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Ateliers d'étude du Shôbôgenzô avec Yoko Orimo
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Ateliers d'étude du Shôbôgenzô avec Yoko Orimo
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19 avril 2013

Compte-rendu Zazenshin 1ère séance 08/04/2013

 

Atelier d’étude du Shôbôgenzô à l’Institut d’Études Bouddhiques 08/04/2013

Animé par Yoko Orimo

 

Zazenshin 坐禪箴
Maximes de la méditation assise

 

Ce message est ici en fichier docx : Y_Orimo_IEB_2013_04_08_Zazenshin_1 ;

et en fichier pdf : Y_Orimo_IEB_2013_04_08_Zazenshin_1 .  

 

Présentation de la transcription :

   Cette transcription concerne la séance du 8 avril avec quelques changements puisque le passage de l'oral à l'écrit nécessite quelques modifications. Quelques ajouts ont été faits, en particulier en notes. Les modalités de transcription sont les mêmes que celles des comptes-rendus précédents.

La 1ère partie est consacrée à l'introduction de Zazenshin, la 2ème partie consiste en la lecture de la première partie du texte, à savoir les 7 premiers paragraphes de la traduction de Y Orimo qui se trouve dans son tome 1 et qui est mise à disposition sur le blog .

 

Première partie : Introduction

 

Y O : Cet atelier est consacré au fascicule Zazenshin, Maximes de la méditation assise. C'est un texte absolument fabuleux, l'un des textes fondamentaux du Shôbôgenzô. Il est fabuleux mais aussi extrêmement abscons. Nous avons quatre séances consacrées à ce texte, donc huit heures et vous verrez que c'est un peu trop court parce que pour vraiment méditer ce discours de maître Dôgen d'une telle ampleur, d'une telle profondeur, huit heures ça ne suffit pas.

Les échos entre ce dernier texte et les deux premiers textes du cycle.

C'est avec ces quatre séances que nous allons clôturer ce cycle d'étude du Shôbôgenzô de l'année universitaire actuelle. Or au commencement de ce cycle nous avons vu Zazengi puis Genjôkôan. Dominique Trotignon de l'IEB, Patrick Ferrieux du DZP et moi-même nous avions conçu ensemble ce programme. Je suis heureuse de constater que c'est un programme bien conçu en ce sens que le début du cycle et la fin du cycle se font un très bel écho.

1. Zazengi 坐禪儀 et Zazenshin 坐禪箴sont deux textes jumeaux quoique fort contrastés.

 Zazengi a pour troisième caractère gi 儀 dont la clé 亻 représente une personne et le côté corps du caractère donne le son : gi signifie « méthode, manière », et également  « le rituel », d'où ce côté très matériel et extérieur de Zazengi. Zazengi est un texte très court, limpide, simple, il n'y a aucun problème de compréhension ni d'interprétation. En revanche Zazenshin dont on analysera plus tard le titre est un texte qui voit le zazen de l'intérieur dans sa dimension métaphysique. Donc Zazengi c'est plutôt du côté de l'extérieur, du corporel : comment préparer la salle, quelle est la posture correcte de zazen etc. tandis que Zazenshin c'est infiniment plus conceptuel et métaphysique.

Ce sont deux textes qui se suivent dans l'Ancienne édition du Shôbôgenzô : Zazengi est le fascicule 11 et Zazenshin est le fascicule 12.

Ce sont deux textes qui furent exposés dans le même lieu, et au même mois de la même année, à savoir le 11ème  mois de l'an 1243 dans le temple Yoshimine. Si vous vous rappelez ce que j'ai dit, maître Dôgen quitte soudain le septième mois de l'an 1243 la capitale Kyôto pour s'installer définitivement dans la province d'Echizen. Donc Yoshimine est un lieu transitoire où le maître japonais attendait l'inauguration du nouveau monastère Daibutsuji pour le printemps 1244. Mais paradoxalement ce moment transitoire est le moment le plus fécond en ce qui concerne la production de Shôbôgenzô et également la puissance conceptuelle et métaphysique de la pensée de maître Dôgen. Ça c'est l'arrière-plan historique.

2. Le Genjôkôan est le deuxième texte que nous avons vu ensemble. Zazenshin et Genjôkôan se font également un très bel écho. Tout à la fin de la lecture de Zazenshin, donc lors de la quatrième séance, nous ferons ce qu'on appelle une lecture typologique, c'est-à-dire lire deux textes ensemble selon les correspondances thématique, sémantique et lexicale. Vous verrez que lorsqu'on relit Genjôkôan dans la lumière de Zazenshin, il se revêt d'une profondeur insoupçonnée.

D'autre part le thème qui était au centre du Genjôkôan c'était genjô, la réalisation comme présence. Et genjôkôan veut dire « le kôan qui se réalise comme présence ». Tandis que Zazenshin à mes yeux se situe à un niveau supérieur c'est-à-dire qu'il s'inscrit dans la sphère de kenjô. Dans les ateliers consacrés à Genjôkôan on a déjà vu la différence entre ces deux termes genjô 現成 (la réalisation comme présence) et kenjô 見成 (la réalisation comme vision).

Pour genjô j'ai dit ceci : à ce juste moment tel quel la vision se réalise comme présence, donc l'invisible devient visible dans l'unité du visible et de l'invisible. Tandis que pour kenjô j'ai donné un exemple très simple : vous êtes tous Français (pas moi), donc vous parlez très bien français, mais ce n'est pas parce que vous êtes Français et que vous parlez bien français que vous êtes capables immédiatement d'enseigner le français. Pour enseigner le français, c'est-à-dire pour transmettre ce savoir qui est déjà en vous, il faut "le savoir du savoir" : il faut être formé sinon on ne peut pas transmettre le savoir. Et kenjô c'est précisément le savoir du savoir, la vision de la vision. La vision on l'obtient déjà au stade de genjô, mais pour que ce genjô on puisse le transmettre à d'autres comme vision avec sa dimension objective, il faut kenjô.

P F : C'est une forme de maîtrise, de compétence de genjô ?

Y O : C'est la vision qui se réfléchit à l'intérieur même de la vision, la vision qui voit la vision, comme le savoir qui devient conscient du savoir. Ceci est capital pour comprendre les choses.

Donc on fera plus tard la lecture typologique de Genjôkôan avec Zazenshin et on reverra la différence entre genjô et kenjô.

Le titre Zazenshin.

