Préceptes des moines et laïcs zen
Préceptes des moines et des laïcs zen
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Présentation du message :
Vous trouvez ici essentiellement des extraits du compte-rendu des deux séances sur le texte Shukke de mars 2013 (Quitter la demeure pour se faire moine) du Shôbôgenzô. Vous avez deux autres messages : " Transmission dans le zen ; être moine zen ?" et "Termes concernant moines et monastères zen" qui complètent celui-ci.
Plan : I. La 1ère règle zen. II. Présentation générale des préceptes. III. Les 16 préceptes du de kyôjukaimon de maître Dôgen. IV L'habit fait le moine. V. Les préceptes des laïcs
Christiane Marmèche
1. La première règle monastique zen
Yoko Orimo : La première règle monastique zen, c'est Shingi 清規 et ça veut dire exclusivement la Règle du monastère zen ; et Zen.en shingi c'est déjà au douzième siècle mais à une époque bien antérieure il existait déjà plusieurs shingi c'est-à-dire des règles monastiques. La première est celle de Hyakujo (749-814). Il a déjà formulé la règle monastique, et dedans il y a une parole très connue : « Une journée sans travail, une journée sans manger »
"Faux et chapeau de paille du paysan" (maître Deshimaru)[1].
Je vous ai déjà signalé que c'est à partir de ce moment-là que le principe de l'état religieux se transforme radicalement parce qu'en Inde, à l'origine du bouddhisme, les moines n'avaient pas le droit de travailler, c'était des moines mendiants, ils vivaient de l'aumône.
La règle monastique zen renverse complètement cette conception : ceux qui sont dans l'état religieux doivent être autonomes (ça s'appelle autarcie) sans demander quoi que ce soit aux personnes extérieures. D'où de grands terrains avec des jardins potagers, des travaux manuels etc. C'est à partir de ce moment-là que la conception de la vie des moines change, notamment dans l'école zen.
2. Présentation générale des préceptes.
1. Jukai 受戒 la réception des préceptes.
Le trait marquant de cette première partie, c'est le rapport intrinsèque qui doit exister entre shukke 出家(quitter la demeure pour se faire moine) et jukai 受戒(la réception des préceptes). Souvent shukke et jukai ne font qu'un : on parle en seul mot : shukkejukai 出家受戒.
Maintenant on va parler des préceptes et aussi de leur réception. Marianne, vous avez reçu des préceptes. Comment vous appelle-t-on actuellement ?
M P : On ne m'a pas donné de nom japonais. On parle d'ordinations : ordination de bodhisattva ou ordination des nonnes ; et aussi on dit « recevoir le précepte » pendant la cérémonie.
Y O : Est-ce que vous appelez cette réception jukai ?
M P : Je n'ai jamais entendu ce mot lors des ordinations.
2. Les préceptes sont des défenses, des mises en garde.
Y O : Kai 戒 désigne les préceptes et les traducteurs sont d'accord. Seulement le sens étymologique est différent. Le mot français "précepte" provient de prescrire, donc il y a un premier sens : « prescrire, ordonner, ordonnance, etc. » tandis que le kanji 戒 est un idéogramme composé dont la clé 戈 représente une arme (c'est une hallebarde) et dont le corps 廾 représente deux mains. Il y a donc deux mains qui tiennent la hallebarde pour se défendre : c'est la mise en garde.
A G : Parfois dans les ouvrages sur le bouddhisme, on parle de "cinq défenses".
Y O : Voilà, c'est ça : étymologiquement parlant, kai 戒 dans la langue sino-japonaise c'est la défense, la mise en garde contre le mal qui peut sévir.
► Le mot défense est-il à prendre au sens de quelque chose d'interdit ou de quelque chose qui protège ?
Y O : Je crois que l'un n'empêche pas l'autre, mais le sens étymologique du terme c'est surtout la mise en garde contre les penchants mauvais : c'est ça le précepte.
Le mot kai 戒 correspond au mot sanskrit sîla. Et il y a un autre mot qui désigne également la règle ou le précepte, mais avec une nuance un petit peu différente, c'est ritsu 律 (skr. vinaya). Qui peut expliquer la différence qui existe entre sîla et vinaya ?
► Vinaya c'est plutôt les règles monastiques alors que sîla c'est plutôt individuel.
Y O : Tout à fait. Et aussi ce que je voudrais signaler c'est que ritsu a un sens global et désigne l'une des trois corbeilles [sanzô 三蔵, skr. tri-pitaka] : kyô ritsu ron, nous avons déjà vu ça : kyô 経 les sûtra ; ritsu 律 la discipline ; ron 論 les traités (abhidharma, c'est-à-dire les traités sur les sûtras). Si vous êtes intéressés par le bouddhisme japonais je vous invite à retenir cette formule des trois corbeilles : kyô ritsu ron 経律論.
