Compte-rendu Bendôwa, 2ème séance du 04/11/2013
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Atelier d’étude du Shôbôgenzô du 04/11/2013 à l'Institut d'Études Bouddhistes
Deuxième atelier sur BENDÔWA 弁道話
Après la lecture de trois échanges du texte Bendôwa Yoko Orimo a fait la première partie d'un panorama historique du bouddhisme au Japon. À la fin vous avez un tableau récapitulatif.
La traduction de Bendôwa avec introduction et notes se trouve dans le tome 6 de l'édition intégrale du Shôbôgenzô faite par Y Orimo. Le texte japonais figure sur le blog.
Christiane Marmèche
Y O : Bonjour à tous. C'est le deuxième atelier qui est consacré à Bendôwa (Entretien sur la pratique de la Voie). La dernière fois nous avons lu l'introduction, et donc à partir de ce soir nous allons lire, étudier, méditer l'ensemble des 28 échanges (questions et réponses) pendant les trois séances qui nous restent. C'est assez long mais ce n'est pas trop difficile.
► Il y a des difficultés d'érudition car on se perd un peu dans les diverses écoles : le Shingon, le Kégon…
Y O : Justement, si ça peut vous intéresser, nous ferons une digression assez longue lorsque le moment sera venu, pour voir le panorama du bouddhisme japonais : quelles sont les écoles qui ont été introduites au Japon, et à quelle époque ? Nous verrons que presque toutes les écoles bouddhiques ont été transmises au Japon, mais quel a été leur développement ?
I) Les trois premiers échanges de Bendôwa
1) Premier échange.
On commence tout de suite avec le premier échange qui est très court.
« Question : Nous venons d’entendre qu’immense est la vertu acquise de cette méditation assise. Un insensé pourrait en douter et dire : « Dans la Loi de l’Éveillé, il y a beaucoup de portes. Pour quelle raison recommandez-vous uniquement la méditation assise ? »
Réponse : Parce qu’elle est la vraie porte de la Loi de l’Éveillé. »
► Il y a eu un recueil qui s'appelle le Passe sans porte (Mumonkan), quel est le rapport avec ce qui est dit ici ?
Y O : Justement on verra cela dans la partie historique. Mumonkan 無門關 a comme référence T.48, n°2005, il a été compilé vers 1228-1229, l'auteur est le maître du zen Mumon Ekai 無門慧開 de l'école Rinzai, ce recueil de kôans avec ses commentaires étant compilé par ses disciples. C'est un écrit assez tardif.
Le caractère 門 (la porte) et quelques caractères associés.
Souvent ce caractère 門 signifie la maison, mais au sens de maison doctrinale. Or quand il y a la maison du maître il y a sa porte, et on frappe à sa porte pour demander l'enseignement. Moi je préfère toujours faire une traduction littérale, donc j'ai traduit par « la porte » mais je crois que certains traducteurs traduisent 門 par « l'école » ou «l'enseignement»[1].
Avec ce caractère mon 門 on peut apprendre d'autres kanji très simplement.
1. Quand on met à l'intérieur de 門 le caractère 口 qui désigne la bouche, on obtient 問 qui signifie demander, au sens de demander l'enseignement ou la clarification de quelque chose. Ce n'est pas demander un objet. Il s'agit de s'enquérir, de demander quelque chose au maître ou à quelqu'un qui est à l'intérieur de la maison, donc quelqu'un qui va donner le renseignement. C'est un terme très fréquent dans le Shôbôgenzô et dans tous les corpus zen. Quand vous trouvez « Un moine demanda à tel maître », c'est toujours ce caractère-là.
Ce caractère 問 avec la terminaison う se prononce to.u, mais la prononciation est quelque chose d'assez compliqué donc il vaut mieux ne pas la voir en détail. En fait on ajoute u en hiragana pour avoir une lecture japonaise.
2. Vous avez le caractère 耳 qui représente l'oreille et qui se nomme mimi. Quand on le met à l'intérieur de 門, on obtient 聞 qui signifie « écouter (s. e. l'enseignement) ». Ce caractère 聞 se prononce kiku parce qu'on a mis la terminaison ku pour la lecture japonaise.
Il y a une dimension morale, voire même spirituelle, dans ces deux caractères demander 問 (au sens de s'enquérir) et écouter 聞 (au sens de recevoir la lumière de l'autre). Je vous donne maintenant les deux caractères qui signifient ouvrir et fermer.
3. Dans 開il y a la porte, et dedans 开 représente deux mains qui ouvrent quelque chose. Il se prononce hiraku puisque les Japonais ajoutent la terminaison ku く après ce caractère quand ils le lisent à la manière japonaise. Dôgen utilise souvent ce caractère.
4. Dans 閉 il y a le verrou 才, et ça signifie fermer. Ce caractère se prononce tojiru.
5. Autre chose, quand on apprend, qu'il s'agisse de l'art ou des enseignements doctrinaux, souvent on utilise le terme monka 門下dans lequel le caractère 下signifie « dessous », ce terme monka 門下veut dire « je suis disciple de telle école ».
La "vraie" porte.
Maintenant « la vraie porte »[2]. Je vous ai déjà expliqué que ce terme shô 正 est un terme simple mais trompeur. En effet quand on dit en français « vrai », tout de suite on le pense en opposition à faux alors qu'en fait shô 正 se pense en opposition à tordu. En effet il y a toujours la pensée de non-dualisme donc ce qui est faux peut toujours être transformé en vrai.
Il est important de comprendre le vrai sens de ce caractère shô 正 d'autant que c'est le 1er caractère de shôbôgenzô 正法眼蔵. L'autre jour Dominique nous a signalé que ce terme correspond au terme samma en pâli qui contient l'idée d'aller ensemble, de ne rien exclure.
Shô 正 est un idéogramme où 止 représente le pied et où ce qui est en haut désigne le but ; c'est donc le pied qui avance tout droit. Le caractère signifie donc aller tout droit vers le but, pas de façon tordue. Je pense que "direct" correspond à cela alors qu'en français quand on dit "vrai" la nuance est assez différente.
Le mot antonyme de shô 正 c'est ja 邪 tordu qu'on a déjà vu l'an dernier. C'est un idéogramme qui représente ceci : quand on fait un meuble on a plusieurs morceaux de bois à assembler, mais quand il y a ce caractère 邪 ça veut dire que le montage ne fonctionne pas parce que c'est mal ajusté, il y a quelque chose qui n'entre pas dans le jeu. Et souvent Dôgen dans le Shôbôgenzô utilise ce couple antinomique shô 正 / ja 邪.
Vrai 真/ faux 偽.
Maintenant je vous montre l'autre couple antinomique vrai / faux. L'idéogramme shin 真 (traditionnellement 眞) représente une cuiller (par exemple une cuiller à soupe) remplie de matière. Donc ce kanji comporte l'idée de consistance : c'est vrai, il y a du poids. On peut traduire par vrai ou par réel.
Le caractère qui s'oppose à shin 真 c'est gi 偽 (traditionnellement 僞) qui signifie faux, et l'étymologie de ce caractère est la suivante : il y a deux éléments pour composer et la clé 亻 c'est l'homme, le corps du caractère 為 signifie faire. Donc l'étymologie de l'adjectif gi 偽 (faux) en chinois et en japonais c'est quelque chose qui est fait par l'homme.
P F : Il y a un artefact, ce n'est pas naturel, le naturel étant relié au vrai, au réel, au consistant.
Y O : C'est ça. Donc c'est assez différent de ce que ça signifie en français.
► "Artificiel" pourrait convenir en français.
Y O : Oui, mais ce qui est fait par l'homme n'est pas forcément mauvais, là je parle juste de l'étymologie.
Zazen 坐禅 = méditation assise ?
Il y a encore un autre mot dans ce premier échange, ce que j'ai traduit par « la méditation assise » qui est le mot zazen 坐禅. Certains disent qu'il ne faudrait jamais traduire ce mot zazen par « la méditation assise » parce que ça fait penser à la méditation chrétienne ou à la méditation d'autres traditions religieuses.
F M : C'est le mot méditation lui-même qui ne va pas parce que méditer ça veut dire examiner profondément un concept : en français méditer c'est réfléchir intensément toujours à la même idée.
Y O : Oui. Je pense que Dominique Trotignon a fait une conférence récemment au DZP sur le vocabulaire. Quelle était sa conclusion à propos de ce terme zazen ? Qu'est-ce qu'il vous a préconisé comme terme de traduction ?
