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Ateliers d'étude du Shôbôgenzô avec Yoko Orimo
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Ateliers d'étude du Shôbôgenzô avec Yoko Orimo
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9 décembre 2013

Compte-rendu Bendôwa 4ème séance du 02/12/2013

Pour lire, télécharger, imprimer, c'est ici en fichier docx : Y_Orimo_Bendowa_4_le_02_12_2013 ;

et en fichier pdf : Y_Orimo_Bendowa_4_le_02_12_2013 .

 

Atelier d’étude du Shôbôgenzô  du 02/12/2013 à l'Institut d'Études Bouddhistes

 

Quatrième atelier sur  BENDÔWA  弁道話

ENTRETIENS SUR LA PRATIQUE DE LA VOIE

Les trois derniers paragraphes de l'échange 10 ont donné lieu à pas mal de discussions et occupent la première partie du fichier. Ensuite vous avez les échanges 11 à 14 et 16 (mais l'échange 14 n'a pas été lu entièrement). La fin du fascicule (échanges 17-18 et conclusion) n'a pas été lue.

La traduction de Bendôwa de référence est celle qui figure dans le tome 6 de l'édition intégrale du Shôbôgenzô fait par Y Orimo. Le texte japonais figure sur le blog http://www.shobogenzo.eu où se trouve aussi ce compte-rendu. À noter que le tome 7 de la traduction intégrale est en train de paraître.

                                                                                        Christiane Marmèche

 

 

Y O : C'est le quatrième et dernier atelier consacré au fascicule Bendôwa du Shôbôgenzô de maître Dôgen. Nous allons reprendre la lecture de l'échange 10. Au total il y a 18 échanges, avec une page de conclusion. Nous verrons jusqu'où nous pourrons aller. Plusieurs passages sont particulièrement intéressants : l'échange 10 que nous allons lire ; l'échange 14 qui parle du rapport entre la Loi de l'Éveillé et les lois du monde ; et l'échange 16 qui met en relief autour du thème du Soi la différence entre la vraie connaissance et le savoir formel.

J'espère que vous garderez beaucoup de choses au niveau spirituel et intellectuel après la lecture de cette partie de Bendôwa qui est très importante.

 

I) Fin de l'échange 10 et discussions

 

1°) Lecture de la fin de l'échange 10.

On lit chacun des trois paragraphes dans ma traduction qui restent à lire, puis je précise seulement le vocabulaire majeur, et ensuite on fait la méditation sur l'ensemble de ces paragraphes.

 « Goûtez et méditez ceci : l’unité telle quelle (1) du corps et du cœur est l’enseignement que la Loi de l’Éveillé délivre constamment. Pourquoi, alors, au moment où ce corps apparaît et disparaît, le cœur seul pourrait-il s’en séparer et échapper à l’apparaître et au disparaître ? S’il y avait le moment où (2) (le corps et le cœur) forment une unité telle quelle (2) et, le moment où ils ne le font pas, la prédication de l’Éveillé deviendrait d’elle-même vide et illusoire. Par ailleurs, considérer les naissances et les morts comme des existants à supprimer devient une faute faisant rejeter la Loi de l’Éveillé. Ne faudrait-il pas s’en abstenir ? »

 Trois changements de traductions ont été faits par rapport au livre, indiqués par les numéros:

Note 1 : "telle quelle" a été ajouté car shinjin ichi nyo 身心一如 est alors traduit par "l’unité telle quelle du corps et du cœur"

Note 2 : "forment une unité telle quelle" remplace "ne font qu'un" car on retrouve 一如 "l’unité telle quelle" qui est répété trois fois dans le paragraphe (il est répété dans "ne le font pas").

Note 3 : "le moment où" remplace "tantôt" pour traduire toki とき qui désigne le temps.

Le terme "constamment" traduit le terme japonais tsune つね  qui correspond au kanji 常. Or celui-ci est l'inverse de  mujô 無常 qui désigne l'impermanence. Et toki とき (le moment où) est du côté de mujô.

 « Sachez-le, s’agissant de la porte de la Loi dans laquelle la nature du cœur dévoile son grand aspect total selon la Loi de l’Éveillé, elle comprend dans son intérieur l’immense plan de la Loi qui est Un, si bien qu’elle ne distingue pas la Loi de son aspect, ni ne sépare les naissances et les morts. Il n’y a rien qui ne relève de la nature du cœur jusqu’à l’Éveil ainsi qu’au Nirvâna. La multitude des existants, tout et chacun, ainsi que les dix mille phénomènes chatoyants comme la forêt drue ne sont autres qu’un seul cœur ; il n’y a rien qui n’y soit contenu ni intégré. Cette multitude des portes de la Loi forme un seul cœur parfaitement égal à toutes. C’est en affirmant qu’il n’y a pas d’opinion différente ni divergence là-dessus que l’on se fait reconnaître comme celui qui connaît la nature du cœur telle qu’elle est conçue dans la maison de l’Éveillé. »

Quelques termes :
nature du cœur traduit Shôshin 性心. Ce terme est répété trois fois.
grand aspect total, d'après la note 164 du livre (début) : daisôsô 大総相, que nous avons littéralement traduit par le « grand [dai 大] aspect [sô 相] total [sô 総] », est un synonyme du terme shinnyo 真如: la « Réalité telle quelle ». Le « grand aspect total » s’oppose à l’« aspect particulier » [betsusô 別相].

Les deux mots Shô 性 et 相, la nature et l'aspect, forment un couple antonymique. Car la nature est quelque chose d'invisible qui gouverne tout et sô c'est l'aspect visible.
l’immense plan de la Loi qui est Un traduit ichidai hokai法諸 : c'est la Loi (le dharma), kai c'est le plan de l'univers, dai 大c'est grand, ichi 一 Un.
 – trois fois apparaît l'expression isshin 一心 (un seul cœur), la dernière fois c'est sous la forme "un seul cœur parfaitement égal à toutes" byôdô isshin 平等一心 où byôdo veut dire égal.

 « Dès lors, comment pourrait-on distinguer, dans cette Loi qui est Une, le corps et le cœur, ou séparer le cycle des naissances et des morts d’avec le Nirvâna ? Vous êtes déjà enfants de l’Éveillé, ne prêtez jamais l’oreille à la voix qui sort de la langue des fous rapportant l’opinion des personnes hors de la Voie. »

Une seule précision : cette loi qui est une traduit ippô一法.

2°) Discussion sur ces trois paragraphes.

Y O : Quelle est la doctrine sous-jacente à l'ensemble de ces trois paragraphes, et qu'est-ce qui est le plus essentiel dans cet enseignement ?

P M : C'est l'unité.

Y O : Oui, c'est l'unité qui est mise en relief dans cette seconde partie de l'échange 10, mais de quelle unité s'agit-il ?

F A : L'un sans second, c'est-à-dire le "un" qui englobe tous les autres chiffres.

Y O : Oui. On a vu trois termes : ichi nyo 一如 (l’unité telle quelle) est répété 3 fois, " isshin 一心 (un seul cœur) est répété 3 fois ; ippô 一法 (cette loi qui est une).

Ce que vous avez dit ici est un bon début, mais c'est un peu court comme explication. Qu'est-ce qui est extrêmement important ?

P F : L'unité du cycle des naissances et des morts avec le nirvâna.

► C'est-à-dire l'unité du samsâra et du nirvâna.

Y O : Tout à fait et il y a d'autres unités.

► La forme et le vide.

