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Ateliers d'étude du Shôbôgenzô avec Yoko Orimo
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Ateliers d'étude du Shôbôgenzô avec Yoko Orimo
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19 avril 2013

Compte-rendu Shukke 1ère séance 09/03/2013

 

Atelier d’étude du Shôbôgenzô au Dojo Zen de Paris 09/03/2013

animé par Yoko Orimo

 

Shukke 出家

Quitter la demeure pour se faire moine

 

Ce message existe ici en fichier docx : Y_Orimo_DZP_2013_03_09_Shukke  ;

et en fichier pdf : Y_Orimo_DZP_2013_03_09_Shukke :.

 

Présentation de la transcription :

Cette transcription concerne l'essentiel de la séance avec quelques changements puisque le passage de l'oral à l'écrit nécessite quelques modifications. La traduction de Shukke ainsi qu'une version en japonais, figurent sur le blog dédié aux ateliers. Pour compléter ce qui a été dit en séance j'ai ajouté en note pas mal d'éléments trouvés sur internet.

Ce travail d'atelier sur Shukke vise à lire le texte lui-même mais prépare aussi la rencontre du 1er juin au DZP avec Dominique Trotignon et Yoko Orimo. Vous trouverez donc sur le blog trois messages concernant la préparation de cette rencontre : « Être moine dans le bouddhisme et le zen ? » qui est l'annonce de la réunion ; « D'où vient le mot moine ? » ; « Être un moine zen » qui est un témoignage du moine zen Guillaume Tachon avec un descriptif de ce qu'il a vu au japon et des propositions pour l'Europe.

Le plan de la séance : 1ère partie : introduction au texte Shukke, situation du bouddhisme au Japon ; 2ème partie : lecture du début de Shukke et réflexions sur les préceptes.

Les tracés de kanji ne figurent que dans les fichiers téléchargeables ci-dessus.

                                                                                                Christiane Marmèche

 

Première partie :

Shukke ; situation du bouddhisme au Japon

 

Y O : En ce mois de mars, nous avons deux ateliers (aujourd'hui et le 23 mars) consacrés au texte intitulé Shukke. Nous allons revenir dans un instant sur la traduction de ce titre.

On peut diviser le texte Shukke en quatre parties en fonction des sources citées. Je propose de lire aujourd'hui, après l'introduction dont je m'occupe, la première partie, car elle nécessite beaucoup d'explications. Et le 23 mars nous lirons le reste puis nous ferons l'étude de la terminologie de plusieurs mots que vous utilisez sans doute sans connaître leur étymologie ni leur sens précis. Rien que pour désigner le moine bouddhique il y a cinq ou six termes différents que j'ai notés dans le guide de travail. Et aussi j'ai posé quatre questions dans le guide de travail, ce sont des questions existentielles, c'est à vous de répondre personnellement.

Les circonstances de l'exposé de Shukke.

Shukke fut exposé le 15 du neuvième mois de l'an 1246 et c'est le dernier et l'unique texte du Shôbôgenzô qui fut exposé au temple Eihei-ji 永平寺 (Le temple de la paix éternelle) qui est le deuxième et dernier monastère construit par maître Dôgen et inauguré le septième mois de l'an 1244. Ce temple fut d'abord nommé Daibutsu-ji 大仏寺 (Le temple du Grand Éveillé) et c'est le sixième mois de l'an 1246, donc l'année où Shukke fut exposé, que ce deuxième temple fut renommé Eihei-ji. Et après l'exposé de Shukke il n'y a qu'un seul texte du Shôbôgenzô qui fut rédigé mais non exposé c'est Hachi dainin gaku 八大人覚 (Les huit préceptes de l'homme éveillé), celui-là fut rédigé le 6 du premier mois de l'an 1253, c'est-à-dire l'année de la mort du maître japonais : il s'éteint dans l'ancienne capitale Kyotô le huitième mois de l'an 1253. Et lorsque maître Dôgen rédigea Hachi dainin gaku il était déjà atteint gravement de la maladie, on suppose qu'il s'agit d'une sorte de cancer : il avait une tumeur sur le bras gauche et il savait déjà qu'il allait mourir. C'est pour vous dire qu'après l'exposé de Shukke il n'y a eu aucun exposé en ce qui concerne les fascicules recueillis dans le Shôbôgenzô.

La place de Shukke dans le Shôbôgenzô.