Ainsi kairitsu 戒律, dans son sens plénier, désigne les « préceptes et la discipline ». Notons également que le terme sino-japonais haradaimokusha 波羅提木叉 (skr. prâtimoksha ; p. pâtimokkha) désigne l’ensemble des préceptes ou le livre des préceptes.
3. La situation au Japon.
Je vous invite à lire la note numéro 16 de ma traduction du texte Shukke et après je vais l'expliquer.
Note 16. Selon le Shibun-ritsu 四分律 (T.22, n°1428), détaillant la « Discipline » monastique de la tradition hina-yâna, les « préceptes des Auditeurs » [shômon-kai 声聞戒] / les « préceptes du Petit Véhicule » [shôjô-kai 小乗戒] sont au nombre de 250 pour les moines, et 348 pour les nonnes. Ceux-ci sont autrement appelés les « préceptes complets » [gusokukai 具足戒]. Les « préceptes de l’être d’Éveil (skr, bodhisattva) » [bosatsu-kai 菩薩戒] de la tradition du mahâ-yâna –tels qu’ils sont décrits dans le Sûtra du filet de brahman [Bonmô kyô 梵網経] (T.24, n°1484)- sont composés de 10 articles majeurs [jûjû 十重] et de 48 articles mineurs [shijûhachi kei-kai 四十八軽戒]. Comme cela est mentionné dans cet extrait cité, les moines et les nonnes chinois devaient d’abord recevoir le shômonkai, puis le bosatsukai, alors que l’école Tendai japonaise au mont Hiei, dès l’époque de son fondateur Saichô (767-822), abolit les préceptes de la tradition hina-yâna, considérant le bosatukai comme « préceptes parfaits et complets » [endonkai 円頓戒]. Les écoles japonaises du zen Sôtô et Rinzai se conformèrent à cette ligne.
On peut noter qu'il y a beaucoup plus de règles pour les nonnes : 250 pour les moines, 348 pour les nonnes, et parfois selon le corpus, ça monte jusqu'à 500 pour les nonnes !
La situation au Japon est assez compliquée. Je vais résumer ce que j'ai écrit dans la note.
À mon sens l'un des problèmes majeurs du bouddhisme japonais c'est précisément les préceptes. J'ai mentionné dans cette note qu'en 805, le fondateur de l'école japonaise Tendai qui est l'école bouddhique la plus puissante à cette époque au Japon, a aboli les préceptes de tradition Theravâda, donc shôjô-kai 小乗戒 autrement appelés gusokukai 具足戒, alors que le ch'an chinois respectait toujours d'abord les préceptes du Theravâda et ensuite les préceptes du bodhisattva mahayaniste, mais au Japon ce n'était pas le cas.
La mentalité japonaise.
Avant d'expliquer le détail de ces préceptes, je veux signaler qu'il y a quatre points au moins qui caractérisent le bouddhisme japonais, et que parmi ces quatre points il y a le problème des préceptes (kai). Pourquoi les préceptes posent problème ? Je crois que globalement parlant – ce n'est pas une critique –la mentalité japonaise est à l'antipode du légalisme : les Japonais n'aiment pas les choses écrites, ils n'aiment pas les contrats parce que ce ne sont que des choses écrites sur le papier. Je me rappelle très bien qu'à l'école quand j'étais petite la maîtresse répétait souvent : « Vous savez en Occident tout se règle sur le papier, par le contrat, et par exemple les chevaliers sont fidèles à leur Seigneur par le contrat. Chez nous ce n'est pas comme ça : les samouraïs étaient fidèles jusqu'au bout (par le hara-kiri par exemple) alors que rien n'était écrit, parce que c'est le lien du cœur. » On est profondément liés par le cœur et non pas par le papier, les choses écrites. Je crois que là il y a une chose profonde.
Vous avez tous vu que dans deux jours c'est le deuxième anniversaire de commémoration du tsunami et de Fukushima. Moi-même je suis plutôt française donc j'ai été admirative quand j'ai vu le peuple japonais qui était si ordonné, si discipliné, y compris les petits, devant cette immense catastrophe. Personne ne bousculait personne alors que rien n'est écrit dans la loi, ni par décret ni par contrat. Le peuple japonais depuis la nuit des temps est éduqué, formé : on est formé depuis qu'on est tout petits. Donc les Japonais n'aiment pas, entre autres, les préceptes qui sont des commandements.
4. La place des préceptes dans la tradition Theravâda.
Par contre, et Dominique le souligne beaucoup, notamment dans la tradition Theravâda, les kai (préceptes) ne sont autres que le fondement même de la pratique, c'est presque une sorte de contemplation.
