Les "moines zen" aujourd'hui au Japon
Pour lire, télécharger ou imprimer, c'est ici en fichier docx : moines_zen_au_Japon_DZP_juin_2013 ;
ou en fichier pdf :.moines_zen_au_Japon_DZP_juin_2013.
Présentation :
Voici l'intervention de Yoko Orimo dans la « Conférence à Deux Voix » avec Dominique Trotignon qui a eu lieu 1er juin 2013 au DZP. Elle avait été écrite avant la conférence, mais elle a été modifiée et complétée en fonction de ce qui s'est passé. Plusieurs parties sont plus longuement traitées dans d'autres messages du blog (voir http://www.shobogenzo.eu/tag/moine ). Le titre comporte l'expression "moines zen" entre guillemets car cette expression a été objet de débat.
Vous trouvez sur ce message (mais pas dans les fichiers) un dessin de Taisen Deshimaru illustrant Sadô 茶道 la Voie du thé.
I. Préambule
Y O : Dominique Trotignon a fait un exposé concernant la tradition bouddhique indienne : il a regardé l'évolution de la terminologie concernant les appellations des "moines", des "laïcs" et des "monastères" bouddhiques au cours des siècles en montrant que cela ne correspondait en rien à ce qui existe en christianisme. Maintenant j'aborde ce thème à propos de la tradition du bouddhisme japonais et, en particulier, la tradition du Zen. En effet le Zen a été transmis en Europe via le Japon.
Tenir à la précision sémantique de chaque terme relatif au « moine » bouddhiste s’inscrit sous le mode de pensée des langues indo-européennes et il en va tout à fait autrement pour les langues asiatiques. Celles-ci, en particulier la langue japonaise, sont essentiellement relationnelles et circonstancielles. La situation d’énonciation, le cadre social, la relation personnelle qui unit le locuteur et l’interlocuteur, etc., prévalent nettement sur l’attention portée sur la définition et la précision de chaque terme. Cela n’est d’ailleurs pas sans rapport, à mes yeux, avec la doctrine bouddhique selon laquelle il n’y a pas d’absolu, et la vérité dépend des relations circonstancielles de chaque moment.
Si les Européens reconnaissent que la signification de mot change selon les contextes, les Japonais, comme d’autres peuples asiatiques, vont aussi dans le sens inverse : ils emploient plusieurs mots afin de désigner la « même » chose ou la « même » personne selon les situations relationnelles et celles d’énonciation différentes. Savez-vous, par exemple, qu’en langue japonaise, il existe au moins une dizaine de pronoms personnels de la première personne au singulier correspondant au « je » en langue française ? Il en va de même du terme « moine ».
II. Liste –non exhaustive- de termes japonais concernant les moines, les nonnes et les laïcs bouddhistes ainsi que d'autres termes.
Comme dans le cas des pronoms personnels, le moine, la nonne et le laïc bouddhistes sont désignés par des termes différents suivant le contexte et la situation relationnelle.
Il s’agit des termes globaux désignant le « moine » bouddhiste de toutes catégories confondues. En effet, les gens du monde manifestent peu d’intérêt quant à la « carrière » accomplie par tel ou tel moine. (Le mot san さん, ajouté à chaque terme, est un suffixe de politesse.)
- Obô-sanお坊さん (moine) -l’appellation initiale et complète Bôsu 坊主est employée uniquement dans le sens péjoratif et injurieux[1]- Ama-san尼さん (nonne). Odanka-san お檀家さん (laïc fidèle).
- Oshô-san和尚さん, Hôjô-san方丈さん, Jûshoku-san住職さん (trois termes pour l'abbé).
- Unsui-san雲水さ (novice de passage d'un temple à l'autre).
- Hôshi法師 (maître de la Loi), Hijiri聖 (saint), Kobutsu古仏 (Ancien éveillé), Shônin上人.
- Ermite : Inja隠者, Yosutebito世捨て人, Anja行者.
