doit prendre la forme "visible" (le fond / la forme), comme le cœur doit avoir le corps. Dôgen n'est ni quiétiste ni mystique de la Vacuité ; il n'a jamais prôné le silence pour le silence, l'invisible pour l'invisible, l'indicible pour l'indicible.

  Or, ceux qui vivent au quotidien cette doctrine du non-dualisme en viennent à sortir de la linéarité du temps, temps qui paraît s'écouler aux yeux du commun des mortels. Dans l'unité de la vie et de la mort, du samsâra et du Nirvâna, chaque instant doit être un accomplissement en tant que tel, et avoir sa signification et son fondement en lui-même, car « L'avant et l'après sont entrecoupés » [zengo saidan], dit Dôgen. Le Temps dynamique tel qu'il est conçu chez Dôgen va ainsi d'accomplissement en accomplissement dans l'espace d’une continuité discontinue. Les guerriers japonais d'autrefois, les samouraïs, tout comme les moines bouddhistes, vivaient dans cet espace du non-dualisme, espace où coexistent avec une tension signifiante la vie et la mort, l'absolu et le quotidien.

  Lorsque j'assiste à la démonstration des katas des arts martiaux japonais je suis toujours émerveillée de leur beauté à couper souffle. Les arts martiaux sont un art, ils sont aussi une Voie, mais jamais un sport, puisque l'aboutissement des arts martiaux est justement de l'ordre du beau, au-delà de la force, de la technique ou de l'envie de gagner ou de vaincre les autres. Seulement, je crois qu'il ne faut jamais désirer cette beauté, ni vouloir la montrer intentionnellement. La concentration de soi qui vous conduit jusqu'à l'oubli de soi, et l'oubli de soi qui vous conduit jusqu'à l'état du non-moi, c'est-à-dire l'Éveil, donne cette beauté à vos mouvements sans que vous-mêmes la cherchiez.

 

  Est-ce que zazen est une technique ? En quoi une civilisation technique comme la nôtre peut­-elle gagner à saisir Dôgen ? En quoi peut-elle se tromper sur sa conception de Dôgen ?

  Tout au moins, au niveau de la forme, on peut dire que le zazen est une technique, car il y a bel et bien la manière de s'asseoir sur un coussin, de rester immobile avec la respiration bien ordonnée etc. On ne pratique pas le zazen n'importe comment ni n'importe où. Pour pratiquer le zen, il faut toujours trouver un bon maître ou un bon enseignant afin d'y être initié et d'être guidé dans la pratique quotidienne. Et pourtant, le zazen n'est pas une technique au niveau du fond. Car la technique n'est qu'un moyen d'obtenir un résultat déterminé, alors que le zazen, lui, n'est au service de rien et qu'il a sa "finalité" en lui-même. La célèbre formule shikantaza : « être assis tout simplement » signifie justement cette pratique du non-faire, et dans cette pratique du non-faire, l'Éveil et la pratique, la fin et le moyen, le fond et la forme, ne font qu'un.

  Il s'agit d'abord d'accepter de "perdre" le temps, d'être assis pour "rien" avec le cœur en éveil. Soulignons surtout que la pratique du zazen ne consiste en aucun cas à combler le "vide", mais bien au contraire à introduire le "vide" dans nos vies tellement pleines : les pensées de toutes sortes, l'imagination, les soucis, les envies, et puis le téléphone portable, le baladeur, l'Internet, etc. tous ces produits de haute technologie en vogue, certes fort utiles, jamais mauvais en soi, risqueraient, à mes yeux, d'effacer la frontière entre l'espace public (l'endroit) et l'espace privé (l'envers), frontière indispensable pour que la vie humaine soit féconde et profonde.