A G : Dans le Theravâda actuel, selon lui, on ne fait plus que ça (les 250 préceptes pour les hommes), il n'y a quasiment pas de pratique méditative, seulement dans certains courants, dits de "moines de forêt". Selon lui la plupart des moines en Birmanie, à Ceylan, étudient, suivent les préceptes, mais il n'y a quasiment pas de pratique de contemplation. D’après ses explications, c'est une façon d'accumuler du bon karma pour renaître auprès de Maitreya quand il viendra. On ne cherche plus à devenir arhat semble-t-il dans le bouddhisme Theravâdin actuel. Et il y a les moines de la tradition de la forêt qui sont les plus connus en Occident parce qu'ils font de la méditation, mais en fait ils sont très minoritaires. Il paraît que les Occidentaux qui vont en Birmanie, en Thaïlande, etc. sont très déçus et ne comprennent pas ce qui se passe.
Y O : Dans ce cas-là c'est sans doute l'autre extrême : sans méditation, pratiquer le bouddhisme uniquement par l'observance de préceptes.
A G : C'est un extrême et Dominique lui-même le critique en disant : c'est très bien qu'il y ait de nouvelles traditions, que Ajahn Chah et d'autres remettent à l’honneur la pratique de la méditation qui est très importante normalement dans les textes, mais historiquement ça a pratiquement disparu.
P M : Est-ce que ce n'est pas une forme de méditation mais dans l'action à ce moment-là ? Le fait d'appliquer des préceptes à la lettre est-ce que ça ne nécessite pas une concentration ?
A G : Normalement les préceptes qui sont expliqués dans le cadre du du Theravâda permettent de ne plus avoir à réfléchir et à se poser des questions, pour libérer l'esprit et pouvoir commencer à pratiquer la méditation. Donc c'est un préalable. Mais pratiquer parfaitement les préceptes demande des capacités extraordinaires, ça équivaut quasiment à ce que font ceux qui pratiquent la méditation.
Y O : Dominique souligne beaucoup l'importance des préceptes, donc avec le bouddhisme japonais c'est sûr qu'il y a beaucoup de problèmes, ce qui n'est pas faux.
5. Les différentes sortes de préceptes.
Quand on parle des préceptes, pour les moines ou pour les nonnes, il y en a deux sortes : les préceptes du Theravâda et les préceptes du Mahâyâna. Ceux du Theravâda s'appellent gusokukai 具足戒 : il y a 250 préceptes pour les moines et 348 pour les nonnes. Il y a quatre livres de discipline qui relatent ces préceptes, parmi lesquels il y a Shibun-ritsu 四分律 (T.22, n°1428) où ritsu 律 ça veut dire la discipline, shi 四 c'est 4, bun 分 c'est la division : donc la discipline divisée en quatre.
Ensuite les préceptes du bodhisattva [bosatsu-kai菩薩戒]. Sans doute vous avez reçu ces préceptes et vous les avez dans la tête, mais avant d'en discuter, petite explication.
M P : Oui il y a les préceptes lors de l'ordination de bodhisattva[2].
Y O : Les préceptes du bodhisattva [bosatsu-kai] comptent 61 préceptes : 3 préceptes purs, 10 préceptes majeurs (ju-jûjin-kai, littéralement « dix graves interdictions ») et 48 préceptes légers. Tout cela est fondé sur le sûtra fondamental en matière de discipline et de préceptes qui est le Sûtra du filet de brahmane [Bonmô kyô 梵網経] (T.24, n°1484). Et c'est Saichô (767-822) qui a considéré que ces préceptes du bodhisattva sont parfaits et complets.
Maître Dôgen vivait exactement l'état religieux authentique, conforme à la règle monastique même du Theravâda. Mais lui-même en tant que maître japonais ne voulait pas compliquer les préceptes, et au total il ne donne que 16 préceptes dans son texte fondamental en matière de préceptes : le kyôjukaimon 教授戒文: kyô 教 c'est l'enseignement ; kai 戒c'est les préceptes ; mon 文, désigne le texte, donc kyôjukaimon c'est l'enseignement sur les préceptes. C'est un texte assez court, deux pages à peine dans le texte original en chinois. Je vais vous donner des détails sur ce texte.
III. Les 16 préceptes du kyôjukaimon 教授戒文 de maître Dôgen.
Dans ce texte écrit en chinois, maître Dôgen part des 61 préceptes du bodhisattva [bosatsu-kai] et il enlève 48 préceptes légers parce qu'il considère que les préceptes doivent être denses et simples. Il va donc dans le sens d'une simplification. Ainsi on ne compte que 16 préceptes.
1) Les préceptes des trois refuges.