P F : Il nous a préconisé de ne surtout pas prendre « méditation » qui, pour lui, correspond à une méditation mentale du cerveau en tant que c'est l'un des quatre éléments de la prière chrétienne de la tradition monastique : la méditatio c'est le stade où après qu'on a reçu l'objet mental, on le médite[3].
Dominique nous disait que la pratique du zazen a pris une acception qui englobe plus que la simple concentration en prenant l'ensemble du travail de l'esprit, c'est-à-dire le bhavana. Il nous a dit que si nous voulions prendre un mot qui corresponde à ça dans le bouddhisme ancien ça pourrait être bhavana, mais il ne nous a pas demandé de traduire zazen par bhavana.
► (Nombreuses voix) : Moi je pense que le mieux c'est de garder zazen sans le traduire.
F M : En plus dhyâna en sanskrit est lui aussi très difficile à traduire : méditation ne correspond pas du tout au dhyâna sanskrit, c'est plutôt "recueillement" qui serait plus proche.
► Dominique emploie le mot « culture mentale » quand il parle de bhavana.
F M : Oui mais « culture mentale » c'est très loin de zazen, parce que justement le mental ce n'est pas quelque chose qu'on cultive pendant zazen, au contraire on essaie de le mettre entre parenthèses. Et ça correspond à un autre mot sanskrit qui est manas (le mental).
C M : Moi je pense qu'on devrait ne pas traduire et garder zazen. En christianisme il y a quelques mots hébreux comme alléluia, amen qui ont été gardés à juste titre, et il serait bon dans la traduction de la Bible en français de garder d'autres mots hébreux ou grecs dont la traduction traditionnelle en français ne correspond pas au mot d'origine.
F M : Maintenant que le mot zen fait partie du vocabulaire français, il est d'ailleurs dans les dictionnaires, on pourrait traduire zazen par « assise zen »
Y O : Ça c'est un sujet de discussion. Pour l'instant je ne veux pas trancher. En ce qui me concerne je préfère toujours traduire.
La différence de dhyâna 禅那 et zazen 坐禅 pour les Chinois et les Japonais.
Maintenant je dis un mot concernant zazen 坐禅. C'est devenu un terme familier à tout le monde, même pour ceux qui ne pratiquent pas, en France ou en Europe. Le caractère 禅 (forme traditionnelle 禪) se lit zen (en chinois ch'an) et il vient tout simplement de la transcription phonétique du terme dhyâna 禅那 qui se prononce zen.na (ch'an.na), ça n'a pas de sens en soi. Ensuite on a ajouté, puisqu'on était assis, le caractère 坐 za : c'est un idéogramme qui représente deux hommes 人 assis sur le sol 土. Bien évidemment il y a la question qu'on peut se poser ensuite : pourquoi faut-il être assis, y a-t-il d'autres postures ?
Personnellement je conteste l'emploi de dhyâna pour traduire zazen. En effet zen.na est une transcription phonétique de dhyâna mais a une tout autre signification en contexte japonais ou chinois quand on parle de zen. Tous les maîtres zen emploient dhyâna exclusivement pour indiquer la pratique traditionnelle qui est autre que le zazen, c'est-à-dire qu'ils désignent par là une méditation conçue comme moyen d'atteindre quelque chose, alors que le zazen c'est A est A. Dôgen emploie le terme zen.na (dhyâna) toujours avec un sens péjoratif.
P F : Ça c'est intéressant ! Donc dhyâna qui, pour nous est très bien, en fait Dôgen veut nous en écarter ?
Y O : Voilà. Et non seulement Dôgen, mais tous les maîtres zen utilisent ce terme zen.na (dhyâna) dans le sens de cette grande tradition qui perdure depuis la nuit des temps en Inde et puis ensuite dans toutes les écoles bouddhistes. Mais dans le zazen tel qu'il se pratique dans le contexte du zen, vraiment il y a la pureté, la radicalité, et c'est sans finalité.
P F : Donc quand on simplifie en disant que le mot zen est la traduction du terme dhyâna on se trompe complètement, c'est justement le contraire !
Y O : Oui, mais c'est assez logique. En effet pour les personnes qui ne comprennent pas vraiment la profonde signification du zazen qui est la pratique du zen, zazen n'est autre que dhyâna parce que ça semble être la même pratique. Et pourtant l'esprit est tout autre.
► Dans le na 那 de dhyâna il y a le même bout de kanji que dans le ja 邪 qui signifie mal ajusté ?
Y O : Oui c'est le même.
► Par mode de plaisanterie, est-ce qu'on peut dire que c'est ce qui donne le côté péjoratif à la chose ?
Y O : Non. Comme je viens de l'indiquer ce zen.na est vraiment purement phonétique, c'est une transcription.
P F : Mais il est tout à fait possible que le dhyâna critiqué corresponde à la première acception du dhyâna tel que Dominique l'a expliqué, à savoir qu'il était une partie limitée de l'ensemble de la culture mentale. Et ensuite après plusieurs siècles, le même terme a désigné la culture mentale dans son ensemble. Et dans ce cas il a reçu plutôt une acception favorable de la part des Chinois. Donc il est possible que les Chinois distinguent les deux acceptions : il y en a une qui n'est pas bonne, on l'appelle dhyâna, et une qui est bonne, on l'appelle zazen (ou l'équivalent chinois de zazen).
Y O : Simplement, et c'est logique, il y a la rupture et la continuité, et il faut tenir les deux. En effet zazen c'est quand même dhyâna mais en même temps c'est tout autre : il y a donc à la fois la continuité et la différence, et même la rupture.
P F : Est-ce qu'on peut dire que dans l'esprit de ceux qui utilisaient ces termes, Dôgen entre autres, dhyâna c'est pratiquer avec un but, et lorsqu'on fait ça on peut le faire en même temps sans but : on peut trouver cette ouverture sans finalité à l'intérieur de notre réalité limitée qui est orientée par des buts.
Y O : Oui parce que de toute façon zazen c'est la continuité de dhyâna.
P F : On retrouve dans les mots la réalité qu'on vit sur le coussin.
Y O : On peut dire ça. Et c'est pour cela que c'est très délicat : tout en faisant zazen peut-être qu'on fait dhyâna, et tout en faisant dhyâna peut-être que quelqu'un va avancer jusqu'à zazen.
2) Deuxième échange.
« Question : Pourquoi faut-il considérer seulement celle-ci (la méditation assise, zazen) comme la vraie porte ?
Réponse : Parce que c’est justement cet art merveilleux nous permettant d’obtenir la Voie que le grand maître Shâkyamuni a transmis avec justesse. De même, les Ainsi-Venus des trois mondes, mondes du passé, du présent et du futur, ont tous obtenu la Voie grâce à la méditation assise. C’est pourquoi ils se sont transmis celle-ci comme la vraie porte. Ce n’est pas tout. Sous le ciel de l’Ouest (l’Inde) et sur la terre de l’Est (la Chine), la multitude des patriarches a obtenu la Voie grâce à la méditation assise. C’est pourquoi j’expose à présent cette vraie porte aux humains et aux divinités. »
► Le mot merveilleux revient ici.
Y O : Oui. Et vous vous rappelez que ce mot myô 妙 c'est celui qu'on trouve dans Myôhô Renge Kyô 妙法蓮華經, l'incantation du sûtra du Lotus.
Et c'est très intéressant parce qu'encore maintenant les Japonais utilisent ce terme myô quand il y a quelque chose d'un peu mystérieux ou de mystificateur. C'est pour cela que j'aime bien traduire par « merveilleux » parce qu'il y a cette nuance : dans le caractère il y a une femme, et c'est une petite femme, elle est sublime, merveilleuse mais un peu mystérieuse. Il y a dans tous ces sens.
J'ai traduit le terme myôjutsu 妙術 par l’ « art merveilleux » où jutsu 術 désigne l'art, par exemple l'art du tir à l'arc. Et c'est très bon de considérer le zazen comme un art merveilleux.
Shôden 正伝 « transmettre avec justesse »
Comme d'habitude j'ai traduit shôden 正傳 (ou 正伝) ici par « transmis avec justesse » ; ça peut être aussi traduit par « la transmission juste ». C'est donc transmettre sans tordre le chemin. On retrouve le shô 正 qu'on a vu tout à l'heure. On ne peut pas compter le nombre d'occurrences de ce terme tellement elles sont nombreuses.
Tokudô 得道 et tokudo 得度
Je voudrais aussi souligner autre chose qui devrait vous être utile à vous qui pratiquez la Voie. J'ai traduit tokudô 得道 par « obtenir la Voie » de façon littérale. Qui peut expliquer la différence entre tokudô 得道 et tokudo 得度 ?