Shukke est classé 75e fascicule de l’« Ancienne édition » [Kyûsô 旧草] : kyû 旧 veut dire ancien et sô 草 c'est l'édition, on a vu que cela désigne souvent les écritures sacrées.

On compte en tout 92 fascicules dans le Shôbôgenzô et ils sont divisés en trois parties :
– l'Ancienne édition [Kyûsô 旧草] : 75 fascicules ;
– la Nouvelle édition [Shinsô 新草] : 12 fascicules ;

– et il y a cinq textes supplémentaires.

Par exemple le texte intitulé  Bendō wa 辨道話 qui est très célèbre : « Entretien sur la pratique de la Voie » est parmi 5 textes supplémentaires qui n'ont pas été recueillis ni dans le Kyûsô ni dans le Shinsô.

Kyûsô, l'Ancienne édition, fut compilée par maître Dôgen lui-même aux alentours de 1245 ou 1246 c'est-à-dire l'année de l'exposé de Shukke même. Et Shinsô, la Nouvelle édition, ce n'est pas maître Dôgen qui a compilé mais Ejô qui est le premier disciple du maître et qui deviendra le deuxième patriarche du temple Eihei-ji. D'autre part la majeure partie des textes recueillis dans la nouvelle édition par Ejô ne comportent aucun colophon c'est-à-dire aucune mention ni de la date ni du lieu de l'exposé.

Shukke et Shukke Kudoku.

En ce qui concerne Shukke il existe une autre version revue et augmentée qui s'appelle Shukke Kudoku 出家功徳 où kudoku veut dire la vertu acquise. Shukke est donc le 75e fascicule de l'Ancienne édition tandis que Shukke Kudoku (La vertu acquise de shukke) est classé premier fascicule de la Nouvelle édition. Donc maître Dôgen termine le recueil qu'il a lui-même compilé par ce texte de départ puisque shukke veut dire partir ; et le premier fascicule de la nouvelle édition compilée par Ejô commence par Shukke Kudoku, la version augmentée.

Shukke est un texte facile qui va nous introduire aux préceptes.

Shukke est un texte d'une longueur moyenne. Si vous l'avez lu au moins une fois, vous avez vu que ce n'est pas trop difficile, c'est un texte limpide et qui ne pose pas trop de problèmes de questions sur le plan philosophique ou métaphysique. En revanche je pense que grâce à l'étude de ce texte vous allez acquérir beaucoup de connaissances formelles : qu'est-ce que cela veut dire "les préceptes", quelles sont les sources anciennes qui établissent la définition des préceptes et aussi la manière de recevoir tous ces préceptes, et aussi les objets de transmission comme la robe et le bol à aumône ?

Les parenthèses dans le texte japonais mis sur le blog.

Vous avez peut-être imprimé le texte original en japonais que Christiane a eu la gentillesse de mettre dans le blog. Dans ce texte vous pouvez voir d'une part que parfois la citation des sources anciennes occupe plus de place que les commentaires de maître Dôgen, et d'autre part que pour la longue citation d'un sûtra ancien tout est écrit en kanji, c'est-à-dire que c'est une écriture chinoise, et après, entre parenthèses il y a l'écriture japonaise. Christiane m'a demandé quelle version il fallait conserver. Je lui ai dit de conserver tout puisque justement là il y a une sorte de procédure de lecture très intéressante qui s'opère entre la langue chinoise et la langue japonaise. Ce sont les Japonais qui ont inventé ce système : dès qu'il y a une écriture complètement chinoise en kanji, les japonais ont leur propre manière de lire cette écriture chinoise et ça s'appelle kakikudashi 書き下し : on met toujours l'écriture japonaise entre parenthèses et les deux sont valables. Donc d'abord il y a le texte original en chinois et ensuite le même texte en chinois mais en lecture japonaise, comme on avait deux prononciations pour les kanji : on et kun.

► C'est Dôgen qui a retranscrit ?

Y O : Non, ce sont les éditeurs modernes qui mettent cela par gentillesse.

► L'autre jour je me suis posé la question de savoir pourquoi maître Dôgen écrivait en chinois alors qu'il était japonais.

Y O : À l'époque médiévale en Europe la langue officielle savante était le latin, et pour les japonais de l'époque médiévale la langue savante était le chinois. Il était hors de question normalement pour le moine savant à ce niveau-là d'écrire un texte fondamental en japonais c'est-à-dire dans la langue vernaculaire. Donc normalement tout est écrit en chinois.