Y O : Oui. Et aussi le visible et l'invisible, et d'autres. Toutes les choses qui fonctionnent de façon oppositionnelle sont prises dans l'unité. Le fondement doctrinal de ces trois paragraphes n'est autre que le non-dualisme. Il s'agit de l'unité contradictoire.

P F : On peut dire aussi que la production de l'illusion d'exister séparément fait partie de la réalité de l'éveil.

Y O : Absolument. C'est aussi l'unité de l'éveil et de l'égarement ; ce n'est pas dit explicitement, et il y a le particulier et l'universel.

Comme dit François le peintre, c'est l'unité d'une feuille de papier où le recto et le verso ne font qu'un. Ce n'est pas l'unité figée. Ce n'est pas non plus l'unité qui refuse l'autre côté, ce qui se passe quand on dit en Occident une phrase que les Français aiment beaucoup : « L'essentiel est invisible pour les yeux » (Saint Exupéry : Le petit Prince) . Ceci n'est pas la pensée de Dôgen : pour lui le visible est aussi important que l'invisible. En effet c'est le non-dualisme, c'est l'unité des deux contraires.

C M : On a vu que pour être un, il faut être deux.

Y O : Oui. Et dans le texte il y a aussi l'unité de tsune つね (la permanence) et de mujô 無常 (l'impermanence). Et d'une manière occidentale on peut dire que c'est l'unité du temps et de l'éternité.

3°) L'unité, la non-dualité.

P F : Quelle est la nature (ou le format) de cette unité ? De quelle manière peut-on dire qu'ils sont un ?

Y O : Il y a un mot qui répond à ta question, je pense. Dans le deuxième paragraphe que nous avons lu Dôgen dit explicitement : « un seul cœur parfaitement égal à toutes ». On a discuté la dernière fois sur le mot cœur. On a dit que le bouddhisme ne parlait jamais de l'immortalité de l'âme ni de l'immortalité du cœur. Mais cette négation de l'immortalité du cœur ne concerne que le cœur individuel, particulier. En effet ce qui est au premier plan ici c'est « un seul cœur » : l'univers a un seul cœur, et c'est absolument décisif.

Je vois là un parallélisme avec le christianisme. Selon mon interprétation, ce que Jésus dit c'est que si on ne renonce pas à sa vie on ne peut accéder à la Vie éternelle. C'est-à-dire que ma vie limitée, personnelle, et égotique, n'est pas du tout immortelle, elle est limitée et si je meurs, je meurs. Cependant la Vie éternelle est universelle. Et tout l'enjeu spirituel consiste à dépasser cette vie individuelle, particulière, pour aller dans ce niveau de la Vie universelle. Ma vie et la Vie, c'est à la fois le même et tout autre. Et c'est ça qui est spirituellement intrigant, car ma vie à moi est absolument nécessaire pour avoir accès à la Vie de tous les existants, mais en même temps il faut l'abandonner, il y a les deux côtés.

P F : Est-ce qu'on peut dire que c'est seulement si je renonce à considérer que je suis délimité comme une vague est délimitée, que c'est seulement parce que j'abandonne cette idée-là que je peux voir l'océan qui est là, et que je peux me concevoir comme faisant partie de l'océan ?

Y O : De toute façon on n'abandonne pas pour abandonner. Si on abandonne son cœur personnel c'est justement pour s'unir à « un seul cœur ».

P F : Est-ce qu'on peut dire que c'est l'abandon du processus d'identification ?

Y O : Oui, tout à fait.

4°) Karma, nirvâna, interdépendance …

P F : Samedi dernier avec Dominique Trotignon on a vu l’importance d’abandonner la création du karma, c'est-à-dire d’abandonner la création du cycle des renaissances. On étudiait comment le bouddhisme ancien voyait ça. Effectivement le karma, donc l'intention et l'attachement à l'action, c'est ce qui crée la renaissance.

Y O : Je ne connais pas très bien le Theravâda, donc je ne veux pas m'aventurer trop. Simplement le but visé c'est atteindre le nirvâna, c'est-à-dire…..

P F : Le nirvâna c'est l'extinction de ce mécanisme, donc l'extinction de l'illusion d'être un individu déterminé, en tout cas l'extinction de l'attachement à l'identification.

Y O : Je pense qu'il y a un énorme chantier pour méditer la différence qui sépare cette tradition très ancienne du Theravâda et la tradition du Grand Véhicule. Dans la pensée de maître Dôgen ça va au-delà du simple nirvâna conçu comme une extinction, mais c'est la vacuité comprise comme la totalité dynamique, c'est la vie du cosmos tout entier.

P F : Là effectivement il fait un pas de plus (ou de côté) par rapport à ces conceptions du bouddhisme ancien en disant que le processus d'identification continue, il n'est pas à mettre à la poubelle, je continue à m'identifier à un corps et à un esprit individuel particulier, c'est le cycle des naissances et des morts, et ça c'est inclus dans le mouvement d'ensemble de l'océan.

Y O : Oui. Et c'est toujours un peu la même histoire qu'on a déjà méditée lors des dernières séances, à savoir la différence entre le zen et dhyâna où il y a à la fois la continuité et la rupture. Et cette histoire de nirvâna et de vacuité, « un seul cœur », telle qu'il est conçu dans la pensée de Dôgen, c'est pareil : il y a la continuité, mais aussi une rupture.

5°) « Un seul cœur ».

P M : Moi je pensais aussi à autre chose : est-ce que ce n'est pas la prise de conscience et l'acceptation de l'interdépendance ?

Y O : Oui c'est ça. Seulement l'interdépendance telle qu'elle est conçue chez maître Dôgen c'est quelque chose d'extrêmement dynamique, ce n'est pas simplement observer que je suis interdépendant. Et l'interdépendance c’est exactement ça : « un seul cœur ».

L'impermanence, du point de vue du Grand Véhicule, et notamment chez maître Dôgen, n'est autre que l'aspect total de l'impermanence, le « grand aspect total [daisôsô 大総相] » de l'impermanence.

On a parlé de l'impermanence, c'est-à-dire par rapport à quoi telle ou telle chose est impermanente. Par exemple "mon chat est mort", voilà c'est l'impermanence. Mais ce n'est que de mon point de vue que je parle d'impermanence à ce sujet-là. En effet si on voit la totalité de l'aspect de l'impermanence, comme la totalité de la vacuité en perpétuel mouvement, allant de Soi à Soi, cette impermanence parle elle-même de l'aspect permanent de la vacuité. Et mon chat est dans ce « un seul cœur », il est embrassé, repris dans ce cœur qui est total et un seul.

B (F A) : Là je peux ajouter quelque chose. Je vais citer un exemple de peinture. J'ai un ami peintre qui s'appelle Alexandre Hollan et qui a passé sa vie à dessiner des arbres. Il les a dessinés pendant des années, toujours les mêmes arbres, au-dessus de Montpellier dans la garrigue, à tel point que chaque arbre avait un nom. Ce nom était selon la saison, selon la dramatique, il y avait le coléreux, le bousculé par la tempête… Et dans les dessins ils étaient très spécifiques. Il y avait toujours un seul arbre sur chaque papier. Maintenant il en est arrivé à ce que tous les arbres sont un seul arbre, c'est-à-dire qu'il a retrouvé une sorte d'unité par-delà cette diversité. Mais il n'a retrouvé l'unité qu'en creusant la diversité des arbres. C'est ça la chose extraordinaire, c'est que tous les visages sont un seul visage mais à la condition de s'émerveiller sur ce visage.

6°) Transparence, transpiration.