P F : Tokudo c'est l'ordination de moine.
Y O : Oui. C'est-à-dire que le premier caractère toku 得 qui est le même dans les deux mots signifie « obtenir ». Ensuite :
1. Dans tokudo 得度 le caractère do 度 est celui du parachèvement. Il y a le sens du salut définitif qui consiste à passer à l'autre rive. Pour indiquer le salut on écrit souvent ce caractère do 度. Et donc tokudo signifie littéralement « obtenir le salut » c'est-à-dire qu'on est déjà passé à l'autre rive, à la rive du salut. Et traditionnellement on emploie ce mot lorsqu'on reçoit la tonsure. Comme Patrick vient de le dire, lorsqu'on s'engage dans la Voie c'est tokudo. Et on a vu la dernière fois que le commencement et la fin sont identiques. Donc du moment qu'on s'engage, tout est déjà là. C'est en ce sens-là que la tonsure est désignée par tokudo, c'est en fait le commencement du cheminement de bodhisattva.
2. Le terme tokudô 得道 signifie « obtenir la Voie » et ça désigne le stade du maître. En effet l'obtention de la Voie n'est possible que pour ceux qui ont vraiment fait tout l'itinéraire. Donc tokudô 得道 signifie presque l'inverse de tokudo 得度!
Et c'est pour cela que je vous demande de bien distinguer les deux sons o et ô : le son bref et le son prolongé. Confondre les termes tokudo et tokudô c'est confondre le petit disciple et le grand maître !
3) Troisième échange.
Dôgen avait que 31 ans quand il a écrit ce texte, il venait de rentrer de la Chine au Japon. Et simplement c'est un polémiqueur dès le départ. Donc il va polémiquer d'une façon assez sévère à partir de ce troisième échange.
« Question : Transmettre avec justesse l’art merveilleux des Ainsi-Venus, ou bien, suivre la trace des patriarches, cela dépasse vraiment la compréhension du commun des mortels. Cela dit, la lecture des sûtras et l’invocation du nom de l’Éveillé doivent constituer en elles-mêmes les relations circonstancielles de l’Éveil. À quoi servirait-il alors de rester assis vainement sans rien faire ; en quoi cela pourrait-il nous aider à obtenir l’Éveil ?
Réponse : Vous croyez, comme vous venez de le dire, que la concentration de soi chez la multitude des éveillés ainsi que la grande Loi sans au-delà consistent à rester assis vainement sans rien faire. Voilà des personnes qui calomnient le Grand Véhicule. Que votre égarement est profond ! C’est comme si vous disiez qu’il n’y a pas d’eau tout en vous trouvant au milieu d’un grand océan. Déjà, par bonheur, vous êtes assis en paix dans la concentration de soi avec la multitude des éveillés, concentration mettant en œuvre la félicité de la Loi au profit de soi-même. N’en résulte-t-il pas une immense vertu acquise ? Que c’est lamentable ! Vos yeux ne sont pas encore ouverts, et votre cœur reste encore en état d’ivresse.
En un mot, insondable est le domaine de la multitude des éveillés. Ni le cœur ni la conscience ne sauraient l’atteindre. À plus forte raison, comment une personne sans foi ou celle de peu de sagesse arriverait-elle à le connaître ? Seule une personne qui a la vraie foi, dotée du grand ressort dynamique, peut y avoir accès. Une personne sans foi, même si on lui dispense l’enseignement, a du mal à le recevoir. Sur la Montagne sainte, il y eut encore des adeptes à qui (l’Éveillé-Shâkyamuni déclara) qu’il leur était aussi bon de se retirer. Bref, du moment que se produit la vraie foi dans votre cœur, pratiquez et étudiez la Voie. Sinon, il faut vous arrêter pour l’instant et regretter de ne pas avoir bénéficié, depuis le passé, du bienfait de la Loi. »
► Dôgen attaque, c'est tout ce qu'il fait, il ne répond pas à ce qu'on lui a demandé. Il dit simplement que la personne qui a posé la question est stupide, et que puisqu'elle est stupide c'est qu'elle n'a pas de chance, et puisqu'elle n'a pas de chance il vaut mieux qu'elle attende avant de rentrer dans cette Voie-là !
Y O : C'est très juste. En effet ce n'est que le commencement de l'argumentation que Dôgen développe tout de suite après.
« La vraie foi ».
► Il parle de « la vraie foi ».
Y O : Oui et c'est très important pour vous tous qui êtes pratiquants.
La vraie foi c'est shôshin 正信. On retrouve à nouveau le terme shô 正. On a déjà vu le terme shin 信 qui est un idéogramme composé : la clé c'est l'homme, et le corps du caractère gon言signifie « parler, la parole ». Donc il s'agit de l'homme fiable, c'est pourquoi shin 信 peut se traduire par croire, par la foi ou la fiabilité.
J'ai l'impression que les bouddhistes n'aiment pas trop utiliser le mot foi.
► C'est vrai que chez les chrétiens on dit « J'ai la foi » et que c'est passé dans le langage courant : « avoir la foi » c'est forcément être chrétien. Et on parle de la foi du charbonnier. C'est seulement dans notre civilisation très marquée par le christianisme que le mot de foi a pris ce sens. Et du coup même chez nos contemporains quand on emploie le mot foi, beaucoup de gens entendent encore ça.
► Il y a souvent aussi une confusion entre la foi et la croyance.
► Il y a également l'aspect où le mot foi est opposé à la rationalité, à savoir que la foi c'est l'inverse de la rationalité. Et du coup c'est un peu contraire à l'enseignement du Buddha qui dit : « Vérifiez, expérimentez ce que je vous dis. » Or si on se place au niveau de ce qu'on appelle couramment la foi : on croit d'abord et on expérimente après, ce qui est le contraire. C'est donc normal qu'il y ait un problème avec le terme de foi.
P F : Pourtant il y a beaucoup de maîtres contemporains zen qui utilisent le terme de foi sans hésitation, à l'oral comme à l'écrit. Philippe Coupey, par exemple, le fait. Il a écrit des commentaires sur le Shinjinmei 信心銘 (Poème sur la foi en l'esprit)[5].
Y O : Je traduirais shin (deuxième kanji de Shinjinmei) 心par « cœur » plutôt que par « esprit ».
P F : Donc dans ses commentaires il utilise bien le mot foi au sens de quelque chose qu'on peut expérimenter et même renforcer par sa pratique, autrement dit renforcer la confiance dans le fait qu'on a accès à ce cœur-esprit, que ce n'est pas quelque chose en dehors de nous.
Y O : Comme l'étymologie de shin 信 le montre puisqu'il y a l'homme et la parole, le sens initial de ce mot est vraiment fiable : « je tiens la parole » et cette parole est consistante, fiable. Donc je crois que sur le plan étymologique si on traduit shin 信 par « la foi » il n'y a pas une idée d'opposition à la rationalité. Bien sûr que, Dôgen dans le Shôbôgenzô – et là il n'est pas contre la rationalité – dit qu'il faut avoir la foi c'est-à-dire que sans discuter d'avance pour savoir si « ceci est bon (ou pas) », il faut entrer, plonger dedans : il y a cette attitude qui montre la confiance absolue.
► J'aime bien le mot "confiance".
Y O : Oui, "confiance" c'est pas mal.
► Et Dôgen ajoute dans notre texte : « la vraie foi dotée du grand ressort dynamique ».
Y O : Oui ressort dynamique est le mot taiki 大機 où ki 機 désigne le ressort. Ce caractère ki 機 est polysémique il veut dire : « la faculté, l'occasion, dynamique, le ressort cosmique, la machine, le talent ». L'important est de mettre en œuvre ce ressort dynamique dont on est muni. Et c'est ça jijuyû zanmai 自受用三昧 qu'on a vu la dernière fois, c'est vraiment mettre en œuvre tout ce qu'il y a déjà aux tréfonds de soi-même, d'où le mot de Dôgen : « C’est comme si vous disiez qu’il n’y a pas d’eau tout en vous trouvant au milieu d’un grand océan.»