Regardons le 3ème caractère de zazenshin 坐禪箴. La clé 竹 de ce caractère représente un bambou. Et le corps du caractère est un verbe qui signifie « attacher, joindre, relier », lequel verbeporte comme élément composant la « pique ». Au sens propre,le caractère shin 箴 désigne l’aiguille de bambou servant à attacherdes tissus à coudre, ou l’aiguille de pierre utilisée enmédecine chinoise. L’aiguille est un instrument qui pique pourpénétrer l’intérieur, d’où le sens figuré du caractère shin du zazenshin : « maxime, précepte, avertissement », etc., devantpiquer nos cœurs pour les pénétrer. Donc dans ce caractère shin il y a la dimension de kenjô (la réalisation comme vision) en ce sens qu'avec cette "maxime" maître Dôgen pique la tranquillité des pratiquants zen.

P F : Un peu comme le kyosaku[1] alors ?

Y O : Tout à fait. Les pratiquants zen ou simplement bouddhistes, qu'ils soient européens ou japonais, ont souvent tendance à s'installer dans le naturalisme ou dans le quiétisme.

 Je vois cela un peu partout, par exemple dans le discours des maîtres européens et japonais : « Soyez tels que vous êtes, sans artifice, c'est très bien. » Donc tout le monde est gentil, tout le monde est beau. Ça c'est le naturalisme.

Et il y a aussi le quiétisme : « De toute façon l'essentiel est indicible, invisible, ça ne se communique ni par les mots ni par le langage ;  c'est i shin den shin, ça se communique, ça se transmet de cœur à cœur. Donc l'étude ça n'a pas énormément d'importance parce que l'essentiel ce n'est pas les mots, ce n'est pas le langage, mais le cœur et la pratique.

La traduction de Zazenshin.

Pour Zazenshin on va utiliser la traduction faite par mes soins. J'ai publié en 2005 cette traduction que vous avez, il y a donc 8 ans. D'une part dans ce texte il n'y a pas de kanji parce qu'à l'époque je n'étais pas équipé de l'ordinateur qui tape les caractères sino-japonais, et d'autre part la version à venir qui sera la version définitive sera sensiblement différente de ce que vous avez. Mais grosso modo, comme la dernière fois, je peux garantir que cette traduction est assez bonne, qu'elle est fiable. Simplement il y a des points à rectifier, donc au fur et à mesure que nous avancerons dans la lecture je vous les signalerai. Du fait que c'est un texte métaphysique extrêmement profond, la moindre imperfection et incompréhension de la traduction peut changer votre réflexion, donc c'est important.

Les lignées  à l'origine des écoles Rinzai et Sôtô

Voici le schéma des lignées à l'origine des écoles Rinzai et Sôtô, à partir de Daikan Enô le 6ème patriarche chinois (en gras les noms qui apparaissent dans Zazenshin):

lignées soto rinzai

La structuration du texte en trois parties.

Le texte lui-même se divise en trois parties en fonction des sources citées, c'est très clair :

1. La première partie est basée entièrement sur le kôan de Yakusan. C'est un moine chinois du VIIIe, IXe siècle qui vivait sous la grande dynastie des Tang. Vous voyez sur le schéma précédent qu'il était disciple de Sekitô (Shitou), lui-même disciple de Seigen, lui-même disciple de Daikan Enô le 6ème patriarche chinois (Huineng). Yakusan est le maître de Ungan, qui est lui-même le maître de Tôzan, qui est lui-même le maître de Sôsan. Or c'est à partir de Sôsan qu'on parle de l'école Sôtô. Donc Yakusan est à l'origine lointaine de la lignée Sôtô.

Et c'est dans le kôan de Yakusan qu'on trouve trois termes fondamentaux (shiryô, fushiryô, hishiryô) sur lesquels on a écrit des livres et des livres. Nous allons méditer longuement sur ces trois termes.

2. La deuxième partie est basée sur le dialogue de Nangaku et de Baso (Mazu). Et c'est dans ce dialogue très long que toute la réflexion de maître Dôgen se déroule. Cette deuxième partie est la plus longue.

– C'est là qu'on voit entre autres la métaphore du polissage de tuile : « Le zazen consiste à polir un morceau de tuile », qu'est-ce que ça veut dire ?

– On y voit aussi la métaphore du char tiré par le bœuf : quand le char n'avance pas, est-ce qu'il faut frapper le bœuf ou frapper le char ? Et le maître répond : il faut en même temps frapper et le bœuf et le char ! Qu'est-ce que ça veut dire ?

 – Il y a aussi ce fameux aphorisme : être assis en éveillé (donc le zazen) c'est tuer l'Éveillé.

Donc il y a là un tas de méditations extrêmement intéressantes.

3. La troisième partie est la crème du texte : il y a zazenshin (la maxime de la méditation assise) du maître Wanshi (de la lignée Sôtô) et à la fin il y a zazenshin de maître Dôgen, donc il y a deux zazenshin à la fin. Et dans cette dernière partie le discours de maître Dôgen fait un grand retour au commencement avec les trois termes du début : shiryô, fushiryô, hishiryô.

Remarque :

On voit que la première partie concerne la lignée Sôtô (avec Yakusan) ; que la deuxième partie c'est la lignée Rinzaï (avec Nangaku et Baso) et que la troisième partie c'est la lignée Sôtô. Maître Dôgen n'est pas du tout sectaire, il y a toujours l'ensemble de la tradition zen dans ses textes. Pour la deuxième partie en effet on a une succession de deux maîtres : Nangaku puis Baso. Après Baso on a Hyakujo qui est très célèbre par le shingi (la règle monastique zen) qu'on a vu dans le dernier texte Shukke, puis il y a Ôbaku, et enfin Rinzaï.

Notre programme.

Nous avons quatre séances:
– Aujourd'hui je voudrais lire la 1ère partie, donc le kôan de Yakusan avec les trois termes.
– La 2ème partie est très longue, on y consacrera deux séances (22 avril et 13 mai).
– Et lors de la quatrième séance (le 27 mai) nous ferons la lecture de la 3ème partie et aussi la lecture typologique de Genjôkôan et Zazenshin.

 

 

Deuxième partie : lecture de 7 premiers paragraphes.

 

Dans la première partie de Zazenshin basée sur le kôan de Yakusan il y a 7 paragraphes dans ma traduction.

Premier paragraphe.

Lorsque maître Yakusan Kôdô méditait en posture assise, un moine demanda un jour : « Que pensez-vous en restant immobile, assis sur le sol ? » Le maître dit : « Je pense la non-pensée. » Le moine demanda : « Comment peut-on penser la non-pensée ? » Le maître dit : « Par ce qui n’est pas de l’ordre de la pensée.»

Ici on a donc une citation que maître Dôgen a tirée du Recueil de la transmission de la lampe de l'ère Keitoku[2]. Il s'agit du kôan de Yakusan.