  Si l'on peut expérimenter assez naturellement que ce vide créé par la pratique du zazen peut renouveler nos vies de tous les jours, comme si l'on puisait de l'eau de source ou prenait un bol d'air dans la montagne, le fondement doctrinal du zazen est infiniment plus profond. La pratique du non-faire qui est le zazen nous permet de sortir de l'enchaînement sans fin de cause à effet, enchaînement par lequel tous les êtres et surtout les humains sont justement "enchaînés" au cycle des naissances et des morts (samsâra). La quête de rentabilité, d'efficacité, d'utilité, quête qui se poursuit sans fin avec l'esprit de marketing et de compétition sans merci ne font qu'augmenter notre "soif", cause de toutes nos douleurs ( duhkha) dans l'oubli total de la dignité humaine. L'homme qui accepte d'être assis tout simplement, pour "rien", au lieu de courir toujours "pour" obtenir quelque chose, ne serait-ce qu'une heure par jour, commence à se libérer, si peu que ce soit, de cet enchaînement de cause à effet (samsâra). En un mot, la "finalité" du zazen est une "finalité" qui consiste précisément à se libérer de cette notion même de finalité, notion qui nous hante en tout temps et en tout lieu. Quel beau paradoxe du zazen !

  Or, la Sagesse orientale telle qu'elle est vécue en Occident ces dernières années me semble être piégée de plus en plus. Le bouddhisme en général, et le zen en particulier, me semblent être pratiqués de plus en plus comme une sorte de thérapie ou bien comme un moyen de relaxation. On pratique le zen "pour" obtenir la sérénité, la tranquillité de l'esprit, "pour" mieux gérer le stress, l'angoisse ou les peurs, pis encore "pour" soigner la dépression nerveuse, ce qui est extrêmement dangereux ! Et si l'enseignant du zen finissait par jouer le rôle de psychologue, de psychiatre ou de "coach" ....

  À force de vouloir être "utile" à la société, à force de vouloir "aider" les autres et à force de vouloir être à la page dans la société actuelle, je crains que la pratique actuelle du zen en France risque de dénaturer complètement l'enseignement originel de l'Éveillé. Lorsque je vois l'une des plus grandes associations internationales du zen organiser des colloques sur le problème des soins palliatifs, de l'accompagnement des mourants etc., malgré la bonne volonté évidente des dirigeants de cette association, je me sens fort déconcertée ! Cela provient, me semble-t-il, du refus du "vide" : la gratuité totale de la pratique telle qu'elle est préconisée en particulier par maître Dôgen.

  Ayant passé la première phase de l'implantation, phase de l'engouement des années 1970-1990, le bouddhisme en France devrait maintenant passer une phase difficile, à la recherche de sa propre identité sans que celle-ci ne trahisse l'esprit originel du zen. Certes, ce serait une phase critique, mais absolument indispensable.

  Maintenant, pourriez-vous me dire un mot sur ce qu'il en est des arts martiaux en France ? Vous dites que la Voie du sabre est arrivée en Europe depuis une centaine d'années ... (non transcrit…).

 

  Pouvez-vous esquisser la notion de Mu ? Qu'est-ce que l'esprit de Mu ?

  N'est-ce pas que votre question sur le mu est directement liée à ce que nous venons de voir ? Le mu (en chinois wu) est un des concepts fondamentaux du taoïsme, et il a été souvent confondu avec le : la "Vacuité" au cours du développement de l'histoire du bouddhisme sino-japonais avec son apport syncrétique. - Sur le , voir la question suivante - . En effet, la différence entre ces deux concepts : le mu et le est subtile. Ici, essayons d'entrevoir ce qu'est le mu.

  Lorsque le caractère mu apparaît tout seul en tant que substantif, on peut le traduire par "l'absence", "l'il-n'y-a-pas", "le ne-pas-être"… et lorsqu'il fonctionne en tant que préfixe privatif, par l'adverbe français "non" tel que le non-faire [musa], le non-agir ou le non-confectionné [mu.i], le non-différencié [muki], le non-moi [muga] etc.