► Donc le Shôbôgenzô est l'un des premiers textes qui sont écrits en japonais ?

Y O : Tout à fait. Sauf – et ça c'est une longue histoire – qu’il y avait la littérature féminine , c'est-à-dire que la langue japonaise vernaculaire était considérée au niveau de l'écriture comme une langue pour les femmes. Donc il y a des romans, car à l'époque déjà il y avait des femmes japonaises romancières remarquables qui écrivaient en japonais. Et aussi la poésie japonaise, qui était écrite en japonais. Sinon, pour tous les corpus bouddhiques qui sont quand même de très haut niveau, il était hors de question de les écrire en japonais.

Dans la catégorie de ces corpus bouddhiques savants, on peut affirmer que le Shôbôgenzô est le premier texte qui fut écrit en japonais ; et même par rapport à l'ensemble des œuvres de maître Dôgen, Shôbôgenzô est exceptionnel : il n'y a que Shôbôgenzô et waka (la poésie japonaise) qu'on suppose écrits par maître Dôgen, même s'il n'y a pas de preuve, sinon tout est en chinois.

Le titre shukke 出家.

Le terme sino-japonais 出家 [shukke] (skr. pravrajita, pravrajyâ), est donc le titre.

Le premier caractère shutsu est un idéogramme qui veut dire « sortir, franchir le seuil, quitter » ça représente un pied qui franchit le seuil, d'où le sens étymologique de ce caractère.

Le deuxième caractère keest un idéogramme composé qui veut dire « la maison, la demeure, la famille ». En haut la clé représente le toit, on l'a déjà vu, et en bas si on le regarde en le renversant horizontalement c'est un cochon car autrefois dans les cuisines chinoises la viande principale c'était le cochon, d'où pour les Chinois la maison c'est "le toit et le cochon".  Ce terme keest quasi synonyme du mot 沙門 [shamon] le(s) « moine(s) », transcription phonétique des termes originaux samana en pali et çramana en sanscrit.

La prononciation kun de  c'est ie.

J'ai traduit le titre Shukke par « Quitter la demeure - sous-entendu, comme terme bouddhique - pour se faire moine ». En revanche beaucoup d'orientalistes éminents comme Catherine Despeux ou Jean-Noël Robert préfèrent traduire ce second caractère [ie/ke] par « la famille » d'où : « Quitter la famille pour se faire moine » mais cela donne un sens beaucoup plus socioculturel à ce second caractère.

Vous savez sans doute qu'en Chine, au Japon et en Corée, la famille occupe une énorme place. C'est surtout le lieu où un homme trouve son statut (surtout un homme) : c'est le fils aîné qui hérite de son père tout le bien ; le nom de famille aussi donne l'identité à un homme. Donc la famille représente énormément de choses dans la mentalité extrême orientale.

Ainsi, si on traduit shukke par « quitter la famille » ça veut dire qu'on renonce à la famille, au statut social etc. mais je préfère toujours traduire ce caractère [ie/ke] par « la demeure » parce qu'à mon sens la demeure a un sens plus large, plus profond et plus spirituel. En effet toute la spiritualité, qu'elle soit bouddhique ou chrétienne, commence par le renoncement à la stabilité, à l'état installé[1]. Sans avoir de famille, tout en étant célibataire, on peut très bien être installé, avoir un bel appartement, avoir une très belle situation : « C'est ma demeure et je suis bien installé ». Or la spiritualité pousse l'homme à quitter cette stabilité, et à ce moment-là le mot « demeure » est plus large, plus profond que le simple aspect socioculturel de la famille. Ça c'est mon option en tant que traductrice, d'autant plus que je vous ai donné l'étymologie de ce terme shukke.

Dans le corpus T.22, n°1425) il y a le livre de la Discipline des grands moines [Maka sôgi ritsu[2] 摩訶僧祇律], c'est l'un des quatre corpus de la discipline de la tradition Theravâda. Et il y a cette formule très amusante : chike-hike-shake-shuk-ke 知家非家捨家出家 « Savoir que la demeure n'est pas la demeure ; abandonner la demeure ». chi 知 savoir ; ke 家 demeure ; hi  非 "n'est pas" ; ke 家 "la demeure"; sha 捨 "abandonner" ke 家 "la demeure" ; shutsu 出 "quitter" ke 家 la demeure. C'est-à-dire : je pensais que j'étais bien installé pour toujours ici, alors qu'en réalité ce monde est un monde d'impermanence.