D'abord il donne sankikai 三帰戒qui sont les préceptes des trois refuges (san 三 c'est 3 ; ki 帰 désigne le refuge ; kai 戒désigne les préceptes) :
M P : « Je prends refuge dans le Bouddha, dans le Dharma et dans la sangha. »
Y O : C'est la prise de refuge auprès des trois joyaux : l'Éveillé, le Dharma et la sangha. C'est commun avec les préceptes du bodhisattva [bosatsu-kai].
Ensuite il y a sanju-jô-kai 三聚浄戒, trois recueils de préceptes purs (san 三 c'est 3 ; ju 聚 désigne le recueil, le rassemblement ; jô 浄 veut dire pur ; kai 戒désigne les préceptes) que maître Dôgen ne détaille pas : le 1er recueil c'est « éviter les mauvais actes » ; le 2ème recueil c'est « pratiquer les bons actes » ; le 3ème recueil c'est « sauver tous les êtres vivants ».
Le premier recueil des préceptes purs donc concerne moi-même dans le sens passif (éviter les mauvais actes) ; le deuxième recueil concerne moi-même dans le sens actif (pratiquer les bons actes) ; et le troisième recueil c'est au profit des autres. Donc c'est très complet : il s'agit de moi-même et de tous les autres êtres vivants ; et puis à la fois passif et actif.
► Ça ressemble à ce qu'on récite à la fin du zazen :
SHU JO MUHEN SEI GAN DO
BON NO MUJIN SEI GAN DAN
HO MON MURYO SEI GAN GAKU
BUTSUDO MUJO SEI GAN JO
Si nombreux que soient les êtres sensibles, je fais le vœu de les libérer tous.
Si nombreux que soient les illusions, je fais le vœu de les vaincre toutes.
Si nombreux que soient les Dharmas, je fais le vœu de les acquérir tous.
Si parfaite que soit la voie du Bouddha, je fais le vœu de la réaliser.
3) Les 10 préceptes majeurs.
Y O : Et ensuite maître Dôgen ajoute les 10 préceptes majeurs, littéralement appelés jûjûkikai 十重禁戒 « 10 interdictions graves » : jû 十 c'est 10 ; jû 重 veut dire grave, majeur ; ki 禁 veut dire interdiction ; et kai 戒désigne les préceptes. Disons que ce sont les 10 commandements il est d'ailleurs intéressant de les comparer avec le décalogue de Moïse.
Premier précepte : « Ne pas tuer ».
Je trouve que ce premier précepte bouddhiste est absolument radical par rapport au commandement correspondant de Moïse. Dans le décalogue de Moïse[3] un des premiers commandements c'est « Tu ne tueras pas » s. e. tes frères, donc là il ne s'agit que des êtres humains, tandis que dans le bouddhisme il s'agit de ne tuer aucun être vivant. J'ai eu l'occasion de voir les deux côtés (chrétiens et bouddhistes) et je peux dire que chez les bouddhistes je vois un grand respect à l'égard de tous les êtres vivants y compris les insectes, les oiseaux, les animaux. Et j'apprécie énormément parce que pour les chrétiens on peut tuer les animaux, c'est une autre mentalité. Et ce qui est important ce que c'est de ce premier précepte que découle le végétarisme : comme on n'a pas le droit de tuer, on ne mange que des légumes et des céréales. Donc à partir du moment où on n'est pas végétarien on brise ce premier précepte. Marianne, comment ce premier précepte est-il enseigné aujourd'hui ?
M P : Ce premier précepte c'est « ne pas tuer » mais il y a des gens qui énoncent les préceptes d'une manière positive. Au lieu que ce soit formulé comme une interdiction on parle de « favoriser la vie du mieux qu'on peut ». De toute façon il y a plusieurs manières de comprendre et de recevoir les préceptes. Il y a toujours le plan relatif et le plan absolu. Donc sur le plan relatif « ne pas tuer » veut dire « ne pas tuer » ; mais sur le plan absolu ça veut dire autre chose puisque pour un bouddhiste il n'y a pas moi et les autres, c'est-à-dire que je ne peux pas tuer quoi que ce soit parce que sinon je me tue moi-même. Je ne peux pas tuer la vie en fait, puisque pour un bouddhiste il n'y a pas de « soi et les autres ». Ça veut donc dire que si on doit manger et qu'on n'a que des animaux à portée de main, on peut très bien tuer pour préserver sa vie. On a l'exemple du Bouddha qui dans une de ses incarnations précédentes s'est sacrifié lui-même pour nourrir la tigresse qui nourrissait ses petits[4]. Donc c'est toujours relatif. « Ne pas tuer » dans l'absolu c'est impossible.