- Shishô 師匠 / Shi師 (maître), Deshi弟子 (disciple), Honshi本師 (maître principal auprès de qui le disciple a reçu le shihô 嗣法 (la transmission de la Loi).
- Rôshi老師, Oshô和尚.
- Shamon沙門, Shami沙弥.
- Sô 僧/ Sôryo 僧侶 (moine et/ou sangha)
- Shukke 出家 (religieux) vs Zaike在家 (laïcs) [2]
- Zenji禅師[3], Soshi祖師 (patriarche), Butsu仏 (éveillé), Busso仏祖 (éveillé et patriarche)
Il s’agit des titres relatifs à la fonction qu’assure le « moine » dans un monastère. Pour la signification de chaque terme voir un autre article[4] :
- Dôchô堂長, Godô後堂, Tantô単頭, Shuso首座.
- Tsûsu都寺, Kansu 監寺/Kannin監院, Fûsu副寺, Shitsusui直歳, Tenzo典座, Inô維那.
- Shike師家, Kyôshi教師 –avec huit grades dans l’école Sôtô.
Ces termes sont pour la plupart des transcriptions phonétiques de termes originaux en pâli ou en sanskrit. Leur usage est réservé aux écrits.
- Biku比丘, Bikuni比丘尼.
- Ubai優婆夷, Ubasoku優婆塞.
- Shômon声聞, Arakan阿羅漢, Rakan羅漢, Engaku 縁覚/ Dokukaku独覚.
- Bosatsu 菩薩 (Bodhisattva).
Contrairement à la terminologie européenne, en japonais on distingue clairement moine chrétien et "moine" bouddhiste. Il n’y a aucun risque de confusion au niveau interconfessionnel.
- Catholicisme : Shûdôsô修道僧 (moine), Shûdôjo 修道女/ Sisterシスター (sœur), Shinpu神父 (prêtre), Shûdô-in 修道院 (monastère chrétien)
- Bouddhisme : Sôdô僧堂 (monastère bouddhique), Zendô禅堂 (monastère Zen).
- Protestantisme : Bokushi牧師 (pasteur).
- Shintoïsme : Kan.nushi神主 (prêtre Shintô), Miko巫女 (prêtresse Shintô), Jinja神社 (temple Shintô).
III. Spécificité du bouddhisme japonais et son grand paradoxe
Si l’on ne le regarde que du point de vue religieux, le bouddhisme japonais se montre, surtout après la Réforme de Meiji en 1868, peu brillant, laxiste, voire même tombé dans un état de dégénérescence de la Loi à cause du pur formalisme. D’où, probablement, la déception de nombre d’Occidentaux ayant vécu un certain temps dans un ou des monastères bouddhiques au Japon à la recherche de la Loi et de la source du Zen. Souvent ils n’ont pas trouvé le trésor bouddhique qu’ils cherchaient dans le cadre confessionnel.
Et pourtant si l’on change d’optique et qu'on essaie de chercher la tradition bouddhique non pas au niveau religieux et confessionnel, mais au niveau séculier, au sein même de la culture et de la société japonaises, le bouddhisme japonais, surtout le Zen, dévoile, de façon presque insoupçonnée, une immense richesse, probablement sans pareille au monde. Quelqu'un qui n'a pas connaissance du bouddhisme japonais (surtout du Zen) tel qu’il a existé et continue à exister dans la civilisation japonaise d’aujourd’hui, ne peut comprendre ni le Japon, ni les Japonais, que ces derniers soient bouddhistes ou non. .