Y O : C'est ça. D'ailleurs je pensais à toi parce que toujours dans mon esprit il y a ce mot que tu as prononcé « la transparence » sur la toile, sur la peinture. Et ce que tu viens de dire, ça touche à la même dimension. Peut-être que je me trompe, mais je pense que c'est la transparence (qui est globale, et pour moi c'est la vacuité) qui rend possible chacune des figures, qui donne l'unité à toutes les figures (les formes-couleurs). C'est-à-dire que c'est la co-présence de la transparence et des formes-couleurs avec toutes les diversités.

B (F A) : Le mot transparence est vraiment difficile, mais ce qu'il y a surtout de très étonnant c'est ce que tu viens de dire, à savoir que c'est en reconnaissant la plus grande diversité des choses que l'un se manifeste. Et ça c'est très mystérieux.

Y O : C'est exactement ce que maître Dôgen dit.

B (F A) : C'est dans la totalité dynamique des choses que l'un se révèle. C'est cette espèce d'écart qui se révèle à ce moment-là.

Y O : L'erreur des personnes hors de la Voie c'est qu'elles divisent ce qu'il ne faut pas diviser. Dans le premier paragraphe il y avait l'opposition de la permanence (tsune) et de « tantôt… tantôt… ». Mais on ne peut parler de « tantôt… tantôt… » qu'à la condition d'avancer aussi dans la totalité. Alors que la personne hors de la Voie, qui ne connaît pas l'enseignement du Grand Véhicule, les oppose comme si c’était deux choses qui sont séparées. Cela rejoint ce qu'a dit Dominique à propos de samyak.

F M : Moi j'ai un petit problème avec le mot transparence. Je préfère le mot transpiration. Je dis que chaque fois qu'on voit quelque chose, il faut voir la transpiration qui se passe au travers. Dans le mot transpiration il y a le mot respiration, il y a le fait que la membrane subsiste mais que quelque chose s'exprime, passe au travers, donc il n'y a pas suppression d'une forme mais transformation de la forme par la transpiration qui passe à travers.

En effet la transparence évoque pour moi quelque chose qui est sans relief. Or le relief existe toujours.

B (F A) : Il n'y a pas fusion.

F M : Voilà, il n'y a pas fusion. La transparence évoque pour moi la fusion de deux choses, et pour moi c'est une obsession aussi dangereuse que celle de la pureté. Il n'y a ni pureté ni transparence pour moi. Il n'y a qu'impureté et c'est par là que se voit la transpiration, sinon ça n'est plus visible. Quand il y a transparence il y a plus rien de visible, on est dans ce qu'on appellerait la pureté, et ça je crois que c'est une erreur dangereuse.

B (F A) : Et c'est là où c'est difficile c'est-à-dire qu'il n'y a pas de séparation et en même temps la chose reste la chose. C'est inexplicable. Il n'y a pas séparation, il n'y a pas de dualisme, mais les choses restent elles-mêmes.

P F : Est-ce que ça veut dire que c'est juste l'esprit humain, la focalisation sur un aspect ou sur l'autre, qui crée un aspect ou l'autre ; mais que suivant la focalisation de notre esprit de la perception du monde, on peut le voir comme une unité complètement englobante ou comme une unité très différenciée. Est-ce que c'est notre esprit qui peut voir la couche à travers laquelle ça transpire ou qui peut voir la transparence de la chose, ou qui peut voir le truc qui va transpirer et le processus de transpiration avec ? Est-ce que ça tient à notre attitude intérieure ? Est-ce que c'est ça qu'il s'agit d'ajuster pour voir tantôt l'un tantôt l'autre, voire même les deux en même temps, ou aucun des deux ? Est-ce que c'est ça qu'il y a à pétrir dans ta conception, François ?

B (F A) : Je pense que ça ne sera jamais toi qui feras la chose.

P F : Oui, même si la chose se fait à travers moi, donc même si je ne suis pas l'auteur… ?

B (F A) : Mais c'est ce que tu es en train de dire : est-ce que moi je peux faire ceci, ou est-ce que je détermine ceci ou cela ? Mais ce ne sera jamais toi.

P F : Est-ce que c'est cela qui va me traverser ? Ou est-ce qu'on raconte ça sans que je sois concerné, ni moi ni le point de vue qui va s'exprimer à travers moi ? Est-ce qu'on nous raconte ça pour le plaisir, ou bien est-ce que ça a un intérêt pratique pour le pratiquant ? Est-ce que ça fait partie du langage habile qui va servir au méditant, d'avoir cette perspective que l'unité et la dualité sont un, ou est-ce que c'est juste une façon de parler du monde comme on pourrait en parler au café en disant que le monde est plutôt comme ci que comme ça ? Et si ça parle du pratiquant, c'est pour nous dire quoi, pour nous rendre attentifs à quel processus qui passe à travers nous ?

Y O : La question me semble tout à fait légitime et pertinente. Et justement maître Dôgen évoque ce problème-là dans l'échange 16.

P F : Je ne pensais pas que j'étais en avance de cinq questions !

F M : Je vais quand même essayer de répondre à Patrick. Pour moi on en revient au problème tout simplement de l'assise en zazen. Et il faut y revenir car le texte ne parle que de ça. Tant que « tu fais » zazen, zazen ne se fait pas. Et pourtant il faut bien faire zazen. Mais la transpiration n'aura lieu que lorsqu'on ne fera plus zazen tout en étant en zazen. Et ceci n'est que l'embryon de la réponse. Le problème est de savoir avec Dôgen si le langage fait zazen comme on fait zazen sur un coussin. À étudier ces textes, je pense de plus en plus que le langage de Dôgen fait zazen.

Y O : Je suis d'accord.

F M : Mais l'enjeu de Dôgen c'est de voir comment le langage peut faire zazen. Pour moi c'est ça l'enjeu de ce qui se passe en étudiant ces textes.

Y O : Ce n'est pas le sujet de ce soir mais dans ce que François vient de dire, il y a quelque chose d'extraordinaire. Je suis d'accord.

P F : Que le langage fasse zazen, oui. L'approche du monde est forcément structurée par mon langage, conscient ou inconscient, acquis ou… alors si je ne mets pas mon langage au travail dans l'étude, et sur le coussin (d'une autre manière), je coupe le zazen d'une dimension qui est indispensable.

Y O : Donc Dôgen te répondra à l'échange 16.

7°) Le cœur, la nature, les sentiments.

J'attire aussi votre attention sur le caractère shô 性 qui désigne la nature[1] : la clef 忄c'est le cœur, donc il s'agit de la nature pas dans le sens de l'environnement mais dans le sens de l'essence. Et le corps de ce caractère c'est shô 生 qui donne le son et qui veut dire naître. Ce caractère 生 est lui-même un idéogramme dont la clé est une jeune pousse et dont le corps du caractère est la terre . C'est-à-dire que dans l'esprit extrême-oriental la naissance c'est une jeune pousse qui apparaît dans la terre.

Il y a un terme jumeau[2] qui est 情. Il a lui aussi pour clé 忄 le cœur, et le corps de ce caractère sei/shô 青 veut dire « bleu » mais signifie au sens figuré « fraîcheur, jeunesse, essence transparente… ». Sei/shô 青 à son tour est un idéogramme composé du verbe naître shô 生 (qui représente une jeune pousse sortant de la terre) et de l'idéogramme i 丼qui représente un puits rempli d'eau pure. Et 情 désigne les sentiments et les émotions.