On vient de voir l'étymologie du terme shukke. Normalement autrefois, quand on quittait la demeure pour se faire moine, on commençait une vie d'ermite. L'ermitage est construit avec l'herbe. Donc l'ermitage c'est la demeure la plus fragile, la plus éphémère du monde. Et maître Dôgen lui-même souligne avec beaucoup de beauté, notamment dans le texte Gyôji (La pratique maintenue) que c'est grâce à cette demeure humainement la plus fragile, la plus éphémère, que la Loi se transmet en permanence.

Ce qui est important à souligner, c'est que le terme shukke fonctionne également comme substantif, c'est-à-dire comme nom commun. Et quand on emploie ce terme comme substantif, il est synonyme de moine, donc du terme qu'on a déjà vu la dernière fois, le mot 僧 [sô], abréviation du nom collectif 僧伽 [sanga], qui est une transcription phonétique du terme original en pâli et en sanskrit sangha.

Et à l'heure actuelle ça pose des questions déjà sur le plan sémantique, lexical parce que d'après ce terme shukke, le "moine" n'est autre que « celui qui a quitté, abandonné la demeure pour se faire moine ».

Zaike 在家 les laïcs

Par ailleurs, le terme shukke 出家 forme un couple antonymique avec le terme zaike 在家 (p. gahattha, gihin ; skr. grhastha-âçraya). Celui-ci, habituellement traduit par le(s) « laïc(s) », veut dire littéralement « demeurer » [zai 在] dans « la maison, la famille » [ke 家].

Le mot ubasoku 優婆塞 est une transcription phonétique du terme original en sanskrit upâsaka : le(s) « laïc(s) », et le féminin du même nom est ubai 優婆夷 (skr. upâsika).

 

 La situation au Japon.

Un mot sur la situation au Japon. Les moines bouddhistes au Japon (pas seulement l'école Sôtô), surtout depuis la réforme de Meiji (1868), par décret gouvernemental, sont autorisés à se marie, à posséder des biens personnels et à manger de la viande. C'est aussi à partir de ce moment-là qu'être moine devient un métier au Japon. En particulier le fils aîné[3] succède à son père au temple, et le temple a beaucoup de terrains, de bâtiments, de biens, donc il faut que la dynastie continue. Ainsi depuis 1868 la situation s'est inversée : rester à la maison est la cause même de devenir moine. Et souvent les jeunes gens sont mécontents d'être nés dans le temple, mais ils sont obligés de succéder à leur père, à leur papa qui est le maître. Parfois sans doute dans ce système dynastique il y a un sentiment de vocation, mais c'est héréditaire.

D'autre part le fils aîné fait des études jusqu'en terminale (ou en troisième) et à ce moment-là il est envoyé par la volonté de son père dans un monastère. Si c'est dans l'école Sôtô il est envoyé soit à Eihei-ji fondé par maître Dôgen, soit à Sôji-ji fondé par Keizan Jôkin 瑩山紹瑾 (1268–1325)[4] car on a vu lors de la lecture de Hatsu.u qu'il y a deux patriarches dans l'école Sôtô. Il faut que ce soit dans un temple principal, mais parfois c'est dans un autre temple très grand, homologué. Et il y a un système très strict. Si on a fait des études jusqu'en terminale, il faut rester pendant un an au temple principal et si on a une licence (on a fait de l'enseignement supérieur) c'est seulement six mois, donc ça dépend de la carrière intellectuelle. Et à ce moment-là le fils d'un père qui a un temple obtient le titre de nitô-kyôshi, qui veut dire l'enseignant de deuxième classe. Actuellement beaucoup de moines de l'Association Zen Internationale comme Gérard Pilet ont obtenu le titre de kokusai-fukyôshi 国際布教師, littéralement "enseignant missionnaire international" qui est équivalent.