F A : Gandhi qui n'était pas bouddhiste, dînait avant que le soleil ne se couche de peur sinon d'écraser des insectes ou des choses comme ça. Ça va jusque-là. Mais c'est un peu une déformation, parce que le précepte c'est l'idée de ne pas "vouloir tuer", donc écraser un insecte par inadvertance, ce n'est pas tuer sinon ça devient une superstition et un enfermement dans le texte et pas dans la réalité.
Deuxième précepte : « Ne pas voler ». C'est un précepte universel.
Troisième précepte : « Ne pas avoir de rapport sexuel » (pour les moines et les nonnes).
Il y a d'autres préceptes pour les laïcs : « Ne pas commettre d'adultère » et aussi il y a six jours par mois où il faut observer l'abstinence[5].
Ce qui est clair, c'est que pour les personnes qui ont pris l'état religieux (moines ou nonnes) il y a l'interdiction d'avoir des rapports sexuels. Je suis d'accord que les préceptes peuvent évoluer selon les époques, seulement il faut que ce soit clarifié sinon ça cause de la confusion.
Je vous ai apporté une brochure publiée par "le bureau européen de l'école Sôtô japonaise à Paris". Donc c'est un texte officiel sur le plan professionnel et ce n'est pas moi qui l'ai traduit. Mais ce troisième précepte est traduit de la façon suivante : « Ne pas se comporter de manière indécente », ce qui n'est quand même pas tout à fait la même chose que « ne pas avoir de rapport sexuel ». Et moi je dis que c'est un point épineux et ça doit être gênant pour l'école. Je crois que ce qui est important c'est la cohérence et la clarté, et que s'il y a des choses à modifier, il faut que ce soit fait clairement sinon c'est quand même un peu ambigu.
P M : J'avais lu plusieurs interprétations de ce précepte. Et c'est vrai qu'à chaque fois on se demande jusqu'où ça peut aller. Ainsi j'ai en mémoire : « Ne pas se complaire dans une sexualité erronée » : qu'est-ce que ça veut dire ?
Y O : C'est très bon comme exemple. Tout ça c'est ambigu et les bouddhistes sont gênés. Je crois que quand il y a des choses comme ça, pour avancer, il faut que les choses soient clarifiées. Et vous, Françoise et Marianne, comment avez-vous reçu ce commandement ?
F R : Moi on m'a dit : « Ne pas avoir de mauvaise sexualité ».
M P : Pour moi il me semble que c'était quelque chose comme « Éviter quelque chose de non consenti » ou alors « Éviter quelque chose qui peut faire du mal ».
Y O : Mais là c'est un peu facile parce qu'au point de départ, dans la majorité des cas, ça fait du bien, et c'est avec le temps que ça peut faire mal !
A G : Dans mon souvenir, dans le Sûtra du filet de brahmane il y a des détails qui sont donnés pour les laïcs : « Ne pas utiliser les portes corporelles inappropriées », donc pas l'anus ni la bouche… On donne des détails, ce n'est pas juste « il faut être sage ». Et dans les vinaya anciens il y a des prescriptions qui sont extraordinairement détaillées pour les moines. Donc même dans le texte de base des préceptes du Mahâyâna il y a des prescriptions très précises.
Y O : Oui, et puisque cela sous-entend que l'acte sexuel est autorisé, ces prescriptions sont pour les laïcs. Mais grosso modo c'est l'interdiction de l'adultère, ce qui se comprend facilement. Et la "mauvaise sexualité" c'est en ce sens-là.
► On pourrait parler d'éviter toute sexualité sans amour.
Y O : Mais là aussi c'est ambigu, au départ il y a presque toujours de l'amour !
Et par ailleurs le point sur l'adultère pour les laïcs est clair. Seulement aujourd'hui il y a énormément de couples non mariés : puisqu'il n'y a pas de contrat de mariage, est-ce que pour autant on peut tromper sa compagne ou son compagnon ? Juridiquement parlant, sans doute que ça ne s'appelle pas adultère, mais moralement ça vaut autant. C'est donc assez compliqué.
M P : Peut-être que tout simplement ceci est compliqué parce que ça n'a rien à faire dans les préceptes. En fait, une fois qu'on a compris « ne pas tuer » et « ne pas prendre ce qui n'est pas donné », donc en fait « ne pas faire du mal », il n'y a pas besoin que ce soit spécifié dans les relations sexuelles particulièrement : c'est dans toutes les relations que l'on a qu'on doit respecter les préceptes. Donc le fait qu'il y ait un précepte spécial sur les relations sexuelles est sans doute archaïque et hors de propos dans la société actuelle.
Y O : Donc tout ceci c'est très difficile et notre objectif ne doit pas être de critiquer quoi que ce soit, mais d'essayer de clarifier les choses.