  Précisons d'abord que ce " non " privatif, le mu, ne correspond nullement au négatif qui s'oppose au positif, et s'il vient à s'y opposer, c'est pour ne faire qu'un avec ce dernier. Par exemple, le non-faire du zazen ne s'oppose nullement au faire, c'est-à-dire à toutes nos activités quotidiennes quelles qu'elles soient, bien au contraire il est la source même de tout agir humain. Disons que ce "non" du non-faire, du non-agir, est une sorte d' "absence" qui ne fait qu'une avec la présence. Voici quelques exemples concrets : la "marge" dans le paysage dessiné à l'encre de Chine, ou bien dans l'aquarelle ou bien dans la calligraphie, est une partie intégrante de l'espace pictural. C'est la "marge", cet espace blanc, vide, "rien" en soi, qui fait ressortir la vie et la beauté des tableaux. Il en va de même d'une pause ou d'un soupir dans la musique, du silence dans la parole, d'une suspension du mouvement dans les arts martiaux, dans la danse etc. Appelé spécifiquement mu en japonais, cet intervalle met en valeur le reste des choses tout en étant lui-même "rien", "vide".

  S'agissant des métaphores préférées de maître Dôgen, le mu est comme le miroir sans tain, ou bien comme la lumière blanche. Ces derniers nous font voir les choses telles quelles sans qu'ils ne soient eux-mêmes objets de notre perception. Leur présence, parfaitement transparente, ne peut être qu'absence, et cette absence n'est autre que leur présence. La lumière qui nous fait sentir sa présence est une mauvaise lumière, lumière gênante, trop vive ; de même, si le miroir ou la vitre viennent à être perçus, c'est à cause de la souillure.

  Dans nos relations humaines également, nous pouvons parfois rencontrer des personnes précieuses dont la présence est comme celle du miroir ou de la lumière blanche. Ce sont des personnes qui ne "brillent" pas pour elles-mêmes, tout en éclairant les autres. Le plus souvent, elles sont là tout simplement sans qu'elles attirent notre attention, mais lorsqu'elles sont absentes, nous sentons tout d'un coup un grand vide - au sens banal du terme -. Sans doute pouvez-vous avoir connu cette merveilleuse présence, si discrète, mais irremplaçable, par exemple, avec votre mère ...

 

  Qu'est-ce que Kû ?

  Les doctrines de la Vacuité (shunya), qui sont à la base surtout de l'école de la médianité (mâdhyamika) de Nâgârjuna, voient leur plus ample et leur plus profonde élaboration dans les sûtra de la Prajnâpâramitâ. Rappelons les deux propositions centrales du Sûtra du cœur, qui prônent l'unité dialectique de la Vacuité et des formes-couleurs (rûpa) : « Les formes-couleurs ne sont autres que la Vacuité, la Vacuité n'est autre que les formes-couleurs. » Hors de cette manifestation phénoménale des formes-couleurs, la Vacuité ne laisse aucune prise. Elle n'est ni le ne-pas-être, ni l'affirmation ni la négation, ni l'il-y-a [u] ni l'il-n'y-a-pas [mu], ni la permanence ni l'impermanence. La Vacuité est également tout autre que le néant qui s'oppose à l'être ; elle n'est ni saisissable ni démontrable ni localisable en soi dans son éternelle similitude à elle-même, et échappe à toutes nos tentatives de définition. En ce sens, votre question « Qu'est-ce que le ? » est précisément une question qui ne doit pas être posée, c'est une question qui n'a pas de sens ! À un degré moindre, c'est un peu comme si l'on posait la question : « Qu'est-ce que la vérité ? » hors de tout contexte, hors du rapport entre le sujet et l'objet, le locuteur et l'interlocuteur etc.