« Par ailleurs, connaissez-vous ou non la vertu acquise qu’on puisse obtenir en pratiquant la lecture des sûtras, l’invocation du nom de l’Éveillé, etc. ? Il est fort futile de croire que le simple acte de remuer la langue et d’élever la voix puisse constituer l’œuvre de l’Éveillé et sa vertu acquise. En tenant cela pour la Loi de l’Éveillé, on s’en éloigne de plus belle. Par ailleurs, ouvrir des sûtras consiste à clarifier et à connaître l’enseignement de l’Éveillé sur la manière et le principe de la pratique, avec les méthodes subite et graduelle ; si vous pratiquez selon cet enseignement, vous obtiendrez sûrement l’Éveil attesté. Il ne s’agit nullement de s’adonner à de vaines spéculations en tenant celles-ci pour la vertu acquise vous permettant d’obtenir l’Éveil. Si vous vous imaginez parvenir à la Voie de l’Éveillé en récitant sans arrêt et stupidement mille et dix mille stances, c’est encore comme si vous vouliez vous rendre dans le pays d’Etsu (le Sud), tout en tournant votre brancard vers le nord. Ou encore, c’est comme si vous vouliez faire entrer une cheville carrée dans un trou rond. Ignorer le chemin de la pratique tout en prenant connaissance des écritures, c’est comme si celui qui étudie un livre de médecine oubliait de préparer le remède. À quoi bon alors ? Élever la voix sans arrêt, comme si les grenouilles coassaient nuit et jour dans les rizières au printemps, finalement, cela reste encore sans effet. À plus forte raison, ceux qui sont profondément dévoyés par la renommée et les profits personnels ont du mal à rejeter tout cela ; c’est à cause de leur cœur profondément avide de profit. Déjà, dans le passé, il existait de ces gens-là ; comment n’en existerait-il pas dans le monde d’aujourd’hui ? Ceux-là sont les plus lamentables. »
Y O : Ce n'est pas compliqué non plus.
► Dôgen attaque ceux qui font la répétition incessante.
Y O : Oui et Dôgen ne dit pas très clairement de qui il s'agit. Pour comprendre il faut connaître l'arrière-plan historique bouddhique du Japon de l'époque. Et même pour les quatrième et cinquième échanges, il faut aussi connaître cela.
Un mot pour l'instant. À l'époque on trouve :
– Zenke 禅家 l'école zen
– Kyôke 教家les écoles scripturaires (scolastiques), fondées sur l'étude des sûtras, telles que Tendai 天台, Kegon 華厳, Hossô 法相…
– Jodô 浄土 la Terre pure.
– Il y a aussi les écoles ésotériques qu'on verra après.
Ce que Dôgen critique actuellement
– c'est d'une part Kyôke les écoles scripturaires dont l'enseignement est fondée sur les sûtras : l'« École du Lotus » [Hokke-shû, 法華宗 autre appellation de l’école Tendai 天台宗 (Tiantai)] dont la doctrine place le Sûtra du Lotus au sommet de tout l’enseignement bouddhique ; l'« École de l’Ornementation fleurie » : Kegon-shû 華厳宗 dont la doctrine est fondée sur le Sûtra de l’Ornementation fleurie [Kegon-kyô 華厳経]. En tout cas il s'agit de l'étude des sûtras scolastiques qui prend énormément de place dans les écoles Kyôke.
– Et c'est d'autre part l'incantation de la Terre pure, notamment l'incantation : Namu Amida Butsu…
Dôgen critique donc ces deux écoles pour l'instant.
On finit de lire ce troisième échange et après on fera l'historique. Quand vous connaîtrez l'arrière-plan historique bouddhique vous comprendrez beaucoup mieux ce que le jeune Dôgen de 31 ans veut dire là-dessus.
► Dôgen ne rejette cependant pas l'étude puisque dans la suite du texte il dit que si on ouvre les sûtras bouddhiques pour clarifier on peut aller vers l'éveil. Il articule l'étude et la pratique.
Y O : Tout à fait. Et c'est très important de souligner cela. Il y a encore maintenant énormément de pratiquants bouddhistes qui méprisent l'étude au nom de la pratique. Or ce n'est absolument pas l'attitude de maître Dôgen.
► Il précise : « Ouvrir des sûtras consiste à clarifier et à connaître l’enseignement de l’Éveillé sur la manière et le principe de la pratique, avec les méthodes subite et graduelle » donc ce sont ces textes-là qui sont utiles.
Y O : Oui. C'est-à-dire que du moment qu'on arrive à faire sien le texte qu'on étudie, c'est bon. Mais quand Dôgen critique des savants, c'est parce qu'ils restent à la surface, sans faire leur le texte qu'ils étudient.
► C'est comme celui qui étudie la médecine et qui ne s'occupe pas du remède.
Y O : C'est exactement cela.
► Donc il critique les purs intellectuels. Mais un intellectuel qui pratique, ou quelqu'un qui pratique et qui est intellectuel, il n'y a pas de problème. Ouf !
Y O : Et puis même dans d'autres textes, Dôgen critique carrément ceux qui n'étudient pas, ceux qui ne font que la pratique. Donc en fait il critique les deux. C'est cela le non-dualisme aussi : à la fois l'étude et la pratique.
► Dôgen critique aussi le profit, à la fin du paragraphe. Certains faisaient des commentaires sur les sûtras et acquéraient une place très importante, ainsi que du pouvoir. Et là il y a une critique nette de ces gens-là.
► C'est la critique du clergé qu'il a déjà exprimé dans d'autres textes.
Y O : Oui, partout. Je reviendrai là-dessus, mais je dis un mot tout de suite sur ce problème qu'on trouve dans le bouddhisme chinois et aussi dans le bouddhisme japonais. En effet le bouddhisme a été introduit d'abord par les classes privilégiées, donc il a été protégé par l'État.
Par exemple en Chine maître Nyojô était sur le mont Tendô qui est immense. Je ne suis jamais allée là-bas mais j'ai vu un plan et je me suis rendu compte que c'était immense. Et maître Nyojô avait plusieurs résidences personnelles, et non seulement maître Nyojô mais aussi les abbés successifs. Vraiment le statut de l'abbé dans certains monastères était presque identique à celui du pape, c'était énorme. Et au Japon, dès le commencement du bouddhisme, c'étaient les aristocrates et ceux qui avaient le pouvoir politique qui ont été avant tout les adhérents du bouddhisme. Donc dans ce texte de Dôgen il y a tout cela en arrière-plan.
Malheureusement la religion quelle qu'elle soit, y compris le bouddhisme, n'a jamais été séparée de la politique ni de l'argent. Dôgen lui-même était issu d'une grande famille aristocratique impériale, mais il était très radical. Les mauvaises langues disent que s'il n'avait pas eu des fonds financiers par sa famille, il n'aurait jamais pu faire ce qu'il a fait. Rien que pour écrire c'était très coûteux à l'époque. Or Dôgen travaillait dans la nuit, et à l'époque il n'y avait pas d'électricité, il fallait de l'huile pour la lampe, et cette huile coûtait très cher. Ça veut dire que quand même il avait les moyens.
Il menait une vie extrêmement austère, donc ce n'est pas du tout l'argent qu'il cherchait. Mais rien que pour aller en Chine, ça coûtait une fortune. Donc on peut penser que sa famille l'a soutenu financièrement.
► En Chine il y est allé avec son maître, donc c'est peut-être le temple de son maître qui a payé son voyage. Les temples sont quand même des collectivités.
Y O : Il est possible que ça se soit fait ainsi. En effet les monastères bouddhiques, et cela c'est vrai aussi chez les chrétiens, sont très riches. Mais du moment qu'une dépense se fait pour le bien commun c'est tout à fait acceptable.
► Et peut-être aussi que sa famille faisait des dons au monastère.
Y O : C'est possible. Mais là on touche au domaine de l'historien. Il doit exister des recherches très précises là-dessus.
« Justement et tout simplement, sachez-le, la merveilleuse Loi des sept éveillés du passé, étant reçue et gardée, dévoile sa signification capitale du moment qu’elle est transmise avec justesse aux étudiants qui ont obtenu l’Éveil attesté par le sceau du cœur, et qui sont rassemblés auprès des maîtres guides de la Voie, maîtres munis d’un cœur clairvoyant. Cela est loin de la portée des maîtres de la Loi tributaires des mots et des dogmes. – c'est la critique des savants – S’il en est ainsi, mettez fin à tous les doutes et à l’égarement et, en pratiquant la Voie avec la méditation assise selon l’enseignement d’un vrai maître, attestez et faites vôtre la concentration de soi mettant en opération la félicité de la Loi au profit de soi-même (jijuyû zanmai 自受用三昧).»
► Il parle du doute et de l'engagement : il ne faut pas avoir de doute, il faut vraiment pratiquer de tout son être.
Y O : Tout à fait. C'est-à-dire que tant qu'on hésite, tant qu'on doute, et tant qu'on ne s'engage pas, on ne peut rien obtenir.
► Il fait appel à la foi.