Ne pas être avide.
Une remarque à propos de ce troisième précepte : on le traduit par « ne pas avoir de rapports sexuels » mais si on traduit littéralement ce que dit maître Dôgen il s'agit de « ne pas être avide d'acte sexuel » [Fu.i.in 不貪婬].
► Pour moi le mot clé c'est l'avidité c'est-à-dire qu'il faut éviter l'avidité dans l'acte sexuel, et cette avidité est le symbole de tout le cycle de souffrance dans lequel on est engagé.
► L'avidité c'est quand on veut accumuler des choses dans notre périmètre.
► Moi je pense à ce qui se passe dans le Vajrayâna, où d'ailleurs le célibat n'est pas toujours imposé aux moines, ça dépend des écoles. Il me semble que là, le célibat est interprété comme ayant pour but de tourner toutes ses énergies vers la libération et non pas d'échapper à la finitude humaine.
Le quatrième précepte : « Ne pas tenir de propos mensongers ». Ce précepte va de soi.
Le cinquième précepte : « Ne pas vendre ni acheter de boissons alcoolisées ».
Cela veut tout simplement dire ne pas boire d'alcool. Et de nouveau ça pose des problèmes puisque les moines japonais et européens aiment bien les boissons alcoolisées.
M P : Il y a aussi : « Ne pas prendre de substances toxiques ».
Y O : Là c'est une interprétation, car le texte initial c'est vraiment « boissons alcoolisées ».
P M : Moi je comprendrais ça si on parlait d'abus d'alcool.
Y O : Mais alors c'est comme tout à l'heure : à partir d'où on parle d'abus d'alcool ?
A G : À côté de ça il y a les produits qui n'existaient pas à l'époque. Par exemple est-ce qu'on peut dire que prendre des somnifères le soir pour dormir, c'est respecter les préceptes puisque c'est un calme artificiel ?
M P : Et quand on est malade, prendre des substances artificielles pour combattre la maladie ça peut être aussi quelque chose de pas naturel donc qui pourrait être mal reçu.
Y O : Les quatre derniers préceptes se comprennent assez facilement :
6ème précepte : « Ne pas crier sur les toits les fautes ni les défauts des autres ».
7ème précepte : « Ne pas faire d'éloge de soi-même ni diffamer les autres ».
8ème précepte : « Ne pas se retenir de donner aux autres tant en aide spirituelle qu'en aide matérielle ».
9ème précepte : « Ne pas se mettre en colère sans raison », on précise "sans raison" car il y a la sainte colère, c'est-à-dire que la personne qui ne se met pas en colère devant l’injustice, c'est scandaleux.
10ème précepte : « Ne pas calomnier les trois joyaux ».
Pour résumer je crois que ce sont les premier, troisième et cinquième préceptes qui posent des questions. En tout cas c'est compliqué, et je pense que quand on s'intéresse à la pratique bouddhiste on ne peut pas faire l'économie d'une réflexion sur les préceptes.
► Ce sont quand même des préceptes qui sont d'origine extrêmement archaïque ; or le fond culturel de toute l'humanité a énormément changé depuis 3000 ans. Il y a des choses qui vont de soi maintenant et qui ne l'étaient pas avant.
Y O : Est-ce aussi archaïque que ça ? Je ne suis pas tout à fait d'accord. « Ne pas tuer, ne pas mentir, ne pas voler… » c'est fondamental. Je crois qu'il n'y a rien qui ne corresponde à la morale actuelle. Bien sûr il faut interpréter ces trois préceptes et éventuellement modifier le texte, mais je maintiens que c'est fondamental.
James : Une société quelle qu'elle soit ne peut se construire que sur des préceptes de ce genre et c'est pourquoi on les retrouve partout.
Y O : Pour terminer on va lire un fragment du décalogue[6] de Moïse dans la version d'Exode 20 c'est ici un condensé des versets 13 à 17 qui sont proches des préceptes vus auparavant :
13Tu ne tueras pas.
14Tu ne commettras pas d’adultère.
15Tu ne voleras pas.
16Tu ne porteras pas de témoignage mensonger contre ton prochain.
17Tu ne convoiteras ni la femme, ni la maison, ni rien de ce qui appartient à ton prochain.
Il me semble que les 10 préceptes majeurs bouddhiques sont plus développés.