Un petit mot sur la fin de ma traduction : « Par ce qui n’est pas de l’ordre de la pensée. » Dans le texte original japonais il n'y a pas de préposition. Je pense qu'il vaut mieux mettre "dans" à la place de "par" car "par" entraîne la notion de moyen, ce qui est embêtant. On peut mettre  : « Dans ce qui n’est pas de l’ordre de la pensée » ou à la limite seulement « Ce qui n’est pas de l’ordre de la pensée ». Pour bien mettre en clarté le sens de ce kôan il est préférable de mettre la préposition "dans"[3].

Nous allons d'abord reprendre les trois termes fondamentaux : shiryô que j'ai traduit par la « pensée »,  fu-shiryô que j'ai traduit par la « non-pensée », et hi-shiryô par « ce qui n’est pas de l’ordre de la pensée ». Quand on a étudié Zazengi je vous ai bien expliqué leur étymologie. Sans comprendre le sens littéral de ces trois termes vous ne pouvez pas entrer dans le discours de maître Dôgen : 思量 [shiryô], 非思量 [hishiryô ]  et 不思量 [fushiryô].

– S’agissant du mot shiryô 思量, il est composé de deux caractères :

shi 思 (la pensée), en bas de ce caractère il y a le cœur 心, et en haut c'est la tête ; on a donc la tête et le cœur, donc quand on traduit ce caractère par "penser" il y a à la fois la tête et le cœur ;

et ryô 量 est un idéogramme simple, qui désigne une balance nous avons donc une balance qui mesure le poids, et quand cet idéogramme apparaît seul on traduit par "la pesée" ou "la mesure" (ou bien "mesurer" ou "peser" en tant que verbe).

Et comme beaucoup de traducteurs, je traduis shiryô par "la pensée" comme substantif et par "penser" comme verbe, mais sous-entendu une pensée analytique en ce sens qu'il y a ryô, donc mesurer : cela désigne la pensée analytique et discriminante. D'où le sens plus ou moins péjoratif de ce terme dans le contexte zen.

– Dans le terme fu-shiryô 不思量 le mot shiryô est précédé par le préfixe fu 不, c'est un idéogramme qui représente un bouton de fleur, d'où le sens initial de ce caractère qui est l'absence : on nie ici mais ce n'est pas nier la nature même de quelque chose, c'est juste en désigner l'absence.

– Et dans hi-shiryô 非思量 on a le préfixe hi 非 qui est une négation mais d'un tout autre nature, c'est un idéogramme simple : deux ailes d'un oiseau écartent l'obstacle d'où un sens beaucoup plus fort que fu du point de vue de la négation : fu c'est l'absence tandis qu'avec hi on écarte, on élimine.

Je traduis fu-shiryô par « la pensée qui ne pense pas » mais hi-shiryô je le traduis par « ce qui n'est pas de l'ordre de la pensée ».

L’essentiel du dialogue dans le kôan tient en effet à la subtile différence sémantique entre ces deux préfixes privatifs : fu et hi. Le premier indique l’absence de la chose niée tandis que le second indique la différence de niveau, la différence d’ordre.

Est-ce que vous avez d'autres traductions, Michel ?

[4] « The monk asked, "How do you think of not thinking ?" The Master answered, "Nonthinking." » (traduction de Zazenshin sur le site Stanford.edu, par Carl Bielefeldt). Là on a :  fu-shiryô (not-thinking) et hi-shiryô (nonthinking).

Mais voici une citation qui montre que "beyond-thinking" peut traduire hishiryô : « In Shobogenzo Zazenshin, Dogen Zenji said, “In order to think (shiryô) of not-thinking (fu-shiryo), we use beyond-thinking (hi-shiryô). » (Shohaku Okumura).

► « La pensée qui ne pense pas » c'est la pensée au repos ?

Y O : On va voir, tout l'enjeu de ce kôan est là. Et il faut quatre séances pour comprendre ça, je crois !

Maintenant je vais vous proposer quelque chose d'un peu schématique, donc ce sera un peu forcé. Lorsque nous avions lu le premier quatrain de Genjôkôan nous avions dessiné un cercle. On va faire la même chose maintenant.

Dans quelle sphère se situe la pensée analytique (shiryô)?

► Dans le cérébral.

Y O : Oui mais les pratiquants connaissent bien ce qui se passe pendant le zazen : les pensées défilent.

► Oui, comme les nuages qui passent sans s'arrêter.

Y O : C'est ça. Et le maître dit : « Ça ne fait rien, c'est normal, laissez-passer, c'est comme les nuages qui passent au sommet des montagnes : laissez passer les pensées qui défilent. » Donc ce premier moment (shiryô)) est dans la sphère du phénomène 色(shiki, skr. rûpa), moi je traduis ce mot shikipar les formes-couleurs.

Zazenshin cercle

Donc shiryô c'est le premier moment dans la sphère du phénomène (je schématise de façon artificielle pour faciliter les choses, [voir le dessin ci-contre]). Dans la tête une pensée analytique apparaît et disparaît, une autre vient etc. et l'important est de ne pas s'y attacher, tous les maîtres zen enseignent ça. Et je sais que tous les pratiquants zen aiment beaucoup ce terme hi-shiryô.

P F : Nous on entend dans le dôjô ce terme traduit par « au-delà de la pensée » ce qui ressemble pas mal à la version anglaise. On nous dit qu'il s'agit de se placer dans l'état où finalement on est disponible, accessible à ce qui est au-delà de la pensée. Certains enseignants présentent ces trois termes comme des états successifs, mais je sais que ce n'est pas ta conception, Yoko, ni celle de Dôgen : « De temps en temps, les gars, vous êtes dans shiryô, vous pensez ; à d'autres moments vous êtes dans fu-shiryô, c'est-à-dire que vous ne pensez pas, c'est le grand blanc ; et à d'autres moments vous êtes dans hi-shiryô, c'est-à-dire que penser/ne pas penser, ou ne pas penser/penser, ce n'est plus le sujet. » Il y a certains enseignants qui nous emmènent ver ça.

Y O : J'appellerai ça le dualisme, excusez-moi. En aucun cas ce n'est comme ça.

P F : Ceci a déjà fait l'objet d'un échange entre nous. Du coup quand on réécoute nos maîtres, on se dit que peut-être c'était une compréhension un peu rapide de la façon qu'ils ont de parler. Il faut revisiter l'enseignement à la lumière de ce que tu nous dis.

Y O : Ce n'est pas moi, c'est maître Dôgen, moi je ne dis rien du tout, je ne suis que traductrice et interprète de maître Dôgen.

Moi je donnerai une comparaison, d'autant plus qu'on a parmi nous François qui est peintre, mais comme toujours, la comparaison a ses limites. hi-shiryô c'est la toile (le champ ou bien l'étendue) et le peintre sait que hi-shiryô et shiryô ne font qu'un. Au fond c'est l'arrière-plan, une vaste étendue pour que la pensée défile.

P F : C'est le substrat sur lequel les phénomènes peuvent apparaître ou non.