Y O : Quand Dôgen utilise le terme shin (la foi) c'est toujours dans ce sens-là : il faut plonger, entrer dedans. Et zazen c'est cela. Si on commence à réfléchir à quoi ça peut servir, on ne fera rien.
► Ça ne sert à rien !
Retour sur la question de la transparence.
Y O : Justement cette question « À quoi ça sert le zazen ? », me fait penser à quelque chose que je voudrais dire avant qu'on fasse l'historique. J'ai beaucoup aimé les interventions à la fin de la dernière séance quand on a parlé de la résonance.
► Il a été question de la transparence en peinture, et du souffle dans le tir à l'arc.
Y O : Oui, et c'est très parlant parce que justement : à quoi ça sert la transparence dans la peinture puisque ça ne se voit pas ?
Barbâtre /F A : Oui d'ailleurs j'y ai repensé. Il s'agit d'une transparence qui englobe à la fois la transparence et l'opacité.
Y O : Sans la transparence il n'y a rien, et pourtant la transparence n'existe pas en tant que telle, c'est le fondement même.
B : C'est compliqué.
J D : C'est le glacis.
B : Oui le glacis fait partie de la transparence parce qu'il y a une transformation de la matière.
Je lisais récemment un article sur la peinture, et l'auteur disait où se situe la rupture dont on a parlé la dernière fois. Il disait que la rupture était là où a disparu l'incarnation. Autrement dit dans la peinture il y a une transformation de la matière en lumière, par la transparence, par les glacis, par tout un vrai savoir-faire qui a été mis au point très vite par les Hollandais, en particulier par les frères Van Eck. Et une fois que ça a été perdu, quelque chose de l'incarnation a disparu.
Mais en même temps ce n'est pas si simple parce que quelqu'un comme Van Gogh qui peignait sans transparence, directement, avait affaire à la totalité dynamique. C'est-à-dire que la façon dont il enchaîne les traits, l'ensemble des objets fait un tout, une unité absolue, il y a une cohérence mais il n'y a pas de transparence. Et par ailleurs la transparence ne suffit pas, puisque que les peintres pompiers du XIXe siècle peignaient en transparence. Au moment de Cézanne il y avait tout une école académique qui travaillait avec la transparence mais ça ne jouait pas. Donc ça peut être sujet à caution.
► Il manquait peut-être le ressort dynamique dans cette peinture-là.
J D : Justement chez Van Gogh il n'y avait pas de repentir, c'était le trait direct, tandis que dans les peintures précédentes il y avait toujours l'étude, le tracé, et on repassait par-dessus. Mais pas chez Van Gogh.
► Chez lui c'était la totalité dynamique sans transparence !
Y O : Pour moi la transparence avant tout c'est Vermeer.
B : Oui, et Rembrandt.
J D : Ça commence avec le sfumato de Léonard de Vinci.
B : Oui, c'est extraordinaire. Et peut-être que le plus, ce serait Léonard de Vinci. C'est très étonnant. Mais je pense que c'est encore plus compliqué que ça.
Y O : Donc ça, c'était à cause de la question « À quoi ça sert ? » qui m'a fait réfléchir sur la transparence.
Le rôle du maître.
Avant de commencer l'historique, est-ce que vous avez autre chose à dire ?
F C : Je suis sensible au fait que c'est « transmis avec justesse », par « un vrai maître ». Je suis sensible à cette notion d'une espèce de rectitude, de repère qui permet de dissocier ce qui est une fausse pratique d'une pratique authentique. C'est réaffirmé assez souvent par Dôgen.
Y O : Et vous pratiquez le tir à l'arc, vous connaissez donc l'importance du maître c'est-à-dire de celui qui guide.
F C : Oui et c'est d'ailleurs une des caractéristiques de l'enseignement : il n'y a que le maître qui soit habilité à enseigner. Les pratiquants les plus avancés peuvent commencer à dégrossir, mais c'est le maître qui peut dire à quelqu'un ce qu'il doit faire pour progresser. Et il ne dira pas exactement la même chose à deux personnes différentes parce qu'il doit trouver les images qui permettent à chacun de progresser. En effet le problème c'est qu'une partie du tir se fait sans qu'on regarde ce qu'on fait. Et donc il faut construire une image mentale de ce qu'on fait. Le maître doit alors indiquer à l'élève la bonne image mentale qui va lui permettre de trouver le mouvement juste. Par exemple il va lui dire à quelqu'un de tirer le coude en arrière, mais c'est quelque chose qu'il ne dira pas à une autre personne parce qu'il faut qu'il corrige un autre défaut. C'est le maître qui est garant de l'authenticité de l'enseignement.
Y O : C'est sûr. Et pourquoi y a-t-il tant d'insistance sur cette relation ? C'est là que le mot maître ne me semble pas bon car il a un sens assez hiérarchique. Il s'agit de moi et l'autre.
Et surtout l'école zen n'aime pas du tout l'autodidacte, il faut se faire guider par quelqu'un. Pourquoi est-ce si important?
► Il y a des questions d'ego, c'est-à-dire que si l'on ne se soumet pas entièrement à quelqu'un c'est qu'on garde un ego extrêmement fort, et il n'y a rien de possible tant qu'il y a cette carapace de l'orgueil. Le maître c'est celui qui casse l'orgueil.
P M : On risque de s'égarer, c'est le danger de se construire soi-même.
Y O : Tout à fait. Personnellement je suis en train de méditer un peu là-dessus. Il y a moi et l'autre : un éveillé avec un autre éveillé. Et justement on vient de parler de la résonance. La résonance c'est l'écho : l'un fait écho à l'autre, et l'autre en même temps fait lui-même l'écho. C'est un rapport de résonance : maître et disciple c'est deux personnes qui sont là face-à-face pour la transmission juste de la Voie, et c'est la même chose pour d'autres voies de type artistique.
P M : C'est pour cela qu'il n'est pas facile de trouver son maître.
Y O : Exactement. Certaines personnes ont la chance d'avoir trouvé un maître, mais si jamais on va de maître en maître sans trouver de vrai maître, je crois qu'il ne faut pas se culpabiliser parce que c'est également l'expérience de maître Dôgen. Il faut peut-être plusieurs dizaines d'années avant de trouver le vrai maître.
Vous, François, en tir à l'arc vous avez cet écho avec votre maître ?
F C : C'est une relation effectivement forte. Tout au début j'ai eu l'occasion de pratiquer dans un dôjô tenu par un maître zen de la tradition rinzai en Ardèche. C'est lui qui m'a initié pendant trois ans. Ensuite j'ai continué avec d'autres maîtres. Mais je pense qu'il y a aussi dans ce rapport l'idée que ce n'est pas au maître qu'on se soumet, mais que c'est à la pratique qu'on se soumet, et ce n'est pas la même chose. C'est-à-dire qu'on ne s'empare pas de cette pratique, on s'y conforme, on se rend disponible. Il ne s'agit pas d'acquérir un savoir mais il s'agit d'entrer dans une pratique.
Y O : Et c'est finalement pour se découvrir soi-même.
P F : D'après ce que tu dis, François, on pourrait imaginer qu'entre le maître et le disciple il n'y a pas une relation duelle mais une relation triangulaire, le troisième pôle du triangle étant la pratique. Et tu parles de forme mais se conformer ça renvoie à la différence entre le shô et ja : dans le deuxième cas c'est mal ajusté, donc l'image est mal conformée. Et si le disciple s'ajuste mal à la pratique, le tiers qui est le maître le voit, ce que ne peut pas faire le disciple de son point de vue tordu. Bien sûr le disciple voit le monde de façon tordue, mais puisque le maître le voit, et avec l'effet miroir, la résonance, le disciple va pouvoir s'ajuster à la pratique.
F C : Oui. Et je pense que pour le maître, le disciple est une dimension de sa propre pratique. Lui aussi est en résonance, il voit des choses qui le renvoient à sa propre pratique.
Y O : Donc le mot "miroir" est très juste. Et même dans la psychanalyse c'est un peu ça : le psychanalyste est un peu le miroir de l'autre.
C M : Il me semble qu'en zen rinzai, le travail sur les kôan est justement prévu pour qu'il y ait une relation personnelle entre le maître et le disciple.
Y O : Oui. Pour un kôan il y a une multitude de manières de répondre[6], et toujours la réponse que le disciple fait doit être existentielle, ce n'est pas une vérité toute faite.