Les sept grades de "kyôshi" de la nomenclature actuelle de l'école Sôtô japonaise

(1) 二等教師 [nitô-kyôshi] <l'enseignant de deuxième rang>
(2) 一等教師 [ittô-kyôshi] <l'enseignant de premier rang>
(3) 正教師 [sei-kyôshi] <l'enseignant certifié>
(4) 権大教師 [gon-daikyôshi] <le grand enseignant adjoint>
(5) 大教師 [dai-kyôshi] <le grand enseignant>
(6) 権大教正 [gon-daikyôsei] <le grand enseignant certifié adjoint>
(7) 大教正 [Dai-kyôsei] <le grand enseignant certifié>

Note : Le tout premier grade était 三等教師 [santô-kyôshi] <l'enseignant de 3ème rang>, ce grade était autrefois attribué aux nonnes, il n'existe plus aujourd'hui.

Celui qui a fait ango 安居, la retraite spirituelle d'un an ou de six mois selon le cas, commence à vraiment exercer sa fonction qui consiste le plus souvent à faire les funérailles[5], parfois les mariages. Ça c'est à l’origine de l’essentiel des revenus du temple. Évidemment comme il faut se marier, il y aura l'épouse et les enfants à nourrir. Dans la majorité des cas les moines japonais n'ont presque pas le temps de faire la pratique sauf lors d'occasions exceptionnelles, et encore moins le temps de faire l'étude des sûtras ou du Shôbôgenzô.

► Une autre fonction des moines au Japon, n'est-ce pas aussi de tenir les registres des naissances et des décès ?

Y O : Tout à fait, ça s'appelle Danka seido 檀家制度. Ça a commencé à l'époque Edo donc c'est antérieur à la réforme Meiji. Ça a été commandé par le pouvoir politique pour contrôler les mouvements : le moindre mouvement de chaque famille était noté par les temples[6]. Je crois que dans le catholicisme[7] il y avait des choses équivalentes.

► Oui, et il y a eu un registre sur la pratique[8] : chacun était obligé de faire ses Pâques une fois par an dans la paroisse dont il dépendait. Cela permettait par exemple de savoir si on était catholique et non pas protestant.

Y O : Dans le cas du Japon c'était le système féodal encore, donc chaque Seigneur contrôlait l'évolution numérique de la population et le mouvement de chaque famille, c'était très important.

La question religieuse et les problèmes politiques sont extrêmement liés, au Japon comme ailleurs.

Je pense que pour toute personne qui s'intéresse au bouddhisme, en particulier pour ceux qui sont engagés en tant que pratiquants, il y a beaucoup de questions qui se posent actuellement à propos du bouddhisme européen, ici même à Paris. Je crois que la connaissance de cette situation au Japon et la connaissance de l'histoire du bouddhisme japonais peuvent vous aider à réfléchir à l'avenir du zen en Europe. Nous avons une conférence prévue le 1er juin, Dominique Trotignon et moi-même nous allons parler ensemble et discuter avec vous tous sur cette question.

 

Deuxième partie :

La 1ère partie de Shukke ; les préceptes

1) La première partie de Shukke.

  Il est écrit dans la Règle monastique du Zen :

  « La multitude des éveillés du passé, du présent et du futur ont tous réalisé la Voie, dit-on, ayant quitté la demeure pour se faire moine. Les vingt-huit patriarches sous le ciel de l’ouest (l’Inde) ainsi que les six patriarches sur la terre des Tang (la Chine) transmirent le sceau du cœur d’Éveillé, tous en tant que moine. En un mot, c’est en gardant la discipline strictement et dans sa pureté qu’ils purent donner l’exemple au triple monde*. S’il en est ainsi, ce qui prévaut dans la pratique du zen[9] et la recherche de la Voie est les préceptes et la discipline. Si on ne s’écartait pas de ses fautes, et n’évitait pas la mauvaise conduite, comment pourrait-on réaliser l’état d’Éveillé et devenir patriarche ? En ce qui concerne la règle de la réception des préceptes, il faut d’abord se munir de trois robes et d’un bol à aumônes ainsi que des vêtements neufs et propres. A défaut de ceux-ci, lavez et teignez vos vieux vêtements pour qu’ils soient propres. Quand vous entrez dans la salle d’ordination, n’utilisez ni robes ni bol à aumônes d’emprunt. Recueillez-vous ; votre esprit ne doit jamais être occupé d’autre chose. Soyez à l’image de l’Éveillé dans sa forme et sa manière, munis de ses préceptes et de sa discipline. Ainsi rendez-vous capables de mettre en œuvre la félicité de la Loi au profit de l’Éveillé lui-même. Cela n’est pas une mince affaire ; comment pourriez-vous le prendre à la légère ? Si vous utilisiez des robes et un bol à aumônes d’emprunt, même si vous montiez sur l’estrade d’ordination pour recevoir les préceptes, vous n’obtiendriez pas les préceptes. Vous seriez alors une personne privée de préceptes pour toute la vie. Ayant franchi pour rien la porte de la Vacuité[10], vous recevriez en vain les aumônes des croyants. Si le maître n’en avertissait pas les débutants qui entrent dans la Voie sans connaître encore par cœur ni règle, ni discipline, ces derniers tomberaient là. C’est pourquoi on note ici un tel avis pénible à entendre. Qu’il soit gravé dans vos cœurs ! Si vous avez déjà reçu les préceptes des Auditeurs, recevez les préceptes de l’être d’Éveil. Telles sont les étapes pour entrer dans la Loi. »