Ces deux jumeaux idéographiques jouent un rôle capital dans l'enseignement du Shôbôgenzô. Ils ont tous deux pour clé le cœur : shô 性 désigne la nature intérieure de l'existant comme fond inné et immaculé du cœur, tandis que 情 désigne « sentiments et émotions » lesquels ne sont autres que l'écho que perçoit le cœur dans le monde extérieur en mouvement, et cela à l'instar d'une jeune pousse toute fraîche qui entre en résonance avec son environnement.

J'attire votre attention sur le fait que pour maître Dôgen le fondement de l'univers c'est « un seul cœur », or le cœur c'est un organe qui bat et c'est le siège du sensible, d'où le caractère 情 aussi. C'est vraiment donc très différent du moteur immobile qui est le fondement de l'univers pour Aristote.

Voici un passage tiré du fascicule n° 53, Fleur de prunier [Baika 梅華] : « Si on appelle cela encore la neige profonde c'est parce que tout l'endroit et tout l'envers sont recouverts de la neige profonde. L'univers entier est la terre du cœur, l'univers entier est sentiments et émotions des fleurs ! Puisqu'il est sentiments et émotions des fleurs, l'univers entier est fleurs de prunier. Puisqu'il est fleurs de prunier, l'univers entier est prunelle de l'Œil de Gautama. »

 

II) Échanges 11 à 16

 

Échange 11.

« Question : Ceux qui se consacrent à la méditation assise doivent-ils toujours strictement observer les préceptes et la discipline ? »

« Réponse : L’observation des préceptes et la pratique de l’abstinence ne sont autres que la règle (1) et le cadre de la porte du zen et le vent qui souffle de la maison des éveillés et des patriarches. Quant à ceux qui n’ont pas encore reçu de préceptes ou à ceux qui les ont transgressés, ils ne sont pas pour autant exclus d’y avoir part. »

Note 1 : "la règle et le cadre" remplace "le cadre" seul (j'avais simplifié dans le livre) car cela traduit l'expression kiku 規矩ki signifie la norme mais dans le sens de la règle, et ku c'est le cadre. C'est quelque chose d'assez terre à terre.

Y O : Voilà la question des préceptes dont on a beaucoup parlé l'an dernier. On continuera à discuter sur le terme de moine en juin au DZP : « Que veut dire être moine en Europe ? » On a beaucoup souligné l'importance de kai 戒 (les préceptes), mais si on voit l'échange 11, il n'y a jamais d'absolutisation des préceptes non plus.

► Moi je me pose la question de la pratique de l'abstinence.

Y O : J'ai traduit le terme bongyô 梵行 par la « pratique de l’abstinence », et cela désigne littéralement la « pratique [gyô 行] brahmanique [bon 梵] », En sanskrit c'est brahma-cariya, ou brahma-carya.

F M : Le terme brahma-carya est très difficile à comprendre en sanskrit et il y a tout un tas d'interprétations. Certaines traductions en chinois ou en japonais disent « abstention de toute sexualité » et d'autres traductions disent « consacrer toutes ses forces au brahma » c'est-à-dire à la découverte de ce qu'il y a de vivant en nous. Après tu choisis ce que tu veux.

Y O : Je crois que là-dessus les pratiquants bouddhistes ont un mot à dire. Quelle attitude avez-vous devant les préceptes ? L'enseignement de maître Dôgen à ce sujet est à la fois très pur et en même temps très souple, ce n'est jamais rigide.

C M : Tu disais dans la conférence sur les femmes[3] que pour maître Dôgen ce n'était pas très grave si on n'appliquait pas les préceptes, mais que ce qui était important c'était de ne pas chercher à se glorifier, ni à gagner de l'argent car là-dessus il n'était pas du tout d'accord.

Y O : Tout à fait, et je citais ce mot : « La loi est faite pour l'homme et non l'homme pour la loi »[4]. Toi, Patrick, comment perçois-tu les préceptes ?

P F : Je ne suis pas très clair sur les préceptes.

Y O : C'est très bien car ça donne à réfléchir. Il ne faut pas être trop clair non plus.

► Toi, Patrick, tu t'es engagé à observer les préceptes ?

P F : Oui. Mais pour moi c'est un engagement intérieur, pas un engagement moral. L'engagement intérieur j'arrive à faire des traductions. « Ne pas tuer, ne pas voler… » Je peux traduire pour moi-même au niveau de mon attitude intérieure. Maintenant dans la vie sociale, bien que je ne sois ni un assassin ni un voleur, si je réfléchis bien, je suis tout le temps en train de tuer et de voler quelque part, si j'étends ma responsabilité à tout ce que je laisse faire autour de moi. Dans ce sens-là je ne respecte pas les préceptes. C'est cette dimension extérieure du précepte que j'ai du mal à regarder comme un outil de la pratique.

► Moi c'est justement ce qui freine un peu mon engagement (je n'ai pas encore pris les préceptes publiquement). J'ai un peu la même attitude que toi, et c'est pour cela que m'engager plus avant sans respecter les préceptes, me gêne.

Y O : Oui, mais ce que Dôgen dit est rassurant.

► Moi je suis d'accord que c'est un engagement intérieur. Parce que respecter les préceptes à la lettre, c'est enfermant.

Y O : Oui, c'est là-dessus que maître Dôgen en tant que maître du Grand Véhicule est parfois méfiant à l'égard des préceptes tels qu'ils sont vus dans la tradition Theravâda où les gens s'attachent aux préceptes en tant que préceptes.

N S : C'est facile de respecter les préceptes, mais ça rigidifie, on n'est plus dans l'ouverture du cœur.

Y O : On risque d'oublier l'essentiel. C'est ça.

P F : Du coup j'aime bien cette formulation que les préceptes sont « la règle et le cadre de la porte du zen et le vent qui souffle de la maison des éveillés et des patriarches » car finalement c'est le doigt qui montre la lune. Et l'intérêt c'est de s'en servir comme rappel à la pratique.

Y O : Je crois que l'essentiel est là.

► Oui, pour moi le mot "cadre" a de l'importance.

F M : Moi j'ai beaucoup d'interrogations sur les préceptes. D'abord je ne les ai pas pris publiquement dans une cérémonie, mais je les ai pris intérieurement, et j'en ai pris 5 et pas 10. Et les préceptes sont un moyen d'user tout ce qui est particularisant. Pour moi ils n'ont de valeur que dans la mesure où ils usent le particularisant. Si les préceptes deviennent des préceptes qui eux-mêmes particularisent, ils n'ont absolument aucune valeur. Donc un précepte n'a rien à voir avec une loi, il est un instrument de destruction de quelque chose. C'est de la dynamite ; et si ce n'est pas de la dynamique, ça n'a aucun intérêt. Et justement la dynamite est dans ce que tu disais, Patrick, c'est-à-dire dans la contradiction où ils nous mettent en permanence entre ce que nous désirerions faire et ce que nous faisons, cette contradiction étant justement la marque que nous sommes encore dans le faire, en train de faire quelque chose. C'est là le point où j'en suis.

Y O : C'est très intéressant.

 

Échange 12. 

