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Ateliers d'étude du Shôbôgenzô avec Yoko Orimo
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Ateliers d'étude du Shôbôgenzô avec Yoko Orimo
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6 septembre 2013

Zen, Cuisine et Arts Martiaux

 Pour lire, télécharger, imprimer sans les photos, c'est ici  en fichier pdf : Zen_Cuisine_et_Arts_Martiaux


 

Zen, Cuisine et Arts Martiaux

 

Ceci reprend une partie du texte "Le voyage intérieur de Dôgen", propos recueillis auprès de Yoko Orimo par Nguyen Thanh Thiên pour le magazine Dragon  (magazine d'arts martiaux) en février 2009 et légèrement modifiés pour le blog, le texte complet se trouvant sur Le voyage intérieur de Dôgen. La calligraphie de la fin, "Les arts martiaux" [budô 武道], est de maître Deshimaru (Dô signifie la Voie).

 

 Nguyen Thanh Thiên : Très tôt Dôgen a marqué une identité forte de sa perception. Il prônait que pratique et réalisation sont mutuellement l'avers et le revers. Quelles incidences cela a-t-il eu sur l'enseignement des voies japonaises et des arts martiaux particulièrement ?

 Dôgen ne rejetait pas les écritures du Bouddhisme. Pourtant, le Zen a la réputation de valoriser la transmission hors de ces écritures. Quelle est la place de la Littérature dans la pratique ? Que signifie « Les liens du Monde brisent les liens du Monde » ?

 Yoko Orimo : En effet, le non-dualisme est au centre de l'enseignement bouddhique et en particulier chez Dôgen. Selon la doctrine du honshô myôshû : « l'Éveil originel qui se pratique merveilleusement », l'Éveil et la pratique, la fin et le moyen, ne font qu'un comme l'endroit et l'envers d'une seule feuille de papier. C'est ce non-dualisme qui explique également la position de Dôgen à l'égard de l'écriture, position très singulière à l'intérieur même de l'école du zen. Face aux célèbres formules proclamées par l'école du zen telles que i shin den shin : « transmission directe de cœur à cœur », kyôge betsuden : « la transmission spéciale en dehors des écritures  », Dôgen, lui, réserve la place capitale à l'écriture : la Voie de l'Éveillé ne saurait exister sans les écritures, et ceux qui proclament l'ultime Vérité "invisible" au détriment des écritures "visibles" risquent de détruire le fondement même de la Voie de l'Éveillé. Car la pensée  "invisible en soi " doit prendre la forme "visible" (le fond / la forme), comme le cœur doit avoir le corps. Dôgen n'est ni quiétiste ni mystique de la Vacuité ; il n'a jamais prôné le silence pour le silence, l'invisible pour l'invisible, l'indicible pour l'indicible.

  Or, ceux qui vivent au quotidien cette doctrine du non-dualisme en viennent à sortir de la linéarité du temps, temps qui paraît s'écouler aux yeux du commun des mortels. Dans l'unité de la vie et de la mort, du samsâra et du Nirvâna, chaque instant doit être un accomplissement en tant que tel, et avoir sa signification et son fondement en lui-même, car « L'avant et l'après sont entrecoupés » [zengo saidan], dit Dôgen. Le Temps dynamique tel qu'il est conçu chez Dôgen va ainsi d'accomplissement en accomplissement dans l'espace d’une continuité discontinue.

  Les guerriers japonais d'autrefois, les samouraïs, tout comme les moines bouddhistes, vivaient dans cet espace du non-dualisme, espace où coexistent avec une tension signifiante la vie et la mort, l'absolu et le quotidien.

  Lorsque j'assiste à la démonstration des katas des arts martiaux japonais je suis toujours émerveillée de leur beauté à couper le souffle. Les arts martiaux sont un art, ils sont aussi une Voie, mais jamais un sport, puisque l'aboutissement des arts martiaux est justement de l'ordre du beau, au-delà de la force, de la technique ou de l'envie de gagner ou de vaincre les autres. Seulement, je crois qu'il ne faut jamais désirer cette beauté, ni vouloir la montrer intentionnellement. La concentration de soi qui vous conduit jusqu'à l'oubli de soi, et l'oubli de soi qui vous conduit jusqu'à l'état du non-moi, c'est-à-dire l'Éveil, donne cette beauté à vos mouvements sans que vous-mêmes la cherchiez.