P F : Le kôan est une ruse de l'enseignant pour aider le disciple à manifester sa compréhension de la pratique. C'est plus facile de voir qu'il a l'esprit tordu ou qu'il a une pratique mal ajustée s'il répond par un truc qui est plein d'ego que de le voir sur sa façon de laver le riz à la cuisine. Ce sont deux modes d'expression dans lesquels le disciple exprime sa compréhension. Et répondre à un kôan est peut-être un mode plus facile à gérer dans une institution où les gens se parlent et où on enseigne à un grand nombre de personnes à la fois. Peut-être que le kôan est une façon d'industrialiser l'enseignement.
C M : Le maître peut utiliser les deux choses. Par expérience j'ai vu le roshi Eizan Goto aller voir à la cuisine comment on faisait la vaisselle.
F M : Tout à fait. Le regard du maître en zen rinzai est partout. Il ne se borne pas au moment de l'entretien rituel qui a lieu pendant les temps d'assise.
Y O : Ah bon tous les deux vous êtes du zen rinzai, et vous aussi Nicole.
P F : Parmi nous, trois sont donc du zen rinzai et les autres sont du zen sôtô. Intéressant.
Y O : C'est très bien ! Maintenant on passe à l'historique. Je commence au tout début de l'histoire du Japon.
II) Histoire du bouddhisme au Japon (1ère partie)
A) La période Yamato (250 environ - 710)
La Chine est un grand empire qui a une histoire avant même l'ère chrétienne, mais pour le Japon c'est beaucoup plus tardif. C'est seulement vers le IIIe ou IVe siècle que ça devient un peu historique. À cette époque il n'y avait qu'une tradition orale, mais il y avait déjà la cour impériale. Celle-ci se trouvait à Yamato 大和 une région qui se trouve aux alentours de Nara, près de la ville actuelle de Kyôtô. C'est vraiment le berceau du Japon.
C'est donc l'époque Yamato. Et le mot Yamato大和 reste synonyme du mot Japon (日本 Nihon). Ce mot Yamato 大和 littéralement veut dire « grande harmonie ». Quand le terme 和 est utilisé seul il se prononce wa et désigne l'harmonie. Et sans doute vous connaissez plusieurs mots qui comportent ce terme wa. Par exemple wabun 和文 désigne l'écriture japonaise, wagashi 和菓子 c'est le gâteau japonais, waka 和歌c'est le chant japonais, wafu 和風 c'est le style japonais, wafuku 和服 c'est le kimono car fuku 服 c'est le vêtement. Donc vous voyez à quel point ce yamato a marqué la culture de la civilisation japonaise jusqu'à maintenant puisqu'on utilise toujours ce mot wa.
Le caractère 和 est un idéogramme composé : il y a la bouche et le reste 禾 représente une branche de marronnier qui porte beaucoup de fruits et qui se plie. D'où l'impression très douce de souplesse, d'harmonie. En tout cas c'est ce qui est expliqué dans le dictionnaire !
Le mot waji 和字 désigne le kana, l'alphabet japonais. En effet ji 字 désigne le caractère. Ça correspond aux kana, c'est-à-dire hiragana et katakana.
Le mot washi 和紙 veut dire papier japonais. Il coûte très cher à Paris mais il commence à se vendre plus largement.
Tout ceci c'est pour dire que l'époque Yamato et la région concernée sont vraiment l'origine même du Japon.
P F : En zen on chante le Hannya Shingyô, et à la fin on chante boji sowaka. Est-ce le même wa ?
F M : Non c'est une transcription de swâhâ qui est du sanskrit. C'est donc juste une salutation de fin de sûtra. C'est un peu comme les chrétiens qui ont gardé les mots alléluia et amen d'une langue antérieure. À la fin du Hannya Shingyô c'est le souvenir de l'origine…
Y O : Oui, ça n'a pas de sens c'est une sorte d'incantation.
L'entrée du bouddhisme au Japon au milieu du VIe siècle.
Le bouddhisme est né en Inde, ensuite il a été introduit en Chine dès le Ier siècle. Et c'est vers le milieu du VIe siècle qu'il est introduit au Japon par l'intermédiaire dePaekche (Kudara 百済 en japonais) qui est dans l'actuelle Corée.
Il y a deux hypothèses : l'une c'est qu'il est introduit en 538, et l'autre c'est qu'il est introduit en 552. La seconde date est plus officielle parce que c'est attesté dans la chronique du Japon de l'époque qui s'appelle Nihon shoki 日本書紀 (Nihon 日本 désigne le Japon, sho 書 c'est le livre, et ki 紀 c'est la chronique) à l'ère de l'empereur Kinmei [欽明天皇, Kinmei Tennō, 509-571].
L'importation de l'écriture au milieu du VIe siècle.
Dès le milieu du IVe siècle il y avait déjà une unité nationale mais pas encore d'écriture. Les Japonais ont importé les kanji, donc les caractères chinois, presque en même temps que le bouddhisme c'est-à-dire au milieu du VIe siècle. Avant il n'y avait aucun moyen pour écrire, c'était la tradition orale. Il y avait par exemple des traditions de chants mais pas d'écriture.
C'est donc à partir du milieu du VIe siècle que tout commence puisque la culture chinoise entre massivement au Japon.
À la cour impériale il y avait presque une monarchie de type constitutionnel : les aristocrates avaient le pouvoir, et l'empereur était au sommet. La constitution a été formée par le prince Shôtôku [Shōtoku Taishi 聖徳太子] (574-622). Ce prince est né juste après l'introduction du bouddhisme au Japon, il était très érudit et spirituel. Il avait toutes les qualités et est devenu tout de suite un grand adepte du bouddhisme. Il a lui-même écrit plusieurs ouvrages dont un commentaire sur le sûtra du Lotus. Il habitait dans la région de Yamato qui était donc le berceau du Japon. Mais la puissance de la cour impériale se répandait déjà sur une grande partie du Japon.
J D : Il a écrit la constitution du Japon en 17 articles 十七條憲法. Le mot wa 和 (harmonie) se trouve dans le texte. J'ai chez moi des photos de ce rouleau.
Une chose à signaler : nous avons parlé du prince Shôtôku, et il faut savoir que le bouddhisme entre au Japon en passant par la classe privilégiée des personnes qui détenaient le pouvoir c'est-à-dire les aristocrates. Donc la basse population était à l'écart de cette nouvelle spiritualité.
B) La période Nara 奈良時代 (710 à 784)
Donc le berceau du Japon c'est Yamato. Et à partir de 710 c'est l'époque Nara. C'est-à-dire que la capitale est installée à l'endroit de l'actuelle ville Nara qui s'appelait Heijô-kyô 平城京 à l'époque. Et grâce à l'héritage du prince Shôtôku, il y a eu un grand développement du bouddhisme au Japon, mais comme à la période précédente, c'est toujours les aristocrates qui s'intéressent au bouddhisme.
Il y a six écoles qui existent à cette époque, et l'ensemble s'appelle les Six écoles de la Capitale du Sud 南都六宗, Nanto roku shū (nan 南 signifie le sud et to 都 la capitale, en effet Nara étant nommée « capitale du sud » à l'époque ; roku 六 signifie six et shû 宗 veut dire école ou enseignement).
- L'école Kusha [倶舎宗, kushashû] où kusha est une transcription phonétique de abhidharma. Cette école est fondée sur l'Abhidharmakośa de Vasubandhu, qui défendait les vues du Petit Véhicule à l’époque où il composa ce traité. Elle vient donc directement de l'origine même du bouddhisme du petit véhicule.
- L'école Ritsu [律宗], ritsu étant la traduction de vinaya (la discipline), c'est donc l'« école de la discipline » fondée sur l'observance du vinaya. Cette école n'a pas du tout connu de succès au Japon.
- L'école Jojitsu [成実宗, jôjitsushû] école de la vérité réalisée. Cette école a pour base un ouvrage de Kumârâjiva qui fut réalisé aux alentours du Ve siècle qui parle de la vacuité. C'est donc un intermédiaire entre le petit véhicule et le grand véhicule.
- L'école Sanron [三論宗, sanronshû, « école des trois traités »] fondée sur les trois traités fondamentaux de Nâgârjuna. C'est une école métaphysique scolastique qui parle de la vacuité.
- L'école Hossō-shū [法相宗, école de l'aspect de la Loi] issue des Vijnânavâdin. C'est également une école très érudite, intellectuelle, très difficile, qui s'occupe de Yuïshiki 唯識 c'est-à-dire « rien que conscience » du philosophe indien Vasubandhu, qui s’était alors rangé aux vues mahayanistes de son demi-frère Asanga.