« Question : Ceux qui s’appliquent à l'assise zen peuvent-ils pratiquer parallèlement la formule détentrice (skr. mantra) ou l’arrêt et la contemplation ? »

« Réponse : Durant mon séjour en Chine sous la dynastie des Tang, il m’est arrivé d’interroger des maîtres d’enseignement sur leurs arcanes. Ils m’ont répondu n’avoir entendu dire que, sous le ciel de l’Ouest et sur la terre de l’Est à travers tous les âges, parmi la multitude des patriarches ayant transmis avec justesse le sceau de l’Éveillé, aucun s’appliquât parallèlement à de telles pratiques. En vérité, si l’on ne se tient pas à une seule affaire, on ne saurait atteindre la sagesse. »

Y O : IL n'y a pas grand-chose à dire. Mais à la fin il y a l'expression ichi ji wo kototo suru 一事をこととする  :  ichiji 一事c'est "une seule affaire" ; wo c'est une particule qui indique que le mot précédant ichiji  est le COD ;  kototo suru こととするc'est "faire grand cas", "donner de l'importance". Donc ichi ji wo kototo suru c'est « faire grand cas d'une seule affaire ».

P F : Donc c'est se concentrer sur un truc.

Y O : Vous vous rappelez qu'on a vu cette très belle parole : « Sachez-le, dans la maison de l’Éveillé, on ne discute ni de la supériorité ni de l’infériorité des dogmes ; on ne choisit pas non plus l’enseignement selon la profondeur ou non de ce dernier. Regardez seulement l’authenticité de la pratique. » Pour moi c'est un peu ça. C'est-à-dire que du moment qu'on a choisi une tradition, c'est l'authenticité de la pratique qui compte. Beaucoup d'entre vous ici ont choisi le zen. Moi je suis disciple du Christ, mais la profondeur, la densité du Shôbôgenzô ainsi que du zen sont tels que quand il y a des événements par-ci par-là, il semble qu’il y ait parfois un peu de flottement, mais non : ichi ji wo kototo suru ! C'est ça l'enseignement de Dôgen.

P F : Tu es en train de mâcher quelque chose qui est bon pour ton organisme même si à côté il y a des plats délicieux !

Y O : C'est ça le choix. Rester fidèle au choix qu'on a fait.

C M : Mais au final, d'après ce qu'on a dit, ce n'est pas nous qui faisons ce choix, les choses se font à travers nous.

Y O : Absolument. C'est-à-dire que c'est l'abandon au sens noble du terme.

C M : Et pourtant il y a quand même des choix à faire, rester dans telle tradition ou non quand certaines choses qui s'y passent ne nous plaisent pas, prendre ou non des moyens de type politique pour transformer ce qui se passe dans la tradition etc.

Y O : Oui, ça n'empêche pas d'attaquer !

 

Échange 13.

«  Question : Les laïcs, hommes et femmes, peuvent-ils également s’appliquer à cette pratique, ou est-elle réservée seulement à ceux qui ont quitté la demeure pour se faire moines ? »

Dans cette question il s'agit de l'opposition des laïcs et des religieux

« Réponse : Selon le dit des patriarches, la compréhension de la Loi de l’Éveillé n’a rien à voir avec la distinction entre hommes et femmes ni avec les classes (1) sociales. »

Note 1 : le mot "catégories" va remplacer le mot "classes" en raison de la discussion qui suit.

F M : Le texte est clair mais le mot "classes sociales" me laisse rêveur. C'est un mot qui est apparu avec le grand Karl Marx où on oppose le prolétariat et la bourgeoisie, et je ne pense pas que les moines soient assimilables au prolétariat. Avant lui on parlait simplement de "catégories sociales". Parler de "classes sociales" en français c'est connoté, ça signifie qu'on est dans un discours de type socialiste.

Y O : Ici le mot que j'avais traduit par "classes sociales" c'est kisen 貴賤qui signifie « les nobles et les vulgaires ».

 

Échange 14.

Ce qui est surtout important dans cet échange c'est le premier paragraphe de la réponse.

«  Question : Les moines se libèrent rapidement de la multitude des liens du monde, et rien ne les entrave dans leur pratique de la Voie avec la méditation assise. Mais comment les multiples tâches de la vie laïque permettraient-elles de se consacrer à la pratique et de s’accorder à la Voie de l’Éveillé inconditionnée ? »

« Réponse : En un mot, c’est parce qu’ils sont pris d’une pitié sans borne que les patriarches ont ouvert l’immense porte de la compassion. C’est afin de permettre à tous les êtres d’entrer dans l’Éveil attesté. Qui donc, parmi les humains et les divinités, se verrait ne pas y avoir accès ? C’est pourquoi, d’hier à aujourd’hui, nombreux sont ceux qui ont attesté l’Éveil. Lorsque les empereurs Daisô (Daizong) et Junsô (Shunzong) régnaient, malgré les dix mille occupations qui les assaillaient, ils pratiquaient la Voie avec la méditation assise et pénétrèrent la grande Voie des éveillés et des patriarches. Quant aux premiers ministres Ri (Li) et Bô (Fang), quoique promus au poste de conseillers impériaux comme piliers de l’État, ils pratiquaient la Voie avec la méditation assise et entrèrent dans l’Éveil attesté appartenant à la grande Voie des éveillés et des patriarches. Tout cela doit dépendre seulement du vœu (1), vœu qu’on garde ou non, nullement du statut laïc ou religieux. Par ailleurs, ceux qui savent distinguer la valeur des choses en profondeur peuvent avoir spontanément la foi. À plus forte raison, quant à ceux qui pensent que les tâches du monde entravent la Loi de l’Éveillé, ils savent seulement que la Loi de l’Éveillé n’existe pas dans le monde, tout en ignorant que les lois du monde n’existent pas au sein de l’Éveillé. »

Note 1 : le mot "vœu" fera l'objet d'une discussion, et sera traduit à l'avenir par "orientation du cœur".

► Tout dépend du vœu et seulement du vœu.

Y O : Ce mot "vœu" traduit un terme qui est écrit en hiragana, kokoro zashi こころざしkokoro こころc'est le cœur, et zashi ざしc'est "se tourner vers", c'est donc « le cœur tourné vers ou attiré vers (sous-entendu la Voie, vers la pratique, vers l'éveil) ».

P M : C'est le cœur qu'on met dans la pratique malgré nos occupations si importantes soit-elle, malgré la charge de travail qu'on peut avoir. L'important est de mettre du cœur dans sa pratique.

Y O : Justement, quand vous pratiquez, le cœur doit être tourné vers la pratique, parce que, ce que maître Dôgen critique vraiment, constamment, ce sont les moines qui sont ambitieux. Au lieu de penser à la Voie, à la pratique, ils pensent au prestige, à la renommée et aux intérêts personnels.

P F : Ce que j'aime bien dans « le cœur tourné » c'est que ça donne une orientation du cœur-esprit, alors que dans le terme « vœu » pour moi il y a quelque chose d'extérieur à réaliser. C'est pour ça que j'ai toujours été embêté avec « faire des vœux » : « Je fais vœu de devenir ceci ou de faire cela » mais « je tourne mon cœur dans telle direction » ça me plaît mieux.

F M : Au lieu de traduire par « vœu »  on pourrait mettre « orientation du cœur ».

Y O : Pourquoi pas. Quelle est l'étymologie du terme « vœu » en français ?

F M : C'est vouloir. Dans le vœu il y a la volonté alors que dans l'orientation du cœur on peut être en dehors de la volonté. [NB : en relisant, et après vérification, je me rends compte que j’ai fait une erreur : vœu et vouloir n’ont pas la même étymologie, donc il n’y a pas de volonté dans le vœu. Vœu renvoie à une racine indo-européenne qui exprime la prière aux dieux, et le souhait de rétribuer le dieu par une offrande s’il exauce notre désir. D’où le sens ultérieur de souhait, et de promesse. Vouloir renvoie à une autre racine indo-européenne qui exprime l’espoir... Mais je maintiens ma proposition d’ « orientation du cœur ».]