En tant que religion étrangère, le bouddhisme fut introduit au milieu du 6ème siècle de notre ère. Il y a en particulier trois lieux où on note des problèmes aujourd'hui :
- Le bouddhisme a subi au long des siècles une forte influence du pouvoir politique qui a institué danka-sei(do) 檀家制度 , seshû-sei(do)世襲制度. Et en particulier il est devenu un bouddhisme de funérailles, sôshiki-bukkyô 葬式仏教, avec surtout le problème de l’attribution de kaimyô 戒名(nom religieux) aux laïcs défunts[5], etc. Il en résulte une confusion entre d'une part la vénération des patriarches (soshi祖師) et des bouddhas (butsu 仏) et d'autre part le culte des ancêtres (sosen 祖先), c'est ainsi que les défunts de la famille sont appelés (butsu / hotokesama 仏さま) et.
- Les bouddhistes japonais ont une attitude trop idéaliste ou fort ambigüe à l’égard de l’observance des kai 戒 (préceptes)[6]. C'est Saichô (767-822), le fondateur de l’école Tendai japonaise, qui dès le début du 9ème siècle établit Endon-kai 円頓戒 (les préceptes parfaits et complets) en supprimant Shôjô-kai 小乗戒 (les préceptes de la tradition du Petit Véhicule), et en ne conservant que Daijô-kai 大乗戒 (les préceptes du Grand-Véhicule) aussi appelés Bosatsu-kai 菩薩戒 (les préceptes de bodhisattva). Maître Dôgen, lui, dans le Kyôju-kaimon 教授戒文 (Enseignement sur les préceptes) ne conserve que 16 préceptes au total comme l’essence de l’ensemble des préceptes. À noter que Shinran (1173-1262), le fondateur de la vraie école de la Terre pure était un « moine » marié, qu’on ne peut donc qualifier ni de shukke出家, ni de zaike在家 ; l’ambiguïté du terme shukke[7] existe donc dès le 13ème siècle.
- Le Shintô (Voie des dieux) est la religion ancestrale du Japon. Or le rapport entre le bouddhisme (une religion étrangère introduite de la Chine via Paikche, la Corée actuelle) et le Shintô (religion autochtone fondée sur la mythologie japonaise) est complexe. Le syncrétisme de ces deux religions, appelé shinbutsu-shûgô 神仏習合/ shinbutsu-konkô 神仏混淆, se montre tantôt sous forme de cohabitation pacifique, tantôt sous forme fusionnelle comme l’indique avec force la doctrine de Honji-suijyaku 本地垂迹. La Réforme de Meiji en 1868 abolit ce syncrétisme au nom de shinbutsu-bunri 神仏分離 (séparation des dieux –du Japon- et des bouddhas) ; la motivation de cette nouvelle orientation religieuse n’est nullement doctrinale, mais politique.
A partir de l’époque Kamakura (1185-1333) jusqu’à la Réforme de Meiji en 1868 –où le Japon s’ouvre à la démocratie et à la civilisation occidentale-, le pays du soleil levant fut gouverné, durant environ 700 ans, par la classe guerrière composée du shôgunat, des seigneurs féodaux et des bushis /samuraïs. Ce sont eux qui étaient en fait le porteur et le vecteur des valeurs du bouddhisme japonais, en particulier, celles du Zen.
Pour les samurais devant faire face à la mort chaque jour et à chaque instant, l’impermanence du monde, le principe de vivre ici et maintenant, etc. était la réalité de leur vie quotidienne, non un enseignement reçu de l’extérieur. Le Zen était adopté chez eux comme manière de vivre au-delà de la doctrine et du titre religieux. Cette mentalité guerrière, revêtue d’une dimension éthique avec le goût de frugalité et de simplicité, l’esprit de droiture, le courage, la fidélité aux seigneurs y compris la notion de sacrifice, etc., prend une forme de spiritualité laïque appelée Bushidô 武士道 (la Voie des samuraïs).
On peut même dire que le bouddhisme japonais en tant que religion a fini par se dissoudre dans la culture, l’art, l’éthique, la vie sociale et, aussi, dans la vie quotidienne de tout le monde. Cela jusqu’à constituer une sorte d’inconscient collectif, quelque chose qui coule dans le sang du peuple japonais au-delà de la pratique religieuse, de l’enseignement doctrinal, etc. On peut considérer cette situation très particulière du Japon comme le bouddhisme sécularisé à l’extrême.