- L'école Kegon [華厳宗, école de l'ornementation fleurie], est l'école la plus connue. C'est une école extrêmement mystique et métaphysique. Sa doctrine est fondée sur le Sûtra de l’Ornementation fleurie [Kegon-kyô 華厳経].
Dans les corpus du grand véhicule il y a plusieurs corpus majeurs, mais surtout on en relève deux : le Kegon-kyô 華厳経 qui est extrêmement mystique et métaphysique, et Hokke kyô 法華経, le sûtra du Lotus. Et je fais personnellement une sorte de comparaison : Kegon c'est un peu Platon, et Hokke c'est plutôt Aristote. En fait, le sûtra qui a connu le plus de succès en Asie et surtout en Asie du Sud, c'est le sûtra du Lotus.
► Il a été composé à quelle époque ?
Y O : Il y a plusieurs hypothèses et il faut être grand spécialiste pour en parler. En gros c'est aux alentours du Ier siècle. Il a été écrit en sanskrit puis traduit par plusieurs traducteurs dont le plus célèbre est Kumârâjiva. Beaucoup de corpus originaux en sanskrit ont été perdus, mais ce n'est pas le cas de Hokkekyô. Je crois que je vous ai déjà dit l'an dernier que, lorsqu'on compare le texte original en sanskrit et la traduction de Kumârâjiva, il y a d'énormes différences, ce qui fait que les bouddhologues de courant indianiste et les bouddhologues de courant sinisant ne sont jamais d'accord. D'autre part je suis tout à fait d'accord que la traduction de Kumârâjiva est nettement plus profonde que le texte original en sanskrit.
F M : Les deux textes sont dans la bibliothèque de l'IEB. Vous pouvez vous faire une idée par vous-mêmes !
Y O : Donc vous voyez qu'à l'époque Nara, dès le VIIIe siècle, il y a d'une part les écoles scolastiques très érudites, intellectuelles, mais aussi il y a les courants du petit véhicule et aussi du grand véhicule. Mais il faut dire que la tradition du petit véhicule n'a jamais connu le succès, aucune expansion. Je crois que ça ne convenait pas et que ça ne convient pas encore à la mentalité japonaise. C'est trop méticuleux, trop textuel. Les Japonais n'aiment pas beaucoup quelque chose de trop précis, de trop contractuel.
P F : Ça explique qu'au Japon, au niveau des préceptes, on n'applique pas la partie du canon qui contient les règles du petit véhicule.
B) La période Héian 平安時代 (794 à 1184)
Y O : Cette période dure environ quatre siècles. Le nom de l'époque a changé car la capitale impériale s'est déplacée. À l'époque de Nara la capitale se trouvait à Nara, maintenant elle est à Kyôtô.
Les aristocrates sont toujours au sommet de l'État. Mais à partir de la fin du XIe siècle c'est le déclin avec une atmosphère assez décadente.
Le bouddhisme est très actif et pendant cette période deux grands moines japonais vont jouer un grand rôle.
L'école Tendai 天台宗 fondée par Saichô 最澄.
Tout d’abord le moine chinois Ganjin 鑑真 (Jianzhen, 687-763) arrive au Japon en 753, et y introduit les principaux corpus Tendai. Traverser la mer vers le Japon, actuellement ce n'est rien, mais à l'époque c'était un grand voyage. Ganjin était un grand aventurier.
J D : Huit ou neuf fois il a essayé de traverser.
Y O : Oui il voulait transmettre l'enseignement de l'école Tendai 天台宗 (Tiantai en chinois).
Ganjin est donc à l'origine de cette école Tendai au Japon. Et le temple Engaku-ji 円覚寺 de cette école Tendai qui sera construit sur le mont Hiei (比叡山) deviendra un quartier général non seulement pour les moines de l'école Tendai elle-même, mais aussi pour tous les grands moines japonais de l'époque Héian et de l'époque suivante Kamakura. Et justement Dôgen y a fait ses études.
Mais le moine japonais qui a vraiment fondé l'école Tendai japonaise c'est Saichō (最澄, 767–822) connu aussi sous le nom de Dengyō Daishi. C'est à la suite de son séjour effectué en Chine sous la dynastie des Tang en 804. C'est d'ailleurs lui qui a transformé les préceptes à la manière japonaise en décidant de ne pas conserver les préceptes du petit véhicule, en effet, selon lui, les préceptes du bodhisattva suffisent. On a parlé de cela l'an dernier.
Au début du quatrième échange de Bendôwa on a le mot « l'école du Lotus », ce n'est autre que l'école Tendai fondée par Saichô. Elle est appelée école du Lotus parce qu'elle prend pour fondement le sûtra du Lotus. D'où sa double appellation : école Tendai 天台宗 ou école du Lotus (Hokke-shû, 法華宗).
► Est-ce qu'il y a une filiation entre la sixième école de l'époque Nara fondée sur le sûtra de l'ornementation fleurie et sur le sûtra du Lotus et cette école Tendai ?
Y O : Oui et non. C'est comme le cas de Dôgen. Chaque grand maître qui est allé en Chine y est allé parce qu'il n'était pas satisfait des écoles existantes. Saichô lui aussi y est allé parce qu'il n'était pas satisfait des écoles de l'époque Nara.
L'école Shingon 真言宗 fondée par Kûkai 空海.
Saichô est parti avec un autre moine qui s'appelle Kûkai (774-835). Son nom signifie l'océan de la Vacuité. Il est fondateur de l'école ésotérique qui s'appelle Shingon. Après son voyage effectué en Chine de 804 à 805, Kûkai retourne au Japon et fonde le temple « Pic de diamant » [Kongôhô-ji] sur le mont Kôya [Kôya-san] en 816. Le mot sino-japonais shingon 真言, littéralement traduit « la vraie parole / la parole réelle », est latraduction du terme original sanscrit mantra, « formule détentrice », donc c'est l'école de la vraie parole qui est encore vivante aujourd'hui.
Kûkai (空海) est connu aussi sous son nom posthume de Kôbô daishi, [弘法大師 Grand Maître]. Il était très brillant et grand calligraphe.
J D : J'ai lu quelque part que Kûkai aurait été à l'origine des caractères hiragana.
Y O : C'est possible mais on ne peut pas donner d'origine aux hiragana parce que l'histoire des kana est très ancienne. C'est aux alentours du VIIIe siècle que les Japonais ont inventé les kana (hiragana, katakana) à partir des kanji. Mais il est vrai que Kûkai est connu comme un grand calligraphe, il était très doué en écriture, donc ce que vous dites est possible. Tout ce qu'on peut dire c'est qu'à l'époque de Kûkai les kana n'étaient pas encore stabilisés, et que sans doute il a dû contribuer à les stabiliser.
► Est-ce que l'école Shingon a un rapport avec le bouddhisme tibétain ?
Y O : Ça n'a rien à voir avec le bouddhisme tibétain, mais les écoles ésotériques bouddhiques ne sont pas que tibétaines !
Compléments concernant l'école Tendai.
Donc au Japon il y a des écoles ésotériques, la plus grande étant l'école Shingon. Et dans l'école Tendai ils ont souligné qu'il y a quatre dimensions dont l'une est la dimension ésotérique. Comme je l'ai dit, l'école Tendai était très importante puisque tous les grands moines japonais y faisaient leurs études, donc son influence était immense à l'époque médiévale. Il n'en reste aujourd'hui que des vestiges, mais sur le plan culturel, intellectuel, doctrinal, cette école a influencé énormément le Japon.
Jean-Noël Robert qui est professeur au Collège de France et grand japonologue est justement spécialiste de l'école Tendai japonaise.
Les 4 piliers de cette école sont : en kai zen mitsu 円戒禅密 : en 円 enseignement complet, kai 戒 les préceptes, zen 禅 la méditation dans le sens de dhyâna, mitsu 密 ésotérique.
P F : Que veut dire exactement ésotérique en fin de compte ?
Y O : Quelque chose de secret, comme dans le Shingon.
F M : C'était fondé sur des mantras et des mandalas, sur des visualisations. C'est peut-être pour cela que tu as évoqué le Tibet parce qu'il y a des moyens qui sont communs aux tibétains et au Tendai (ou au Shingon). Il y a des visualisations concernant un travail de construction et de déconstruction de figures. Il y a aussi des divinités multiples qu'on visualise, qu'on s'approprie, qu'on se désapproprie. C'est très compliqué.
Note 103 de Yoko à propos du fait que Dôgen dans la question IV parle des « cinq Éveillés » [gobutsu 五仏]. Ce sont les Éveillés représentés dans le mandala de l’ésotérisme Shingon : Vairocana au centre, Akçobhya à l’est,Ratnasambhava au sud, Amitâbha à l’ouest et Amoghâsiddhi au nord.