Y O : Alors c'est adopté.

Mais dans ce paragraphe il y a une très belle chose à voir dont on n'a pas encore parlé.

► C'est la fin qui me pose problème. C'est joli à entendre, mais qu'est-ce que ça veut dire ?

Y O : C'est là qu'il y a la crème. Dans ces dernières lignes il y a quelque chose de tout à fait extraordinaire. Je vais partir du japonais pour que ce soit explicite. Et comme d'habitude c'est beaucoup plus long en français qu'en japonais.

Donc je vous donne japonais qui correspond à : « ils savent seulement que la Loi de l’Éveillé n’existe pas dans le monde, tout en ignorant que les lois du monde n’existent pas au sein de l’Éveillé» :

ただ    世中   に   仏法     なし    と    のみ   しり  て、

Tada / sechu  ni /buppô / nashi /to /nomi / shiri te,

Seulement / au sein du monde /  Loi de l'Éveillé / il n'y a pas  /  /  seulement/ ils savent,

 仏中 に    世法    なき ことを いまだしらざるなり.

 bucchû  ni /  sehô   /  naki / koto   wo /  imada / shira zaru  /  nari

au sein de l'Éveillé / lois du monde / il n'y a pas /  / pas encore / ne pas savoir /

Explications de certains mots :
– sechu
世中 c'est le sein du monde car chu signifie le milieu et se désigne le monde.
– ni
est une particule de lieu qui concerne le terme qui le précède, ici sechu 世中.
– Buppô
仏法 c'est la loi (hô ) de l'Éveillé (butsu )
– nashi
なし est la négation : "il n'y a pas".
– to
est une particule qu’on met quand on reprend l'ensemble d'une proposition.
nomi
のみ veut dire seulement.
– shiri
しり est une forme conjuguée du verbe shiru しるqui signifie « savoir »
– te
est une particule de liaison avec la proposition qui vient après.
– bucchû
仏中c'est le sein (chu ) de l'Éveillé (butsu ).
– sehô
世法 c'est la loi (hô ) du monde (se ) mais on traduit par « les lois du monde » comme on dit les lois du commerce, il y a un tas de lois du monde.
– naki
なき c'est « il n'y a pas »
– shira zaru
しらざる est la forme négative du verbe shiru (savoir), donc « ne pas savoir ».

Donc ma traduction est fidèle, mais qu'est-ce que cela veut dire ?

C'est grâce à la compréhension de ce qui se trouve dans cette phrase, mais dans le cadre du christianisme, que je me suis convertie. C'était au moment décisif de ma vie.

Ce qui est dit ici a un rapport avec ce qui a été dit avant. Il a été dit qu'il y a des gens du monde qui disent que beaucoup d'activités mondaines (le métier de famille, le travail…) risquent d'empêcher la pratique de la Voie. Et dans sa phrase finale Dôgen conteste cette conception.

N S : « La loi de l'Éveillé n'existe pas dans le monde » ça veut dire que le monde n'a plus la connaissance de la dimension spirituelle.

Y O : Oui. Dôgen parle du monde dans le sens péjoratif, ce n'est pas le monde au sens noble du terme. Ça désigne le monde profane qui ne s'occupe absolument pas de la spiritualité.

P M : Pour certains, si on vit dans le monde, on ne peut pas suivre la voie de l'Éveillé et si on pratique la Voie on ne peut pas être dans le monde. Dôgen fait référence aux gens qui veulent dissocier les deux univers.

Y O : La première proposition c'est ça. C'est-à-dire que les gens qui vivent au sein du monde, qui ne connaissent que ce monde-là, ils ignorent complètement la loi de l'Éveillé. Là on est d'accord. Et ce qui est capital, c'est la seconde proposition : « tout en ignorant que les lois du monde n'existent pas au sein de l'Éveillé. »

N S : Ça parle de l'illusion. Au sein de l'Éveillé on n'est plus dans ces lois, ces lois n'existent plus, elles n'ont pas de raison d'être.

P F : Je prolongerai bien ce que dit Nicole en disant que dans l'éveil les inconvénients du quotidien, les difficultés du monde réel n'ont plus prise. Leur réalité se limite à quelque chose qui n'a pas d'importance, qui ne touche pas la dimension de la réalisation. C'est un peu la même chose que ton image d'orthogonalité, Yoko, quand tu parlais du temps. L'individu, quand il s'oriente à la verticale, au lieu d'être dans le flux linéaire des événements, le déroulement des événements : et des lois du monde qui les gouvernent sont sans importance par rapport à sa présence à une autre dimension.

Y O : On peut dire ça aussi. Personne d'entre vous ne veut continuer ?

Je commence par la conclusion pour que ce soit plus clair. Je crois que grosso modo vous avez voulu dire que discuter la différence entre ce qui concerne le monde en tant que tel et ce qui est proprement la loi de l'Éveillé, c'est déjà l'affaire du monde. Et justement c'est ça, faire le dualisme : établir une frontière entre le saint et le profane, entre ce qui est religieux et ce qui ne l'est pas,  établir ça c'est l'affaire du profane, mais l'Éveillé, lui, ne fait pas de distinction.

Pour que ce soit plus clair et plus concret, voici mon expérience personnelle. Je n'ai jamais aimé (et je n'aime toujours pas) la religion telle que l'homme l'entend dans le monde c'est-à-dire beaucoup de règles, beaucoup de rituels. Et avant d'être convertie je fréquentais le catéchisme pour un peu provoquer les gens, pour me moquer du prêtre qui, par ailleurs, était très bien. Et un soir au lycée on a lu le passage qui s'appelle les Noces de Cana[5]. Après la lecture, le prêtre a dit : « Vous voyez, Dieu n'est pas religieux ». Pour moi ça a été un coup de tonnerre. J'ai compris que c'est le monde qui conçoit Dieu comme religieux, comme l'objet d'une petite piété, bien encadré, et pour les intégristes il est en soutane ; tout ça. Non, vous voyez que Dieu boit et mange au milieu du peuple, alors que Jean-Baptiste qui était prophète vivait, lui, comme un ermite, il ne mangeait pas et ne buvait pas. Et j'avais une telle obsession existentielle à l'égard de la religion au sens réduit du terme, que pour moi cela a été un coup de tonnerre. C'est à partir de ce moment-là que mon cheminement a commencé.

C'est l'homme qui fabrique la frontière entre ce qui est spirituel (religieux) et ce qui est mondain (profane) : c'est ça que maître Dôgen veut dire. Et pour moi c'est bouleversant.

Dans le texte, avant cette phrase, la distinction tournait autour des affaires du monde. Mais ce sont les profanes qui parlent des affaires du monde. Aux yeux de l'Éveillé tout est affaire de l'Éveillé.

P F : Donc y compris les difficultés dont on peut penser précisément qu'elles rendent inaccessible l'assise zen, ces difficultés ne sont pas profanes, elles font partie de la Voie. Rencontrer ces difficultés c'est déjà pratiquer.

Y O : Oui. Et pour que ce soit un peu plus concret, que je n'aime pas trop la musique dite « sacrée » parce que ce n'est que sacré. Je trouve que les symphonies de Mozart qui n'ont rien à voir avec la liturgie sont profondément spirituelles. Il n'y a pas de frontière pour moi.

C M : J'avais un professeur qui disait à propos de l'appellation "musique sacrée" (chantée), que, dans le cadre du christianisme, « ce n'est pas la musique qui est sacrée mais ce sont les voix des baptisés », c'est-à-dire qu'en soi cette musique n'est pas quelque chose qui est à part du monde profane, mais c'est l'homme qui la chante, qui la fait vivre, qui importe.