  Finalement, citons le dialogue humoristique et "musclé " de Shakkyô Ezô avec Seidô Chizô que Dôgen commente dans le texte intitulé "Le méta-espace" [Kokû] - le méta-espace est un espace de la Réflexion où se réalise l'unité dialectique de la Vacuité et des formes-couleurs - : « Shakkyô, de la province de Bu, demanda à Seidô : " Sais-tu attraper le méta-espace ? " Seidô dit : " Oui, je sais l'attraper. " Shakkyô dit : " Comment l'attrapes-tu ? " Seidô pinça le méta-espace avec ses doigts. Shakkyô dit : " Non, tu ne sais pas attraper le méta-espace. " Seidô dit : " Mon frère aîné, comment l'attrapes-tu ? " Shakkyô agrippa alors les narines de Seidô et les tira. Seidô, en poussant un cri de douleur, dit : " Que c'est brutal ! Tu me tires les narines au point de les arracher ! Et Shakkyô dit: C'est seulement ainsi qu'on arrive à attraper [le méta-espace] ! »

 

    Dans le texte Kômyô (Claire lumière, p.63 du tome 2 du Shôbôgenzô), Dôgen cite ce kôan : « Voici que le cuisinier entre dans la cuisine. »La conception de la cuisson du disciple remonte à l'Inde et traverse le continent asiatique jusqu'au Japon. Dans les Arts Martiaux, la chaleur de l'effort et la transformation du pratiquant vont de pair. Dôgen a d'ailleurs consacré un texte entier à l'art de cuisiner. Pouvez-vous nous dire quels liens unissent Zen, Cuisine et Arts Martiaux ? (Ne peut-on s'amuser d'un rapport du cru au cuit ?)

   Comme vous venez de le signaler, le cuisinier occupe une place très importante dans le monastère du zen. La cuisine est une partie intégrante de la pratique de la Voie, d'autant que l'un des points majeurs de celle-ci consiste à se libérer du dualisme entre l'important et l'insignifiant. L'absolu doit être vécu dans le quotidien, l'extraordinaire dans l'ordinaire. La tâche minutieuse et très concrète du cuisinier remet l'homme dans sa dimension corporelle, et lui enseigne l'esprit de service, le respect de la chose, l'attention à porter aux détails etc., et tout cela à travers le contact direct avec les matières que la nature nous donne si généreusement. Le bon cuisinier doit toujours garder dans son cœur ce principe de l'interdépendance qui unit l'homme à la Nature.

  Le mot sino-japonais ryôri : "la cuisine" veut dire littéralement "le principe du dosage". Le caractère ryô, qui précède le caractère ri : le "principe", veut dire en tant que verbe « doser, jauger, calculer, mesurer, évaluer, apprécier » etc. Il n'y a pas de matière bonne ou mauvaise en soi comme le sel ou le sucre ; tout dépend du dosage et de la combinaison des ingrédients. La cuisine doit consister en l'art de doser et de combiner les choses comme il faut, ni trop ni trop peu, de telle sorte que chaque ingrédient puisse faire ressortir la qualité des autres. Le bon cuisinier sait ainsi réaliser un bon plat dont la saveur unique exprime en quelque sorte l' "interdépendance" de tous les ingrédients.

  De ce point de vue, la cuisine japonaise est d'ailleurs très parlante. Celle-ci laisse parfois les matières telles quelles - comme le sushi et le sashimi - sans cuisson, ni transformation. On découpe les matières, puis on les assaisonne et les présente d'une manière très esthétique et c'est tout. C'est comme si le bon maître était non pas quelqu'un qui submerge le disciple par les connaissances formelles selon un principe extérieur à lui, mais quelqu'un qui est capable de découvrir la richesse, le don et la qualité cachés de chaque disciple, si bien que ce dernier arrive à mettre lui-même en valeur pleinement tous les trésors qu'il possédait déjà, mais à son insu.

  Les arts martiaux me semblent aussi un lieu privilégie où on peut apprendre ce « principe du dosage ». Au lieu de faire recourir à la force brute, voire brutale, les arts martiaux enseignent comment doser l'énergie, comment gérer le souffle, comment combiner les mouvements des quatre membres du corps avec un rythme approprié. Rappelons combien de fois Musashi parle dans son "Gorin no sho" de l'importance de ce rythme - en japonais haku -, rythme qui écarte toute fixité du corps. Le corps doit être toujours en mouvement, et chaque mouvement doit être en symbiose et en osmose avec tout le reste. Et nous avons déjà parlé de la beauté des katas.