Y O : Si on a le temps je reviendrai avec vous sur la phénoménologie occidentale car il y a quelques très belles correspondances pour réfléchir sur cette question de shiryô et hi-shiryô. En effet le père fondateur de la phénoménologie occidentale, c'est Husserl qui est un philosophe autrichien- hongrois d'origine juive. Il a dit : « Toute conscience est conscience de quelque chose » et ce "de" veut dire beaucoup de choses. Il y a le sujet pensant qui est dans le cadre du temps et de l'espace tandis qu'en arrière-plan il y a le sujet transcendantal, irréductible, non catégorisable.

Schématiquement on peut situer hi-shiryô dans le domaine de (la vacuité), c'est le deuxième moment. La mystique occidentale appelle aussi ce moment le moment abyssal, l'abîme. C'est absolument insaisissable, on n'en peut rien dire. C'est comme Nâgârjuna qui, dans la Madhyamika ne dit que la négation : « ça n'est pas… Ça n'est pas… » On ne peut rien dire positivement.

Or shiryô est dans le domaine du phénomène, hi-shiryô dans le domaine de kû, mais la vacuité et les phénomènes ne font qu'un.

Et si on fait les cercles il y a un troisième moment, le retour à la surface : la pensée analytique qui ne fait qu'un avec ce qui n'est pas de l'ordre de la pensée, et selon mon analyse c'est cela que maître Dôgen appelle fu-shiryô.

P F : Notre fu-shiryô à nous, c'est le contraire de shiryô, alors que là, dans ton fu-shiryô  à toi, c'est une évolution après passage par hi-shiryô.

Y O : Voilà, l'unité de shiryô et hi-shiryô c'est ça qui s'appelle fu-shiryô.

► Pour shiryô on avait la sphère de shiki (les phénomènes), pour hi-shiryô  on avait la sphère de (la vacuité), et pour fu-shiryô ?

Y O : L'unité de shiki et , donc le non-dualisme. En effet ils ne doivent faire qu'un, c'est ça le point le plus important. Toujours il y a l'unité. On parle de trois moments (shiryô, hi-shiryô, fu-shiryô) mais en réalité c'est schématique, assez artificiel, puisqu'en réalité ces trois formes de réalité ne font qu'un. Il n'y a pas un moment donné shiryô ou hi-shiryô ou fu-shiryô, ça ne doit faire qu'un. Et cela, j'aimerais que vous entriez vous-même dans la pensée de maître Dôgen, et alors vous-même vous pouvez expérimenter et exprimer au fur et à mesure qu'on avance dans la lecture.

 

Deuxième paragraphe.

Faites l’étude de la méditation assise en attestant que telle est la parole du grand maître. Transmettez-la avec justesse. C’est réfléchir à fond sur le fait que la méditation assise est transmise dans la Voie de l’Éveillé. Nombreux sont ceux qui ont pensé la méditation assise ; la parole de Yakusan est une parmi d’autres : « Je pense la non-pensée », dit-il. Là, il y a la peau, la chair, les os et la moelle de la pensée ainsi que la peau, la chair, les os et la moelle de la non-pensée.

Mi : C'est ce que vous disiez à l'instant, ici il y a la non-dualité : il y a la peau, les os et la moelle de la pensée et de la non-pensée.

Y O : Tout à fait. Le fait que la pensée ait cette dimension corporelle, charnelle, c'est déjà extrêmement important. Simplement il n'y a que deux termes shiryô et fu-shiryô qui figurent ici, le troisième terme hi-shiryô  est absent effectivement, c'est pour cela que hi-shiryô  n'est pas de l'ordre de la pensée, ce n'est pas de même niveau. C'est important à souligner.

Tu as dit tout à l'heure que certains maîtres opposent shiryô et fu-shiryô. Or ici le maître dit : « Je pense la non-pensée ». Si shiryô et fu-shiryô s'opposaient, comment est-ce qu'on pourrait penser la non-pensée ?

Avez-vous d'autres remarques ?

► On parle de la peau, de la chair et des os et de la moelle, pourquoi l'évoquer ?

P M : Ça ramène dans le monde des phénomènes.

Y O : Avant tout c'est zazen-shin : pendant le zazen vous pensez, or c'est avec le corps, la peau et les os, la moelle qu'on fait le zazen. Et la pensée n'est autre que le fruit de cette posture assise. Ce n'est jamais séparé de la pensée.

Mi : Ce que je vois là-dedans c'est la présence de l'intelligence primordiale qui se manifeste en pensée (ou qui ne se manifeste pas en pensée), qui reste dans sa vitalité potentielle, d'un seul coup prend la forme d'une pensée à laquelle on s'attache (ou bien à laquelle on ne s'attache pas), et cette vitalité qui est extrêmement riche, c'est hi-shiryô.

Y O : Oui, c'est ce que je pense. C'est-à-dire que hi-shiryô c'est sans forme ni couleur, il n'y a aucun élément saisissable, localisable. Et pourtant comme Michel le souligne, c'est ça la vacuité, ce n'est pas le vide plat mais c'est plein d'énergie, sans cesse en mouvement ; mais sans cette dimension des phénomènes (rûpa) ça ne peut pas se manifester. Donc lorsque que shiryô et hi-shiryô (shiki et ) s'unissent comme un seul cœur, chair, ça devient quelque chose de palpable, kenjô. Là je pense qu'il faut changer la conception même de la vacuité comme quelque chose de complètement calme, apaisé. Non, au contraire, il y a une vie potentielle infinie, simplement sans cette dimension phénoménale, elle est non catégorisable, insaisissable, mais c'est quelque chose de vital, une vitalité irréductible.

C M : Dans ce paragraphe il est question de l'assise (du zazen) mais aussi de l'étude. On retrouve ce qu'on avait vu dans d'autres textes : qu'il faut la méditation assise mais aussi l'étude.

Y O : Certainement, sans étude et sans pratique de zazen cette vitalité potentielle ne peut pas se manifester, c'est ça le zazen.

F A : Je reviens sur l'exemple de la toile du peintre : là on risque de tomber dans un certain dualisme parce que la toile c'est un support surface, elle est enduite de blanc qui est l'indéfini de la profondeur.

Y O : Excusez-moi, je ne suis qu'amateur, mais je crois que le vrai peintre justement ne fait pas ce dualisme, c'est-à-dire que le support n'est plus le support. C'est pour cela que j'ai pensé à « six kakis »[5]. Vous aviez souligné, François, que les six kakis sont stables mais qu'on ne voit pas de support parce que ces six kakis qui ne sont autres qu'un phénomène ne font qu'un avec cette toile qui est derrière comme quelque chose de transcendantal. Si on a le temps on pourra en discuter après.

 

Troisième paragraphe.