Y O : En tout cas, qu'il s'agisse de l'Éveillé, qu'il s'agisse de Dieu, il n'y a pas de frontière parce que c'est un seul cœur, c'est la totalité. C'est l'homme qui ne cesse de fabriquer des frontières. Et donc en conclusion, pour ceux qui ont le cœur tourné vers la Voie, rien n'est un obstacle, tout est la pratique. D'ailleurs je crois que c'est ce qu'on enseigne dans le zen.

Les paragraphes suivants sont simples donc on va les sauter car je voudrais qu'on puisse lire ensemble l'échange 16 qui n'est pas simple.

 

Échange 16

«  Question : Certains disent : « En matière de Loi de l’Éveillé, du moment qu’on a compris à fond l’enseignement : “Le cœur en tant que tel, voilà l’Éveillé ! ”, on ne manque plus de rien, même si l’on ne récite pas les sûtras avec la bouche, ni ne pratique la Voie de l’Éveillé avec le corps. Savoir tout simplement que la Loi de l’Éveillé est dans le Soi* dès l’origine constitue l’intégrité parfaite de la Voie à obtenir. Il n’y a rien d’autre à rechercher chez autrui. À plus forte raison, à quoi bon se préoccuper de la pratique de la Voie avec la méditation assise ? » »

C'est une question un peu provocatrice concernant le naturalisme. Si on dit : « Le cœur en tant que tel, voilà l’Éveillé (sokushin zebutsu 即心是仏) » pourquoi faut-il pratiquer ? La question est banale mais la réponse n'est pas simple à comprendre.

« Réponse : Ce propos est le comble de l’absurde. S’il en allait comme vous le dites, les personnes sensées arriveraient-elles à le comprendre quand quelqu’un leur donne cet enseignement ? Sachez-le, la Loi de l’Éveillé est à étudier justement en abandonnant la distinction entre moi et l’autre. Si l’obtention de la Voie ne consistait qu’à connaître le Soi en tant qu’Éveillé, jadis, l’Éveillé-Shâkyamuni ne se serait pas donné de la peine pour conduire les êtres vers la Voie. Pour l’instant, attestons cela avec ce merveilleux exemple d’un ancien vénérable. »

Après ce paragraphe il y a une citation qui n'est pas du tout simple. Le soi c'est jiko 自己 et il faut bien le distinguer du ga qui correspond au terme atman en sanskrit, c'est le moi égotique ; mais jiko 自己 c'est le "soi" dans le grand sens du terme c'est pour ça que j'ai mis un "s" majuscule.

L'exemple que Dôgen donne avec cet échange est fabuleux, mais peut-être pas facile à comprendre. J'aimerais bien que vous trouviez vous-même quel est l'enseignement qu'on peut tirer de cette citation.

« Jadis, lorsque le moine Sokukô était à l’école du maître zen Hôgen (Buneki) en tant qu’administrateur général, le maître zen Hôgen lui demanda : « Administrateur général Soku, cela fait combien de temps que tu es chez moi ? » Sokukô dit : « Cela fait déjà trois années que je me tiens dans votre assemblée. » Le maître zen dit : « Tu es mon cadet. Pourquoi ne m’interroges-tu toujours pas sur la Loi de l’Éveillé ? » Sokukô dit : « Monsieur l’abbé, je ne dois pas vous mentir. Quand j’étais chez le maître zen Seihô, je suis parvenu à un point satisfaisant quant à la compréhension de la Loi de l’Éveillé. » Le maître zen dit : « Grâce à quelle parole as-tu pu y parvenir ? » Sokukô dit : « Jadis, j’ai demandé à Seihô : “Qu’est-ce que le Soi de la personne étudiant la Voie ?” Seihô dit : “Hyô (Bing), le frère aîné du feu et Chô (Ding), le frère cadet du feu, tous deux viennent chercher le feu.” » Hôgen dit : « C’est une bonne parole, mais je crains que tu ne l’aies pas comprise. » Sokukô dit : « Hyô et Chô, tous deux appartiennent au feu. Ils cherchent donc le feu avec le feu, c’est comme si (1) le Soi était à chercher avec le Soi. Voilà ce que j’ai compris. » Le maître zen dit : « En effet, je vois bien que tu n’as rien compris. Si la Loi de l’Éveillé était ainsi, elle ne se serait pas transmise jusqu’à nos jours. »

Profondément troublé, Sôkukô s’en alla aussitôt. En cours de route, il se dit : mon maître zen est un grand ami de bien connu dans tout l’empire ; il est également le maître guide de cinq cents moines. S’il m’a réprimandé pour une erreur, il doit y avoir certainement une bonne raison. Alors, il retourna auprès du maître et, avec contrition et reconnaissance, il lui demanda : « Qu’est-ce que le Soi de la personne étudiant la Voie ? » Le maître zen dit : « Hyô, le frère aîné du feu et Chô, le frère cadet du feu, tous deux viennent chercher le feu. » À ces mots, Sokukô s’éveilla grandement à la Loi de l’Éveillé.»

Note 1 : au cours de la discussion le "comme si" a été constaté comme ambigu, donc sera désormais exprimé autrement.

Y O : C'est un kôan très connu. “Hyô (Bing), le frère aîné du feu et Chô (Ding), le frère cadet du feu, tous deux viennent chercher le feu.” traduit Hyôjôdôshi raikyûka 丙丁童子来求火 . Un fils qui a le feu cherche un frère qui ait aussi le feu :

Hyô 丙 – appelé également en japonais hino.e est « le frère aîné du feu » ; Chô 丁– appelé en japonais hinoto est « le frère cadet du feu » ; dôshi 童子c'est l'enfant ; rai c'est venir ; kyû c'est chercher ; ka c'est le feu.

Que veut dire ce kôan ?

C M : En fait le disciple pose la même question quand il revient, et le maître donne la même réponse.

Y O : Tout à fait et c'est curieux. Pourquoi le maître n'avait-il pas apprécié la première fois ?

F M : Je crois qu'il ne vient pas du tout avec la même attitude. Le problème c'est l'attitude dans laquelle il vient voir le maître. La première fois il est dans l'attitude de quelqu'un qui sait, et la deuxième fois il vient dans une attitude de contrition et de reconnaissance.

Y O : Tout à fait. Je crois que vous avez compris.

Regardons d'abord ce kôan très connu. L'un s'appelle Hyô et l'autre Chô ce sont deux jumeaux, et jumeaux de façon opposée. Toutes les deux sont des enfants du feu, et puisqu'ils sont jumeaux du feu, tous les deux cherchent le feu.

Et c'est ce qu'on a avec le terme jiko 自己 (le Soi) car dans ce terme il y a déjà l'autre, l'altérité est là. Dans un sens plus banal on dit qu'on cherche l'âme-sœur.

Par exemple, pour celui qui n'a pas du tout d'inspiration vers la Voie, lui parler de zen ou de spiritualité n'a aucun sens. Il faut qu'il y ait déjà une connivence.

Et kyôjôdôshi ce sont deux jumeaux qui ont la connivence autour du feu. Donc chacun cherche le feu et les deux se rencontrent. Pour jiko 自己 c'est pareil : moi et l'autre, tous les deux nous cherchons la Voie, d'où la rencontre. C'est-à-dire qu'on ne peut jamais construire le Soi tout seul, il faut toujours être avec l'autre qui cherche le même Soi. C'est ça le fondement même de ce kôan.