L’influence bouddhique exercée sur la civilisation japonaise est loin de se limiter au passé ; elle est toujours présente au Japon d’aujourd’hui. Voici juste quelques exemples.
- Nombre de mots courants japonais sont issus de la doctrine bouddhique, même si le locuteur ignore le plus souvent l’étymologie de ces mots bouddhique qu’il emploie : (ex) gata-gata 我他我他, engi縁起, inga因果, innen因縁, shaba (skr. sahâ) 娑婆, sanmai (skr. samâdhi) 三昧, etc. Les spécialistes affirment que, parmi toutes les langues asiatiques, la langue japonaise est celle la plus marquée par le bouddhisme.
- Tout est conçu comme dô 道 (Voie) à vivre avec l’esprit Zen : concentration de soi, don de soi, oubli de soi, persévérance, service, etc. Voici quelques exemples : Shodô 書道 (calligraphie), Sadô茶道 (thé), Kadô華道 (arrangement floral), Jûdô柔道, Kyûdô弓道 (tir à l’arc), Kendô剣道 (sabre), Aikidô合気道, etc. Dans l’art culinaire également, l’apprenti de sushi passe au moins dix années de « noviciat » pour devenir vrai maître de sushi : Sushi-shokunin 寿司職人. (Contrairement à la civilisation gréco-romaine, la civilisation japonaise témoigne d’un profond respect à l’égard des travaux manuels.)
- Philosophie : l’école de Kyôto (Watsuji, Tanabe, Nishida, etc.)
- Littérature : Sôseki, Kawabata, Mishima, Tanizaki, Murakami Haruki, etc.
- Espace cinématographique : Ozu, Mizoguchi, etc.
- Musique contemporaine : Takemitsu, Tanba, etc.
- Industrie japonaises qui excelle en science optique, c’est-à-dire la vision, l’Œil de l’étude Zen : Nikon, Konica, Canon, Minolta, etc.
[1] Bôsu est devenu "bonze" en français.
[2] Le terme shukke 出家désigne le(s) moine(s), et veut dire littéralement « quitter » [shutsu出] « la maison, la famille » [ke 家]. Il forme un couple antonymique avec le terme zaike 在家qui désigne le(s) « laïc(s) », et qui signifie littéralement « demeurer » [zai 在] dans « la maison, la famille » [ke 家].
[3] Zenji c'est « le maître zen ». Actuellement dans l'école Sôtô japonaise il n'y a que deux moines qui peuvent avoir ce titre, ce sont les responsables des monastères Eihei-ji et Sôji-ji. C'est très religieux et extrêmement respectueux : on se prosterne.
[4] Structuration des monastères zen : http://www.shobogenzo.eu/archives/2013/04/21/26977301.html
[5] Au Japon actuellement c'est après le décès que le défunt reçoit le nom religieux qui s'appelle kaimyo (戒名) et les noms posthumes sont classés selon le montant ! En France on reçoit le nom de son vivant car on pratique.
[6] Ceci est développé dans un autre article (http://www.shobogenzo.eu/archives/2013/04/21/26977470.html) : Préceptes des moines et des laïcs zen :
[7] Les moines bouddhistes au Japon (pas seulement l'école Sôtô), surtout depuis la réforme de Meiji (1868), par décret gouvernemental, sont autorisés à se marier, à posséder des biens personnels et à manger de la viande. C'est aussi à partir de ce moment-là qu'être moine devient un métier au Japon. En particulier le fils aîné succède à son père au temple, et le temple a beaucoup de terrains, de bâtiments, de biens, donc il faut que la dynastie continue. Ainsi depuis 1868 la situation s'est inversée : rester à la maison est la cause même de devenir moine.