« Comment », demanda le moine, « peut-on penser la non-pensée ? » En vérité, même si on parle depuis les temps anciens de la non-pensée, on se demande toujours comment la penser. N’yaurait-il pas de pensée lorsqu’on est assis au sol, parfaitementimmobile ? (En ce cas-là,) par quoi l’aller au-delà[6] de la méditationassise pourrait-il se communiquer ? À moins que voussoyez stupide et superficiel, vous devez avoir la force deposer la question sur la méditation assise et la pensée decelle-ci.

 Y O : On a modifié la 2ème phrase car j'avais marqué « même si la non-pensée est une pensée ancienne » mais dans le texte original c'est : « même si la non-pensée est ancienne ». J'ai toujours peur d'expliquer le texte au niveau de la traduction, mais je crois qu'on peut changer pour faciliter la compréhension.

P F : Ça veut dire : « la non pensée, ça fait des lustres qu'on se prend la tête à ce sujet. »

Y O : Voilà. J'hésite parfois à expliquer, mais là il n'y a pas de risque conceptuel. Donc dans la version définitive je vais sans doute mettre cela.

Ce paragraphe est relativement simple, un peu un préambule de ce qui va suivre.

► Je ne comprends pas la phrase : « Par quoi l'aller au-delàde la méditationassise pourrait-il se communiquer ? » ?

Y O : J'ai mis une note sur « au-delà ». Oui, c'est une bonne question.

An : Est-ce que ça veut dire « Par quoi la réalisation qui se produit par le biais de la méditation pourrait-elle se communiquer? » ?

Y O : Oui je crois que vous dites ce que je veux dire. C'est-à-dire « aller au-delà de la méditation assise ». Tout à l'heure j'ai expliqué la différence entre genjô et kenjô. Ici le sens c'est : « Comment peut-on aller jusqu'à kenjô ? » En effet on peut très bien en rester à genjô, c'est-à-dire à l'éveil. Quand on pratique de longues années, on attend l'éveil, c'est-à-dire genjô, mais sans la réflexion que nous allons mener avec ce texte Zazenshin, comment peut-on aller jusqu'à kenjô, c'est-à-dire la vision de la vision ?

P F : C'est un peu Bouddha qui a son satori sous l'arbre de la Bodhi : ça c'est genjô. Il descend de sa montagne, et là il fait un choix : « D'accord, je fais le choix de m'expliquer, je rentre dans kenjô. »

Y O : Absolument, c'est ça. Et c'est fondamental, je crois, pour le bouddhisme, parce que l'un des fondamentaux du bouddhisme c'est la compassion. Si on est satisfait de son propre éveil, il n'y a pas de compassion. Il faut partager, et pour partager il faut kenjô.

 

Quatrième paragraphe.

Le grand maître répondit : « Dans (1) ce qui n’est pas de l’ordre de la pensée. » Bien que l’emploi de ce qui n’est pasde l’ordre de la pensée soit limpide[7], on utilise toujours ce quin’est pas de l’ordre de la pensée pour penser la non-pensée. Ily a quelqu’un dans ce qui n’est pas de l’ordre de la pensée, etc’est ce quelqu’un[8] qui m’assume et qui me garde. Bien que cesoit moi qui reste au sol, parfaitement immobile, ce n’est passeulement la pensée, mais aussi la méditation assise qui relèventla tête. Bien que la méditation assise soit la méditationassise, comment saurait-elle penser elle-même ? Si cela estainsi, rester parfaitement immobile, assis au sol, n’est pas à lamesure de l’Éveillé, ni à la mesure de la Loi, ni à la mesure del’Éveil, ni à la mesure de la compréhension. Yakusan, en transmettantainsi la méditation assise directement sans mélange (2), se trouvedéjà à la trente-sixième génération depuis l’Éveillé-Shâkyamuni. Si l’on remonte la lignée de la transmissiondepuis Yakusan, c’est à la trente-sixième génération que setrouve l’Éveillé-Shâkyamuni. Lorsqu’on transmet ainsi laméditation assise avec justesse, « Je pense la non-pensée » (3) estdéjà là.

Notes entre parenthèses : trois changements  désignés par les chiffes :
1. Dans la traduction initiale la citation commençait par « je pense par », or "je pense" avait été ajouté, et la préposition "par" connotait l'idée de moyen, donc elle a été remplacée par "dans".
2 Le terme tanden avait été traduit par « la transmission dans sa pureté », il est maintenant traduit par « directement sans mélange ». Il est composé de deux caractères : tan (le seul, l’unique, sans mélange) et den (transmettre, la transmission). L’auteur emploie ce terme tanden autant que le terme shôden (la transmission avec justesse). Dans Zazenshin, le premier revient 2 fois, et le deuxième 8 fois.
3 La traduction initiale était : "la non pensée qu'on pense", maintenant Yoko traduit par une citation qui est le mot de Yakusan.

Y O : C'est un paragraphe très riche où il y a plusieurs points extrêmement importants.

Mi : Ce « quelqu'un qui m'assume et qui me garde » c'est vraiment un très beau kôan qui demande qu'on en fasse l'expérience plutôt qu'on en reçoive l'explication. Pour moi ce quelqu'un c'est « l'homme sans grade » de Rinzaï, c'est « mon véritable visage avant la naissance de mes parents ».

Y O : Moi je vais dire ça d'une manière assez simple : Michel n'est autre que le Bouddha, et le Bouddha n'est autre que Michel.

Y O : J'ai écrit au tableau le mot de Rinzaï : mu i shin nin 無位真人: « le vrai homme sans grade » c'est-à-dire qu'on ne peut pas le situer, c'est la nudité originelle.

La plupart d'entre vous, vous êtes pratiquants, est-ce que vous pourriez expliciter par votre expérience ce passage : « Il y a quelqu’un dans ce qui n’est pas de l’ordre de la pensée, et c’est ce quelqu’unqui m’assume et qui me garde. » ?

F M : Moi je le lisais complètement différemment, c'est-à-dire que j'avais rebondi sur la note [ici note 8] où tu as mis que ce mot "quelqu'un" traduit le mot japonais tare たれ qui peut aussi être employé en tant que pronom interrogatif, donc : « qui ? ». Il y a, pour moi,  au fond de la non-pensée et de la pensée cette question qui demeure et qui oriente toute l’assise : « Qui est celui qui pense (ou qui ne pense pas) ? » Ce « qui » c'est un dynamisme, donc c'est ce qui pour moi était pointé là. C'est-à-dire que cette phrase je l'ai traduite de la façon suivante : « Il y a toujours la question "qui ?" qui m'assume et qui me garde », à savoir la question « qui est celui qui ? »

Y O : C'est très intéressant. Dans mon esprit ces deux expériences ne se contredisent pas parce que finalement on ne peut pas dire « c'est qui », c'est irréductible.