Et comme vous l'avez signalé, le problème c'est que Sôkukô ne pose jamais de question : « j'ai déjà tout compris ». Donc il donne explication sur le Soi.

Et toi, Patrick, tu as posé une question en début de la séance « finalement ce qui nous est dit ce n'est que du langage, mais ça ne reflète pas la pratique dans la vie, à quoi ça sert ? » Tu as dit quelque chose comme ça.

C'est-à-dire que le problème c'est la différence fondamentale entre la vraie connaissance et le savoir formel. Dans le kôan, Sôkukô au début a le savoir formel sur le Soi, simplement il ne pratique pas ce savoir formel parce qu'il ne cherche pas l'autre, comme s'il savait déjà ce que c'est que le Soi.

► Il est séparé.

Y O : C'est ça. Et à la limite, tout en donnant la bonne réponse, il se contredit.

Pour vous expliquer ça j'ai imaginé un autre exemple. Mettons qu'il y a un homme souffrant qui a besoin de moi et qui me pose la question : « Qui est Dieu ? » Si je réponds « Dieu est amour » mais sans donner aucun regard de charité, sans tendre la main, là je me contredis moi-même. En disant « Dieu est amour » je déclare que je connais Dieu, mais c'est un savoir qui n'est que formel puisque je ne montre aucune charité. Et à mon sens c'est ce que Sôkukô fait.

P F : Quand Sôkukô dit « c'est comme si le Soi était à chercher avec le Soi » est-ce une affirmation que Dôgen critique, ou bien au contraire est-ce que ce n'est pas une bonne affirmation ?

Y O : Il affirme que le Soi est à chercher avec le Soi.

P F : Il y a une ambiguïté dans la phrase en français.

F M : C'est le "comme si" qui te gêne. On peut mettre « de même que le Soi est à chercher avec le Soi »

Y O : Oui, on va changer.

P F : Donc l'altérité permet la reconnaissance du même.

Y O : Donc ce n'est pas la compréhension qui est en cause.

N S : Dans la première réponse il ignore le maître en quelque façon, il le nie, donc il en est séparé, alors que la deuxième fois il le reconnaît.

Y O : C'est ça. Et c'est ce qui donne le charme au kôan, comme d'habitude.

Ce qui est en jeu dans le zen très souvent je pense que ce n'est ni le contenu ni la compréhension, mais justement c'est l'attitude, la manière. Et c'est un thème à développer parce que ce n'est pas du tout la perception du monde. Pour le monde, ce qui compte c'est le contenu, alors que ce n'est pas ça. Est-ce que Patrick tu as saisi ?

P F : J'ai saisi mais maintenant j'essaie de me rappeler ma question initiale.

Y O : Si j'ai bien compris ta question initiale c'était : « à quoi ça sert de savoir telle ou telle chose si ça ne change pas ma pratique, si ça ne change pas ma vie. »

P F : Ah oui c'était : la distinction entre la dualité et la non-dualité, tout ça, est-ce que c'est une description du monde ou est-ce que c'est une stimulation de la pratique ?

Y O : Moi je dirais la "stimulation de la pratique" parce qu'on divise ce qui n'est pas divisible. Et donc pour stimuler la pensée et la pratique on crée ce moment "artificiel" mais ce n'est jamais inutile.

P F : Je me demande si dans le texte de Dôgen il n'y a pas une parole sur le monde en plus du fait qu'il y a une parole d'éveil. Je vois bien qu'il y a une parole qui vient bousculer les idées que les disciples se font du monde, mais je me demande si, en plus de ça, il n'y a pas une parole qui affirme quelque chose sur la réalité du monde, même si c'est pour affirmer que le monde est une unité qui se manifeste sous une multiplicité. On peut construire une ontologie là-dessus. Est-ce que Dôgen parle du monde ou est-ce qu'il n'est là que pour stimuler les disciples ?

F M : Dans ce que j'ai entendu de ta question, le problème c'est quand tu parles de réalité du monde. Il n'y a de réalité que dans notre relation avec le monde, il n'y a pas de réalité du monde. Mais le texte ne s'interroge pas, il est en dehors de la question : « le monde a-t-il une réalité ou n'en a-t-il pas ? » car ça n'a aucune importance[6].

P F : Et quand il parle des lois du monde, pour toi c'est purement métaphorique ?

F M : Non. Yoko a bien dit que ce n'était pas les lois physiques qui étaient en cause, mais que c'était les lois mondaines. Or les lois mondaines ce sont uniquement des conventions imposées à la relation.

Y O : Je suis d'accord avec François.

P F : Moi je me demande dans quelle mesure, en suivant François on ne classe pas Dôgen parmi les « rien qu'esprit ».

Y O : Non, pas du tout.

P F : En quoi Dôgen accroche à une description du réel, à une affirmation du réel, en se retenant d'en dire quoi que ce soit.

Y O : C'est passionnant, et c'est un des thèmes capitaux. Il faudrait y passer plusieurs séances. Et peut-être que je n'ai pas bien saisi ta question, mais il me semble que dans ta question elle-même, déjà il y a ce dualisme dont on a parlé.

P F : J'assume. Je pense de façon duelle.

Y O : Et d'autre part, mais c'est un autre sujet encore que j'ai un peu développé dans ma variation n° 7, ce qui est extraordinaire dans l'écriture du Shôbôgenzô en particulier, car ce n'est pas vrai de tous les corpus bouddhiques, c'est ce que M. Robert appelle « l'acte langagier » c'est-à-dire le langage en acte. Autrement dit le langage lui-même devient une action, comme la peinture est une action pour le peintre. Il n'y a pas de dualisme entre ces deux propositions : « ça c'est l'agir du monde » et « le Shôbôgenzô c'est une écriture ».

P F : Quand tu dis : « la parole est un agir, écrire est une action », mais c'est une action qui est purement destinée à parler du monde comme ça, c'est parler du monde à quelqu'un. Et donc forcément ça va faire de l'effet sur ce quelqu'un, ça va l'orienter vers une performance.

Y O : Non seulement à quelqu'un, mais Dôgen parle à toi, il parle à moi, à chacun de nous personnellement, existentiellement.

Et ce qui est passionnant aussi c'est qu'il y a une multitude d'interprétations, de compréhensions possibles, en lisant une seule phrase ou un seul passage.

P F : Ce Bendôwa ! C'est un écrit de jeunesse en plus, vraiment Dôgen était précoce !

Merci Yoko.



[1] Dans le tome 7 de la traduction intégrale du Shôbôgenzô de Y Orimo qui va paraître, la variation 7 commence par une étude sur ce terme shô 性. Certaines choses données ici à propos de 情 viennent d'ailleurs du livre (p.236).

[2] Dans la « nouvelle traduction » du sanskrit au chinois par Genjô (Xuan Tsang), le terme sanscrit sattva est traduit par ujô 有情 : « les êtres pourvus des sentiments et des émotions / les êtres vivants ».

[3] Voir le message Maître Dôgen et la femme qui se trouve sur le blog.

[4] Yoko Orimo reprenait là une phrase de Jésus (il œuvrait un jour de sabbat, jour pendant lequel il est interdit de travailler selon la loi juive, et on le lui reprochait) : « Le sabbat est fait pour l'homme et non l'homme pour le sabbat. » (Évangile de Marc chapitre 2, verset 27).

[5] Évangile de Jean, début du chapitre 2..

[6] On peut faire la même remarque à propos de ceux qui pensent que la Bible parle de l'existence de Dieu.

 

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