On vient de voir les quatre piliers de l'école Tendai. Ça signifie qu'à l'intérieur de l'école Tendai il y a le courant ésotérique, on appelle Tai mitsu l'ésotérisme de l'école Tendai.
Au Japon, donc, à l'époque vous avez presque toutes les écoles :
– Les deux écoles ésotériques Shingon et Tai mitsu ;
– Des écoles scripturaires ;
– L'école de 唯識, Yuïshiki (Rien que conscience).
L'école de la Terre pure (Jôdo 淨土).
Vers la fin de l'époque Héian un autre moine, Hônen (法然 1133-1212) fonde l'école de la Terre pure japonaise Jôdo. Nous avons vu que Dôgen dans le troisième échange de Bendôwa critique l'incantation de cette école. En effet selon cette école, pour obtenir le salut il n'y a qu'à invoquer le nom du buddha Amida selon la formule : Namu Amida Butsu 南無阿弥陀仏 formule dite 念仏 (nenbutsu), suffisante pour accéder à la Terre pure. Dôgen critique cela en disant que par l'invocation du nom de Buddha on ne peut rien obtenir.
P F : Apparemment la majorité des bouddhistes dans le monde font partie de cette tradition de la Terre pure. Ils espèrent que par cette incantation ils renaîtront dans le paradis du Buddha Amitâbha, qui est le seul endroit où on peut de nos jours entendre la véritable Loi. En effet ici ce n'est plus possible.
Y O : Tu décris très bien ce qui se passe. Il y a cette aspiration un peu désespérée et désespérante vers l'au-delà : ici-bas il n'y a que l'impureté, il n'y a que le malheur, mais là-bas on a Amitâbha, donc on aura le salut. On sera donc sauvé uniquement par l'incantation. Ce genre de pratique convenait parfaitement à la mentalité des aristocrates qui étaient en déclin à partir de la fin du XIe siècle. Donc cette école de la Terre pure a pris un grand essor vers la fin de l'époque Héian d'autant plus que justement cette atmosphère-là est née de la doctrine bouddhique de la décadence de la Loi (mappô).
La doctrine des trois périodes de la loi.
La doctrine des trois périodes de la Loi [shô zô matsu 正像末] distingue[7] :
(1) la période de la vraie Loi [shôbô 正法] dans laquelle l’enseignement [kyô 教], la pratique [gyô 行] et l’Éveil attesté [shô 証] existent dans leur intégrité. Celle-ci doit durer cinq cents ans – ou mille ans selon d’autres hypothèses – après la disparition de l’Éveillé Shâkyamuni. Cette période s'appelle shôbô et c'est le début de shôbôgenzô, et certains spécialistes suggèrent que le titre shôbô de shôbôgenzô vient de là. Je ne suis pas tout à fait d'accord mais c'est une hypothèse possible.
(2) La période du reflet de la Loi [zôhô 像法] dans laquelle l’enseignement et la pratique survivent encore, bien qu’il n’y ait plus personne qui obtienne l’Éveil attesté. Celle-ci doit durer mille ans – ou cinq cents ans.
(3) La période de dégénérescence de la Loi [mappô 末法] dans laquelle seul l’enseignement perdure, sans la pratique, ni l’Éveil attesté. Celle-ci doit durer dix mille ans. Après ces trois périodes, le monde doit entrer dans l’âge de la disparition complète de la Loi [hômetsu 法滅].
À la fin de l'époque Héian les aristocrates croyaient qu'on était à la fin du monde, et que tout le monde allait périr. La seule chose possible pour être sauvé c'était l'incantation du nom d'Amida. C'est pour cela que cette école avait énormément de succès pour obtenir le salut.
On peut noter que Hônen (法然 1133-1212) qui est le fondateur de cette école de la Terre pure japonaise était le maître de Shinran, un contemporain de Dôgen.
Vous voyez donc qu'elle était l'atmosphère de l'époque Héian qui précède la période de Kamakura qui est celle de maître Dôgen.
C) La période Kamakura 鎌倉時代 (1195-1333)
On n'a plus que cinq minutes donc je ne dis qu'un mot sur la période Kamakura et nous reprendrons cela dans 15 jours pour aller jusqu'à l'époque contemporaine.
Pourquoi la période Kamakura est-elle si importante pour le bouddhisme japonais ? C'est justement parce qu'à la fin de la période Héian le pouvoir de l'aristocratie se termine et ce sont les guerriers (bushi 武士 ou samourai 侍) qui prennent le pouvoir. Il y a tout le dynamisme, le ressort cosmique qui arrive lorsqu'ils prennent le pouvoir non seulement politique mais aussi moral et intellectuel.
Et puisque les guerriers ne sont pas des aristocrates, la masse populaire rejoint cette nouvelle spiritualité qu'est le bouddhisme.
Trois nouvelles écoles.
C'est à ce moment-là que le zen est introduit. Il est d'abord introduit par Yosai (Esai) et ensuite par Dôgen.
Shinran 親鸞 (1173-1263) invente une nouvelle école : Jôdo-Shinshû, « La véritable école de la Terre pure ».
Il y a aussi Nichiren 日蓮 (1222-1282) qui est à l'origine de la Soka Gakkai 創価学会, une secte très influente maintenant au Japon mais aussi en Europe.
Une série de périodes extrêmement intéressantes commence.
À partir de cette période Kamakura toutes les écoles protagonistes sont là. Et c'est à partir de ce moment-là que la spiritualité bouddhique au Japon s'approfondit beaucoup, on rentre dans une période extrêmement intéressante. Et ce n'est pas seulement la période Kamakura mais aussi la période Muromashi (1338-1573) et Azuchi–Momoyama (1573–1603). Toutes les voies culturelles comme la voie du thé, la voie des fleurs, la voie du tir à l'arc sont présentes à l'époque Muromashi.
F C : Oui, pour le tir à l'arc l'époque Muromashi c'est effectivement le début.
C M : Pour la voie des fleurs c'est un peu différent puisque l'art des fleurs comme pratique à part entière existait avant.
Y O : Oui, en fait c'est le moment où l'inculturation commence.
C'était un peu long, excusez-moi.
P F : C'était génial. Merci de nous avons dit tout cela. Ce sont des implicites dans le texte de Dôgen qui ne nous sont pas accessibles sauf si tu nous les livres.
Y O : Avec ces données vous comprendrez beaucoup mieux déjà les échanges 4 et 5 de Bendôwa, dans quel contexte Dôgen a écrit tout ça.
Merci beaucoup et bonne soirée.
[1] Bernard Faure traduit par "rubriques" dans la question, et par "porte" dans la réponse. Jacques Brosse traduit par "accès" dans la question, et par "porte d'accès" dans la réponse.
[2] Bernard Faure traduit par "la porte principale", et Jacques Brosse par "la porte centrale".
[3] Il s'agit de la Lectio divina qui est une méthode de prière développée dans la tradition monastique chrétienne occidentale, mais qui aujourd'hui est pratiquée aussi par les laïcs. Partant de la lecture d'un texte à caractère spirituel (de préférence la Bible) [lectio], elle consiste en le fait de méditer le texte, éventuellement simplement en laissant les paroles travailler d'elles-mêmes c'est-à-dire en les répétant [meditatio], elle se poursuit par le fait de s'adresser à Dieu [oratio] et se termine par une ouverture à Dieu au-delà des mots [contemplatio].
[4] Idée trouvée après l'atelier.
[5] Philippe Coupey a donné des commentaires de ce poème que Deux versants éditeur a publiés sous le titre Dans le ventre du Dragon. Vous trouvez ce poème par exemple sur http://deuxversants.com/old-site/shinjinmei.html . Le Shin Jîn Mei, « Poème sur la foi en l’esprit », est un recueil de soixante-treize versets, écrit à la fin du VIe siècle par maître Sosan, troisième patriarche chinois. C’est le plus ancien texte du Ch’an chinois.
[6] Ce travail sur le kôan se passe normalement à l'intérieur du temps réservé à l'assise lors d'une seshin : l'entretien entre le maître et le disciple a lieu à l'écart du zendô selon un rituel très précis. Très souvent aujourd'hui le maître attend une réponse précise au kôan qu'il a donné à son disciple. Mais la façon dont le disciple présente cette réponse compte beaucoup ainsi que la façon dont il se comporte en dehors de l'entretien.
[7] C'est la note 185 de la traduction intégrale de Bendôwa par Y Orimo.