F M : Non, on ne peut que poser la question. Mais cette question, c'est ce qui continue pour moi à orienter l'assise.

Mi : Dans la traduction anglaise ils traduisent tare par « someone »[9] donc « quelqu'un ». Donc cette question, ce n'est pas une "technique" de méditation, "ça" jaillit. D'un seul coup : Ah ! Ça surgit.

Y O : Et on ne peut pas définir ni réduire, on ne peut rien dire. On s'interroge et en même temps c'est concret, charnel.

F A : Il y a un terme qui revient souvent, c'est « parfaitement immobile ». Ça c'est concret, c'est lié à la respiration et à la décontraction, et ce « parfaitement immobile » renvoie à une pensée non pensée. C'est parce que le corps est complètement immobile que petit à petit la pensée va disparaître. Ça c'est une première chose : c'est dans une pratique continue, mais l'immobilité est fondamentale.

Y O : Justement c'est à cause de la posture parfaitement immobile que vous soulignez que l'assise se dépasse elle-même, elle n'est plus assise. On verra dans le dialogue de Nangaku et Baso que tant que l'assise est une posture assise, ce n'est pas la vraie assise. C'est au-delà de cette posture assise qu'est la vraie assise.

F A : Je pense aussi à une autre chose, c'est qu'il y a un moment dans la non-pensée où on perd toutes les défenses, c'est-à-dire que même dans la non-pensée on a très inconsciemment des défenses qui nous permettent à tout moment de revenir, mais il y a un moment où il n'y a plus de défense.

Je me permets de raconter une histoire qui m'est arrivée. J'ai fait une sesshin dans un lieu, et j'avais une très bonne amie nonne qui était morte dans ce lieu : la sépulture était là. À un moment de zazen où j'étais dans un profond zazen, tout d'un coup la mort de cette amie est revenue à la surface, et à ce moment-là je me suis évanoui (il n'est pas rare de voir des évanouissements pendant les sesshin). C'est là que j'ai réalisé que, quand l'idée de la mort de cette amie a refait surface très brutalement, j'étais sans défense aucune. Et à ce moment-là j'ai vraiment perçu que j'étais à un point de non-pensée en zazen où j'étais sans défense.

Y O : Françoise, comment vous voyez ce « quelqu'un », est-ce complètement étranger ?

F R : Ce n'est pas étranger. C'est qu'en fait dans cette pratique, je peux être dans la pensée (ça défile) et puis il y a un moment où il y a un espace de non-pensée mais je n'en suis pas consciente, et en même temps j'en suis consciente. C'est là que je rejoindrais ce « quelqu'un qui m'assume et qui me garde », c'est dans cet espace-là que je le verrais.

Y O : Donc c'est à la fois moi et pas moi. J'aimerais maintenant entendre les expériences de tout le monde.

A G : Je ne peux pas parler car je n'ai pas de pratique.

P M : Moi je pratique zen, j'ai entendu plusieurs choses qui ont résonné par rapport à ce que je pouvais ressentir, mais je ne vois pas quoi ajouter.

D : Moi je n'ai pas de pratique zen, j'ai une pratique chrétienne. Alors quand j'entends ce mot « quelqu'un », ça m'évoque forcément Dieu.

C M : Moi aussi je suis chrétienne tout en étant dans la pratique zen depuis longtemps, mais sans être bouddhiste. À ce propos le zen est-il bouddhiste ?

► Nous nous poserons cette question le 1er juin prochain lors de la rencontre au DZP[10].

C M : Je fais beaucoup de théologie, j'ai même une licence de théologie, mais quand je lis la Bible j'essaye de ne pas l'aborder à partir des concepts élaborés par la théologie classique car la Bible n'a pas été écrite à partir d'eux[11]. De même ici quand je lis le Shôbôgenzô j'essaye de ne pas l'aborder avec mes préconceptions, et par exemple j'évite de faire des comparaisons avec des données chrétiennes[12] : Dôgen parle à partir d'ailleurs et c'est ça que j'ai envie de découvrir. Mais là chacun a sa propre sensibilité.

Et dans le paragraphe que nous sommes en train de lire, j'ai vraiment beaucoup de mal avec l'expression « quelqu'un » employée par Dôgen, ça ne correspond pas à ma pratique zen, même pendant les expériences que j'ai pu vivre lors des sesshin.

Fl : Moi j'ai déjà fait un peu de zen, mais je suis plutôt dans le bouddhisme tibétain. Pour moi ce « quelqu'un » c'est la personne qui reste parfaitement immobile puisque c'est quelqu'un qui est au-delà du « je qui pense », il ne peut pas être mesuré par l'éveil ni par la compréhension. J'ai l'impression (mais là c'est plutôt de l'interprétation) que c'est plus une conscience qui englobe le fait d'être assise, une sorte de conscience d'une présence d'être assise, d'avoir des pensées, parfois d'être calme. Et je dois avouer que parfois j'ai conscience que je m'étais endormie parce que je suis en train de me réveiller ! Donc c'est plus quelque chose qui est de l'ordre d'une conscience consciente d'elle-même.

Y O : Voilà, la conscience de la conscience. Et ça on ne peut pas la nommer. Qui est cette conscience qui est consciente de ma propre conscience ?

► Est-ce que Dôgen emploie ce mot "quelqu'un" à d'autres endroits ?

Y O : Non c'est extrêmement rare.

F M : Est-ce que ce terme tare est forcément lié à une personne ?

Y O : Ça c'est sûr, c'est une personne. C'est quelqu'un d'irréductible, informalisable. On ne peut rien en dire mais c'est quelqu'un.

À la fin du paragraphe maître Dôgen dit : « Lorsqu’on transmet ainsi la méditation assise avec justesse, « Je pense la non-pensée » est déjà là » et là il y a le terme shôden (transmettre avec justesse). Comment est-ce que vous connectez cette idée de transmission et aussi cette histoire de « quelqu'un » qu'on ne peut pas nommer. C'est très logique.

F M : Moi cette dernière phrase je l'interprète : ce n'est pas "je" qui transmets, c'est cette conscience (appelons-la ainsi) qui est consciente d'elle-même, qui est en train de transmettre.

Y O : C'est exactement ce que je pense. C'est ce quelqu'un qu'on ne peut pas nommer mais qui est absolument présent, irréductible, comme le sujet absolu qui est là, et c'est ça justement "l'objet de la transmission". Par exemple je suis en train de lire un livre de Philippe Coupey, le maître de Patrick, lui aussi il souligne cela : du moment que Philippe transmet Philippe à Patrick, ce n'est pas la transmission juste. Le vrai "ami de bien" (le vrai maître) doit précisément transmettre celui qui n'est pas lui-même, mais ce « quelqu'un ».