IV. L'habit fait le moine.
« Ou bien, le Vénéré du monde accueillit (Mahâkâçyapa) en disant : « Bienvenue, moine ! » Ou bien, il ordonna à des moines de raser la tête (du brahmane ivre) pour faire de celui-ci un moine et lui faire recevoir les préceptes. L’un et l’autre furent aussitôt parfaitement munis de la règle.Sachez-le, lorsque, corps et cœur, on se laisse édifier par l’Éveillé, les cheveux tombent spontanément, et le corps est recouvert d’une robe d’Éveillé. Tant que les éveillés n’agréent pas la demande, il n’y a ni tonsure, ni robe d’Éveillé recouvrant le corps, ni réception des préceptes de l’Éveillé. S’il en est ainsi, quitter la demeure pour se faire moine et recevoir les préceptes ne sont autres que l’annonce de la réalisation conférée intimement par la multitude des éveillés et l’Ainsi-Venu. » (Fin de la troisième partie de Shukke[7])
1. On quitte la maison pour se faire moine et on met la robe.
P F : Ce que Dôgen dit c'est que, dès que tu quittes la maison pour être moine, que tu mets la robe, tu as l'Éveil et tu as tous les préceptes d'un coup.
Y O : Tout ne se fait pas d'un seul coup mais potentiellement c'est fait.
P F : Les cheveux tombent et on a la robe.
Y O : Ici il y a à considérer la différence de mentalité. En France on dit : « L'habit ne fait pas le moine » mais dans la culture extrême-orientale « L'habit fait le moine » c'est-à-dire que la forme, la manière de se comporter extérieurement concernent directement l'intérieur puisque l'intérieur et l'extérieur ne s'opposent pas, c'est le non-dualisme. C'est pour cela que dans le zen c'est radical.
► Dans tous les milieux sociaux, il y a des codes.
Y O : Absolument. Et pour les Occidentaux ça peut apparaître comme du formalisme (« ce n'est que l'apparence ») mais pour l'esprit extrême-oriental c'est à partir de cela que l'intérieur commence, donc l'habit est aussi important que l'intérieur.
Être muni des préceptes.
P F : « L'un et l'autre furent aussitôt parfaitement munis de la règle » donc dès le début ils sont équipés de tout. Le mouvement de trituration de soi qui consiste à s'engager dans la voie du moine, fait qu'on se met à obéir aux règles instantanément.
Paul : Tu as l'air d'interpréter ce qui est dit avec le fait qu'aussitôt ils intègrent les règles et les suivent spontanément. Je ne crois pas que ce soit ce que veut dire Dôgen. Il veut dire qu'ils deviennent moines complets, parfaitement ordonnés, mais après ils suivent les règles ou non.
P F : Ils n'ont pas besoin des règles.
Paul : Si, ils en sont munis, mais après ils font ce qu'ils veulent avec ça.
P F : Donc sans être forcé de les respecter. Ça y est, j'arrive à faire le lien.
C M : Dôgen cite deux exemples où on voit que tout arrive tout seul : celui de Mahâkâçyapa qui, tout d'un coup, se retrouve avec les cheveux qui tombent et la robe qui arrive ; celui de l'ivrogne à qui tout arrive de façon inconsciente. Donc pour les deux, c'est pareil, ce n'est pas volontairement que tout s'est fait ; mais à son réveil l'ivrogne part en courant !
Y O : Voilà. Et il y a aussi la fameuse histoire de la nonne Utpalavarna [蓮華色比丘尼 (Fleur de lotus) : c'est une prostituée qui par hasard s'est habillée en nonne et a réalisé la Voie[8].
Paul : Maître Deshimaru cite cette histoire plusieurs fois dans ses ouvrages.
Y O : Moi j'aime bien, parce que justement on n'est pas maître de son propre destin dans le sens positif du terme : on ne sait pas ce qu'on est, peut-être qu'on est beaucoup plus grand qu'on n'imagine.
V. Les préceptes des laïcs.
L'opposé de shukke 出家 c'est zaike 在家 où zai 在 veut dire demeurer : il s'agit donc de ceux qui demeurent dans la maison, dans la famille ; en français je crois que c'est les laïcs.
Pour les laïcs il y a six jours de récollection au total par mois. Dans la tradition sino-japonaise ce sont les 8, 14, 15, 23, 29 et 30 de chaque mois. Et il y a huit préceptes à observer ces jours-là qui ne diffèrent pas beaucoup des dix graves interdictions.
Les 8 préceptes, c’est hat kai 八戒, et en chinois c'est sai 斎 qui désigne une sorte de récollection. C'est-à-dire que les laïcs étaient invités à s'ajuster le corps et le cœur pour se préparer à la fête religieuse. C'est déjà vrai depuis l'époque des védas. Ce hatkai s'appelle aussi fu satsu 布薩 et c'est une traduction du mot pâli uposatha et du mot sanskrit upavasa (uposhadha) et à l'époque des védas en pali ancien c'était poshadha.