   […]

  Dans le texte Kômyô (Claire lumière)[1], p.63 du tome 2 du Shôbôgenzô), Dôgen cite ce kôan : « Voici que le cuisinier entre dans la cuisine. » La conception de la cuisson du disciple remonte à l'Inde et traverse le continent asiatique jusqu'au Japon. Dans les Arts Martiaux, la chaleur de l'effort et la transformation du pratiquant vont de pair. Dôgen a d'ailleurs consacré un texte entier à l'art de cuisiner.

  Pouvez-vous nous dire quels liens unissent Zen, Cuisine et Arts Martiaux ? (Ne peut-on s'amuser d'un rapport du cru au cuit ?)

  Y O : Comme vous venez de le signaler, le cuisinier occupe une place très importante dans le monastère du zen. La cuisine est une partie intégrante de la pratique de la Voie, d'autant que l'un des points majeurs de celle-ci consiste à se libérer du dualisme entre l'important et l'insignifiant. L'absolu doit être vécu dans le quotidien, l'extraordinaire dans l'ordinaire. La tâche minutieuse et très concrète du cuisinier remet l'homme dans sa dimension corporelle, et lui enseigne l'esprit de service, le respect de la chose, l'attention à porter aux détails etc., et tout cela à travers le contact direct avec les matières que la nature nous donne si généreusement. Le bon cuisinier doit toujours garder dans son cœur ce principe de l'interdépendance qui unit l'homme à la Nature.

  Le mot sino-japonais ryôri : "la cuisine" veut dire littéralement "le principe du dosage". Le caractère ryô, qui précède le caractère ri : le "principe", veut dire en tant que verbe « doser, jauger, calculer, mesurer, évaluer, apprécier » etc. Il n'y a pas de matière bonne ou mauvaise en soi comme le sel ou le sucre ; tout dépend du dosage et de la combinaison des ingrédients. La cuisine doit consister en l'art de doser et de combiner les choses comme il faut, ni trop ni trop peu, de telle sorte que chaque ingrédient puisse faire ressortir la qualité des autres. Le bon cuisinier sait ainsi réaliser un bon plat dont la saveur unique exprime en quelque sorte l' "interdépendance" de tous les ingrédients.

   De ce point de vue, la cuisine japonaise est d'ailleurs très parlante. Celle-ci laisse parfois les matières telles quelles - comme le sushi et le sashimi - sans cuisson, ni transformation. On découpe les matières, puis on les assaisonne et les présente d'une manière très esthétique et c'est tout. C'est comme si le bon maître était non pas quelqu'un qui submerge le disciple par les connaissances formelles selon un principe extérieur à lui, mais quelqu'un qui est capable de découvrir la richesse, le don et la qualité cachés de chaque disciple, si bien que ce dernier arrive à mettre lui-même en valeur pleinement tous les trésors qu'il possédait déjà, mais à son insu.

arts martiaux musachi

  Les arts martiaux me semblent aussi un lieu privilégié où on peut apprendre ce "principe du dosage". Au lieu de faire recourir à la force brute, voire brutale, les arts martiaux enseignent comment doser l'énergie, comment gérer le souffle, comment combiner les mouvements des quatre membres du corps avec un rythme approprié. Rappelons combien de fois Musashi parle dans son Gorin no sho 五輪の書 (Traité des cinq roues) de l'importance de ce rythme - en japonais haku -, rythme qui écarte toute fixité du corps. Le corps doit être toujours en mouvement, et chaque mouvement doit être en symbiose et en osmose avec tout le reste. Et nous avons déjà parlé de la beauté des katas.