F M : Ça m'embête toujours de dire « celui qui » ou « quelqu'un ».

F A : Je pense à des poètes, par exemple Rilke ou Yves Bonnefoy, qui, pour ce "quelqu'un", parlent de « la présence ». Rilke emploie aussi un autre mot qu'il faudrait l'entendre en allemand : « l'ouvert ». Ce n'est plus quelqu'un.

Y O : Je comprends absolument, je crois que c'est très juste. Seulement maître Dôgen utilise quand même le mot tare qui désigne quelqu'un.

F M : C'est pour ça que le pronom interrogatif me paraissait préférable : « qui ? » donc garder l'interrogation.

Y O : Je suis désolée, ce n'est pas le texte original de maître Dôgen, il dit : たれあり (tare ari) « il y a quelqu'un ». Ce mot peut être employé comme pronom interrogatif dans un autre texte mais dans ce cas-là il y a une interrogation.

  非思量   に  たれ       あり、        たれ    我     を     保       任       す。

Hi-shiryô  ni   tare         a ri          tare      ga     wo    ho       nin      su

 Hi-shiryô    quelqu'un     il y a,  quelqu'un  moi           assumer garder    

« Il y a quelqu'un dans hi-shiryô (ce qui n’est pas de l’ordre de la pensée),
et c’est ce quelqu’un qui m’assume et qui me garde.
»

Et toi Patrick, tu n'as pas encore parlé.

P F : Moi dans cette phrase sur "quelqu'un", je suis gêné parce que je perçois comme une forme de personnification, d'incarnation de ce "quelqu'un". J'y vois plus comme un moyen habile pour rendre visible, compréhensible, une relation à un maître, qui est une expérience de dépassement de notre humanité. Cependant je n'en vois pas le fond sous une forme personnifiable, je suis plus du côté "présence". Pourtant s'il dit : « Il y a quelqu'un » il doit avoir raison de le dire.

 

Cinquième paragraphe.

Cependant, voici ce que disent les laxistes fautifs de nos jours : « La pratique de la méditation assise n’a pour but que d’obtenir la paix intérieure, c’est-à-dire l’état de quiétude. » Cette opinion ne vaut même pas les savants du Petit Véhicule ; elle est encore inférieure aux véhicules des hommes et des dieux. Comment pourrait-on considérer ces gens-là comme des gaillards qui étudient la Loi de l’Éveillé ? En Chine actuelle sous la dynastie des Song, nombreux sont les pratiquants de la sorte. Déplorez cette dégénération de la Voie des patriarches.

► D'où vient ce terme "quiétude" ?

Y O : J'ai simplifié l'expression parce que dans le texte original japonais, c'est beaucoup plus corporel. C'est le terme 得胸襟無事了 toku kyôkin muji ryô que je divise en 4 morceaux :

– il y a d'abord toku 得 qui veut dire "obtenir" ;

– il y a kyô 胸 qui veut dire le "buste", la "poitrine" et kin 襟 qui désigne le "col" du kimono, donc ces deux termes désignent tout le haut, en quelque sorte c'est le cœur et puisqu'on s'inquiète avec le cœur, donc kyôkin ça peut désigner l'état d'âme ;

– il y a muji  無事 où ji 事 désigne un événement et aussi quelque chose de dramatique : donc muji veut dire qu'il n'y a pas d'événement particulier c'est-à-dire qu'on est "sain et sauf". On peut dire aussi "sans affaire" ;

– et ryô c'est complètement,

donc toku kyôkin muji ryô c'est « obtenir complètement "la poitrine et le col" (l'état d'âme) de l'état de sain et sauf », quelque chose comme ça ; c'est ce que j'ai traduit par "la quiétude". J'essaye toujours de rester à ras du texte mais là c'était difficile !

A G : Moi je dois dire que j'avais complètement compris le paragraphe de travers à cause de ce mot-là. En effet quiétude je l'associais à des états de non pensée artificiels de type samatha parce qu'on traduit ça parfois par la quiétude, et j'avais orienté toute ma compréhension de cette première partie avec ça. Donc en fait c'est complètement autre chose.

Sixième paragraphe.

Il existe aussi un autre clan de gaillards qui disent : « Pratiquer la Voie moyennant la méditation assise est la dynamique essentielle pour les débutants et les jeunes pratiquants, mais elle n’est pas forcément la pratique quotidienne des éveillés et des patriarches. Marcher est aussi le zen, s’asseoir est aussi le zen. Qu’on parle ou qu’on se taise, qu’on soit en repos ou en mouvement, la substance est apaisée. Ne vous préoccupez donc pas uniquement de la pratique ingénieuse de ce moment. » Parmi les soi-disant épigones de Rinzaï, beaucoup sont de cette opinion. La vraie vie de la Loi de l’Éveillé leur étant si peu transmise, ils disent ainsi. Qui est donc débutant, qui ne le serait pas, et où pourrait-on le placer ?

Ce paragraphe est simple. La citation du début, c'est ce qu'on entend partout dans la bouche des enseignants européens et japonais : le quiétisme et le naturalisme sont très fréquents.

Septième paragraphe.

Sachez-le, selon la recherche telle qu’elle est préconisée dans les études de la Voie, la pratique de la Voie s’effectue moyennant la méditation assise. Voici l’enseignement essentiel promulgué à ce sujet : il y a la pratique de l’Éveillé qui ne cherche pas à faire de soi un éveillé. Puisque la pratique de l’Éveillé ne consiste nullement à faire de soi un éveillé, le kôan se réalise comme vision (1). L’éveillé réalisé en chair et en os est tout autre que l’éveillé qu'on cherche (2) à faire de soi. Du moment que l’on brise ce panier et ce filet, être assis en éveillé n’empêche (3) nullement de faire de soi un éveillé. À ce-juste-moment-tel-quel, mille et dix mille ères antiques manifestent (3) ensemble leur force originelle en entrant en contact avec l’Éveillé et avec le diable. L’avancée et le recul (des pratiquants) ont(3) tous deux la mesure pour recouvrir (4) intimement et la vallée et la colline (5).

Notes entre parenthèses : cinq changements ont eu lieu par rapport au texte du livre :
1. C'est "vision" et non "présence" d'après le texte.

2. L'expression "qu'on cherche" a été ajoutée, elle était dans la phrase précédente.

3. Verbes au présent et non au futur car le futur n'existe pas en japonais.

4. "Recouvrir" au lieu de "remplir"

5. "Vallée et colline" et non pas "fossé et colline".

Y O : Il y a là deux mots très importants dans lesquels on a Butsu 仏 (l'Éveillé) :

– Sabutsu 作仏 : "faire de soi un éveillé"

– Gyôbutsu 行仏 : "pratiquer l'Éveillé" ou "l'Éveillé en pratique", ça dépend du contexte (il y a plusieurs manières de traduire des caractères chinois puisqu'ils sont juxtaposés).