Voici ces huit préceptes à appliquer pendant ces six jours :
– ne pas tuer
– ne pas voler
– ne pas avoir de rapport sexuel
– ne pas mentir
– ne pas boire
– ne pas se parer ni se maquiller
– ne pas dormir dans un lit confortable
– ne pas manger après le déjeuner (c'est-à-dire manger deux fois et non pas trois).
[1] Le dessin est l'œuvre de maître Deshimaru et porte comme inscription : « Faux et chapeau de paille du paysan. "Un jour sans travail, un jour sans manger" Dans les temples Zen, le samu (travail manuel) est très important. » Dans Shin Jin Mei, Textes sacrés du zen, éd Seghers 1976. p. 181-183.
[2] « Jukai, l’ordination de bodhisattva donnée généralement aux laïcs, marque l’entrée dans la voie du Bouddha.» (site de l'AZI). « L’ordination de bodhisattva, c’est d’abord la prise de refuge, qui est commune à toutes les traditions bouddhistes, on prend refuge dans les trois trésors, le bouddha, le Dharma, qui est son enseignement, et la Sangha, qui est la communauté des pratiquants. En fait, on prend refuge dans la pratique de zazen qui contient ces trois trésors, puis on reçoit les préceptes, et ensuite on chante les vœux du bodhisattva ainsi que d’autres sutra. Cette cérémonie a lieu à la fin d’une sesshin, le maître remet au nouveau bodhisattva un rakusu qui est un petit kesa qu’il aura de préférence cousu lui même, avec derrière calligraphié le nouveau nom du bodhisattva, la date, le nom du maître qui l’a ordonné et un poème. Il reçoit aussi un ketsumyaku qui est un document qui reprend les noms des maîtres de notre lignée jusqu’à lui. L’engagement que prend le bodhisattva est un engagement important, il s’engage clairement et publiquement sur la voie de libération enseignée par le bouddha et à pratiquer zazen avec les autres en aidant là où c’est possible. […] La cérémonie d'ordination de moine ou de nonne a lieu dans le même temps que la cérémonie d’ordination des bodhisattva, avec récitation de sutra en relation avec l’engagement de moine ou de nonne. Le futur moine ou la future nonne reçoit un nouveau rakusu, avec aussi un nouveau nom, et un kesa qu’il aura aussi de préférence cousu lui-même, et un kestsumyaku plus complet. » (Site du Dojo Zen de Mons 04/01/2011)
[3] Voir plus loin (fin du III).
[4] Les Jâtakas sont des récits des vies antérieures du Bouddha, ils ont été composés entre le IIIe siècle avant JC et le IIIe siècle après JC. Il s'agit ici de l’histoire du prince Mahâsattva, qui rencontre une tigresse affamée et ses petits. Par compassion le prince choisit de sacrifier sa vie pour sauver celle des tigres.
[5] Les préceptes pour les laïcs ainsi que les jours où ils s'appliquent dont dans le compte-rendu de la séance suivante lors de la lecture de la troisième partie de Shukke.
[6] Il existe deux versions du décalogue. Le mot « décalogue » n’est pas un terme biblique, il désigne les dix paroles (déka – logoi) (Exode 34, 28) en effet le mot « logos » désigne ici la « parole agissante, ordonnatrice ». Elles sont parfois appelées les « dix commandements ». D'après la Bible ils ont été donnés par Dieu à Moïse dans le désert, lors de l’exode vers la Terre Promise. On compte donc 10 paroles mais les Rabbins, les Catholiques et les Luthériens, les Orthodoxes et les Réformés ne comptent pas de la même manière. Voir le tableau : http://www.esperer-isshoni.fr/spip.php?article254
[7] La troisième partie étant assez longue je ne mets que la fin mais ce serait bien de tout lire pour comprendre le débat.
[8] Utpalavarna, (Couleur du Lotus Bleu), fut, dans sa première vie, une prostituée qui avait l’habitude de porter des vêtements raffinés. Un jour, en guise de plaisanterie, elle revêtit le kesa. Ce geste désinvolte lui valut des mérites si grands que dans sa vie suivante, elle connut le Dharma du bouddha Kasyapa et devint une bhiksuni. Dans sa troisième vie, elle rencontra le Bouddha Shakyamuni et devint un grand arhat, maniant aisément les six pouvoirs (dont celui de mettre fin à toute chose inutile) et les trois types de connaissances. Il est écrit dans le Sutra de Jataka, qu’Utpalavarna encouragea les femmes nobles à abandonner leur vie de famille pour suivre la Voie de Bouddha, même si elles ne pouvaient pas respecter les préceptes. Cette histoire légendaire est relatée par Dôgen dans le Kesa Kudoku du Shobogenzo. (Bulletin de l'AZI, Juin 2001).