  Finalement, nos vies et nos relations humaines peuvent être aussi transformées en toute beauté, si celles-ci sont gérées selon le bon principe du dosage et de la combinaison. L'échec ou la maladresse proviennent souvent, je crois, non pas tout à fait de ce que nous sommes, mais de la faille du dosage et de la combinaison, que ce soit au niveau de la parole, de l'énergie, de l'exigence et des affections, du temps et de l'espace ; il faut savoir bien faire le dosage de la proximité et de la distance, du temps de la maturation et de la promptitude nécessaire, etc.

 

  Dôgen a importé au Japon le Zen Soto. Vous contribuez à la venue de Dôgen en France. Les budos sont arrivés depuis une centaine d'années et les kobudos débarquent depuis peu. Que  vous inspire cette situation ? Pourquoi ce Voyage vers l'Ouest ? Pourquoi ces voyages ?

  Y O : Si on parle du voyage, je crois qu'il s'agit essentiellement d'un voyage intérieur. Ni le bouddhisme ni les arts martiaux - à portée universelle - ne doivent consister à apporter à l'Occident quelque chose qui n'existait pas du tout auparavant comme si l'on importait une marchandise du dernier cri. S'il y a ce mouvement de la transmission de l'Orient vers l'Occident qui se réalise en ce moment, c'est parce qu'il y avait déjà chez vous quelque chose qui faisait écho à cet appel. Toute transmission, qu'il s'agisse du domaine de l'art ou de la spiritualité, doit être de l'ordre de la "résonance" : elle consiste à éveiller ce qui était depuis toujours chez l'autre, mais à son insu. Aucune région, aucune tradition du monde, ne doit prétendre être le propriétaire de tel ou tel art, ou de telle ou telle spiritualité, si celui-là ou celle-ci sont capables de résonner avec le cœur de l'humanité tout entière.

  Contrairement à ce qui se passe dans la technique, on ne saurait jamais "apprendre" ce qui est essentiel, comme l'illustre bien ce dicton : « On naît poète, et on devient orateur. » Ce qui est apparemment nouveau au niveau de la transmission doit être au fond très ancien. C'est en ce sens que Dôgen dit dans le texte "La Rotation du Sûtra du Lotus" qui se trouve dans le Sûtra du Lotus [Hokketen hokke] : « Au moment du Sûtra du Lotus, le père est toujours jeune et l'enfant toujours vieux. » Cela ne veut pas dire que l'enfant ne soit pas enfant et que le père ne soit pas père, il faut justement apprendre que c'est l'enfant qui est vieux et que c'est le père qui est jeune. Et aussi, à propos du célèbre kôan de Gensha Shibi (835-908) : « Bodhidharma n'est pas venu en la terre de l'Est (la Chine) », kôan qui se trouve dans le texte Pérégrinations [Henzan], Dôgen dit ceci : « Ce mot de Gensha ne veut pas dire absurdement que celui qui est venu (Bodhidharma) n'est pas venu, mais il désigne le principe de la Voie selon lequel la moindre terre n'existe pas sur cette vaste terre. ( ... ) »

arts martiaux

  Pratiquer les arts martiaux ne doit consister pour vous ni à devenir comme les Japonais, ni à transformer votre sensibilité occidentale en sensibilité japonaise. Tout art et toute spiritualité authentiques, quelle que soit la tradition à laquelle ils appartiennent, nous invitent à devenir pleinement nous-mêmes à travers le voyage intérieur qui nous emmène au lieu originel où nous étions avant même la naissance du père et de la mère. « Deviens ce que tu es », dit Saint Augustin. Seulement, pour devenir ce que nous sommes, nous avons justement besoin de l'autre : l'Occident a besoin de l'Orient, et l'Orient a besoin de l'Occident. J'espère que les arts martiaux verront leur plein épanouissement en Occident, à travers les relations actives et fraternelles entre l'Europe et le Japon ou d'autres pays du monde, sans jamais oublier l'esprit originel de cet art, art en tant que Voie, Voie de la connaissance de soi-même et de l'autre.



[1] Il se trouve p.63 du tome 2 de la traduction intégrale du Shôbôgenzô par Y Orimo.

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