Pour le premier terme : sa 作 est un idéogramme composé dont la clé 亻c'est l'homme, et la partie de droite représente des traits tracés par un couteau dans la matière, d'où le sens littéral, initial qui est « faire, fabriquer, façonner ». D'où sabutsu : « faire de soi un éveillé ». Il y a plusieurs traducteurs qui mettent tout simplement « devenir éveillé » mais je n'aime pas le verbe "devenir" parce que ça introduit une dimension temporelle qui n'est pas dans ce caractère sa : ça veut dire « faire, fabriquer, façonner » indépendamment de la temporalité.

Pour le deuxième terme : gyô c'est la pratique.

► Est-ce que pour sabutsu on pourrait prendre le terme façonner plutôt que le verbe faire ?

F M : Du point de vue de l'élégance c'est plus joli. Maisle façonnage pour moi implique une superficie et ça m'embête un peu.

Y O : Dans sabutsu il y a le sens péjoratif.

F M : Mais « faire de soi » me paraît très bien, c'est plus brut.

Y O : Donc ici maître Dôgen dit que sabutsu et gyôbutsu sont deux choses différentes. Dans sabutsu il y a le moi comme sujet volontariste : « faire de soi un éveillé » et justement le zazen ce n'est pas une affaire de moi.

F M : « Pratiquer l'éveillé » c'est que ça se façonne tout seul quand on pratique, parce que l'Éveillé surgit brutalement, c'est ce que Dôgen dit à la fin.

Y O : Il est l'heure. Vous avez un guide de travail[13] et pour la prochaine fois je vous prie de réfléchir aux trois premières questions.



[1] Le kyosaku est un bâton de bois utilisé pendant zazen. Dans le Zen Sôtô, le kyosaku est administré à la demande du méditant, qui incline la tête et joint les mains devant la poitrine, et présente ensuite chaque épaule l'une après l'autre. Dans le zen Rinzai, l'usage du bâton est identique mais peut aussi être à la discrétion de celui qui a la charge de la salle de méditation.

[2] . Recueil de la transmission de la lampe de l’ère Keitoku [Keitoku dentô roku (Jingde chuandeng lu)], T. 51, n° 2076, livre 14 ; Textes choisis des lampes de l’école [Shûmon rentô eyô (Zongmen liandeng huiyao)], Zokuzô, tome 2, Otsu 9, 3-5, livre 19. Le présent dialogue est tiré du premier, livre 14, chapitre « Yakusan » (Yaoshan).

[3] Pour les autres paragraphes les modifications seront intégrées au texte cités et les explications des changements seront données ensuite.

[4] Comme je n'arrivais pas à entendre l'anglais qui a été donné par Michel, je mets à la place une traduction anglaise du passage, et une traduction d'un autre passage où on trouve ces trois termes trouvée sur internet (j'ai fait un copié-collé). Au cours de mes recherches sur internet j'ai remarqué que sur le blog "Un zen occidental" Éric Rommeluère traduit « Comment penser l'impensé ? Sans penser » ce que Y. Orimo traduit par « Comment peut-on penser la non-pensée (fushiryô) ? C'est dans ce qui n'est pas de l'ordre de la pensée (hishiryô) » à la fin de Zazengi. (C M)

[5] François Aubin a présenté les "six kakis" lors de deux séances. Voir sur le blog le message reprenant ses deux interventions : dans la barre du menu, onglet "Hors Shôbôgenzô",  puis "peinture".

[6] Le terme kôjô, que nous avons traduit par l’« aller au-delà », est composé de deux caractères : (se diriger, l’orientation, l’autre côté) et (le haut, en haut, dessus, supérieur, etc.). Le terme kôjô dans le registre du zen ne désigne pas un simple avancement vers le haut ou une progression, mais une montée vers l’état absolu de l’Éveil où sont abolies toute opposition et toutes pensées discriminantes. D’où la traduction du terme kôjô proposée par certains spécialistes : le « non-attachement ».

[7] Le mot limpide [reirô] désigne littéralement le son cristallin d’une clochette, et exprime la limpidité et la pureté de la méditation assise. Celle-ci, pratiquée avec l’esprit de la gratuité et de la non-obtention [mu shotoku], doit se situer dans la sphère de la Vacuité [kû, skr. çunya].

[8] Ici figure le mot tare たれécrit en hiragana (l’alphabet japonais). Tare est un pronom indéfini qui désigne « quelqu’un » dont on ignore le nom. Il peut être également employé en tant que pronom interrogatif : « qui ».

[9] J'ai trouvé la traduction suivante dans des notes sur le site de stanford.edu : "There is someone (tare) in 'nonthinking', and this someone maintains (honin) us (ware)" (trad. Bielefeldt).

[10] Il s'agit d'une conférence à deux voix (Y Orimo et D. Trotignon) à 14 h 30 au Dôjô Zen de Paris..

[11] « Pour moi dire que Dieu est une personne ça n'aide pas à lire la Bible, d'abord à cause de notre conception de la personne aujourd'hui en Occident, mais pas seulement à cause de ça. Ce n'est qu'au concile de Chalcédoine (4ème grand concile en 451) que le vocabulaire théologique a trouvé sa stabilité au sujet de la Trinité. Augustin (354-430) peu de temps avant dit encore : « Les Grecs disent trois substances (hypostases), nous nous disons trois personnes. Pourquoi trois personnes ? Parce qu'il faut bien dire trois quelque chose » (De Trinitate XV, 3, n° 5). Au début de l'évangile de Jean on lit que la Parole (Logos) est Dieu : pour nous la parole n'est pas une personne alors comment entendre ce que dit saint Jean ? La théologie a traduit l'Évangile dans les termes de l'Occident, c'était à faire, mais dès lors il y a  une immense perte, et il faut le savoir. Un ami théologien, Jean-Marie Martin, ancien professeur à la Catho, dont je transcris des interventions, dit ceci : « Quand nous lisons l'Évangile nous y projetons 90 % d'Occident (pour donner un chiffre), notre oreille est déjà occupée, préoccupée, elle a des prédéterminations. ». Le malentendu est structurellement notre premier mode d'entendre, et c'est dit dès le début de la Bible ! » (C M)

[12] « Il y a de fait des comparaisons possibles car il y a de nombreux échos, par exemple Bible et Shôbôgenzô parlent du langage et de ses aventures parmi les hommes. Je me pose d'ailleurs la question de savoir si ces échos ne sont pas induits par la traduction elle-même. Cependant il m'est impossible d'accéder réellement à l'original japonais, et j'apprécie l'aide précieuse que Y Orimo apporte. » (C M)

[13] Voir le message "Zazenshin guide de travail" sur le blog.

 

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