  Finalement, nos vies et nos relations humaines peuvent être aussi transformées en toute beauté, si celles-ci sont gérées selon le bon principe du dosage et de la combinaison. L'échec ou la maladresse proviennent souvent, je crois, non pas tout à fait de ce que nous sommes, mais de la faille du dosage et de la combinaison, que ce soit au niveau de la parole, de l'énergie, de l'exigence et des affections, du temps et de l'espace ; il faut savoir bien faire le dosage de la proximité et de la distance, du temps de la maturation et de la promptitude nécessaires, etc.

 

  Dôgen a importé au Japon le Zen Soto. Vous contribuez à la venue de Dôgen en France. Les budos sont arrivés depuis une centaine d'années et les kobudos débarquent depuis peu. Que vous inspire cette situation ? Pourquoi ce Voyage vers l'Ouest ? Pourquoi ces voyages ?

  Si on parle du voyage, je crois qu'il s'agit essentiellement d'un voyage intérieur. Ni le bouddhisme ni les arts martiaux - à portée universelle - ne doivent consister à apporter à l'Occident quelque chose qui n'existait pas du tout auparavant comme si l'on importait une marchandise du dernier cri. S'il y a ce mouvement de la transmission de l'Orient vers l'Occident qui se réalise en ce moment, c'est parce qu'il y avait déjà chez vous quelque chose qui faisait écho à cet appel. Toute transmission, qu'il s'agisse du domaine de l'art ou de la spiritualité, doit être de l'ordre de la "résonance" : elle consiste à éveiller ce qui était depuis toujours chez l'autre, mais à son insu. Aucune région, aucune tradition du monde, ne doit prétendre être le propriétaire de tel ou tel art, ou de telle ou telle spiritualité, si celui-là ou celle-ci sont capables de résonner avec le cœur de l'humanité tout entière.

  Contrairement à ce qui se passe dans la technique, on ne saurait jamais "apprendre" ce qui est essentiel, comme l'illustre bien ce dicton : « On naît poète, et on devient orateur. » Ce qui est apparemment nouveau au niveau de la transmission doit être au fond très ancien. C'est en ce sens que Dôgen dit dans le texte "La Rotation du Sûtra du Lotus" qui se trouve dans le Sûtra du Lotus [Hokketen hokke] : « Au moment du Sûtra du Lotus, le père est toujours jeune et l'enfant toujours vieux. » Cela ne veut pas dire que l'enfant ne soit pas enfant et que le père ne soit pas père, il faut justement apprendre que c'est l'enfant qui est vieux et que c'est le père qui est jeune. Et aussi, à propos du célèbre kôan de Gensha Shibi (835-908) : « Bodhidharma n'est pas venu en la terre de l'Est (la Chine) », kôan qui se trouve dans le texte Pérégrinations [Henzan], Dôgen dit ceci : « Ce mot de Gensha ne veut pas dire absurdement que celui qui est venu (Bodhidharma) n'est pas venu, mais il désigne le principe de la Voie selon lequel la moindre terre n'existe pas sur cette vaste terre. ( ... ) »

  Pratiquer les arts martiaux ne doit consister pour vous ni à devenir comme les Japonais, ni à transformer votre sensibilité occidentale en sensibilité japonaise. Tout art et toute spiritualité authentiques, quelle que soit la tradition à laquelle ils appartiennent, nous invitent à devenir pleinement nous-mêmes à travers le voyage intérieur qui nous emmène au lieu originel où nous étions avant même la naissance du père et de la mère. « Deviens ce que tu es », dit Saint Augustin. Seulement, pour devenir ce que nous sommes, nous avons justement besoin de l'autre : l'Occident a besoin de l'Orient, et l'Orient a besoin de l'Occident. J'espère que les arts martiaux verront leur plein épanouissement en Occident, à travers les relations actives et fraternelles entre l'Europe et le Japon ou d'autres pays du monde, sans jamais oublier l'esprit originel de cet art, art en tant que Voie, Voie de la connaissance de soi-même et de l'autre.

 

 

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