  Sachez-le clairement, la réalisation de la Voie chez la multitude des éveillés et la multitude des patriarches ne consiste à rien d’autre que de quitter la demeure pour se faire moine et de recevoir les préceptes. C’est seulement cela qui coule dans la veine vitale* de la multitude des éveillés et de la multitude des patriarches.  Quant à ceux qui n’ont pas quitté la demeure pour se faire moine, aucun d’eux n’est devenu éveillé ni patriarche. Voir les éveillés et voir les patriarches ne sont autres que de quitter la demeure pour se faire moine et de recevoir les préceptes. 

  « A la suite du Vénéré du monde, Mahâkâçyapa désira quitter la demeure pour se faire moine, et fit le vœu de faire passer la multitude des êtres sur l’autre rive. L’Éveillé lui dit alors : ‘Bienvenue, moine !’ Aussitôt, ses cheveux tombèrent spontanément, et il fut vêtu d’une robe de l’Éveillé. » Voilà une trace édifiante selon laquelle ceux qui étudient l’Éveillé afin de libérer la multitude des êtres quittent tous la demeure pour se faire moine et reçoivent les préceptes.

  Pour la source de la citation je vous invite à regarder la note 6 :

  Note 6. [Zen.en shingi 禅苑清規] en 10 livres, compilé en 1103 par Sôseki en Chine sous la dynastie des Song. La séquence est tirée du livre 1, chapitre « La réception des préceptes » [Jukai 受戒]. La « Règle » [Shingi清規] est souvent citée comme livre de référence dans les textes du recueil Shôbôgenzô abordant le domaine rituel tels que « Toilette du visage » [Senmen 洗面], « Purification » [Senjô 洗浄], « Retraite spirituelle » [Ango 安居], « Réception des préceptes » [Jukai 受戒], etc.  

J'attire votre attention : la première règle monastique zen, c'est Shingi 清規 et ça veut dire exclusivement la Règle du monastère zen ; et Zen.en shingi c'est déjà au douzième siècle mais à une époque bien antérieure il existait déjà plusieurs shingi c'est-à-dire des règles monastiques. La première est celle de Hyakujo (749-814). Il a déjà formulé la règle monastique, et dedans il y a une parole très connue : « Une journée sans travail, une journée sans repas ». Je vous ai déjà signalé la dernière fois que c'est à partir de ce moment-là que le principe de l'état religieux se transforme radicalement parce qu'en Inde, à l'origine du bouddhisme, les moines n'avaient pas le droit de travailler, c'était des moines mendiants, ils vivaient de l'aumône. Alors que la règle monastique zen renverse complètement cette conception : ceux qui sont dans l'état religieux doivent être autonomes (ça s'appelle autarcie) sans demander quoi que ce soit aux personnes extérieures. D'où de grands terrains avec des jardins potagers, des travaux manuels etc. C'est à partir de ce moment-là que la conception de la vie des moines change, notamment dans l'école zen.

Maître Dôgen est-il ouvert ou fermé aux laïcs ?

Quels sont les traits marquants de cette première partie, qu'il s'agisse de la citation ou bien des commentaires de maître Dôgen ?

► Il montre l'importance de quitter la demeure se faire moine : on ne peut pas faire autrement.

Y O : Tout à fait ! ça s'appelle le monachisme absolu de maître Dôgen. Après cela il y a un long passage sur le rapport de shukke et jukai. Non seulement la première partie, mais du début jusqu'à la fin maître Dôgen souligne l'importance de shukke c'est-à-dire de quitter la demeure pour se faire moine, sinon l'éveil n'est pas possible, le salut n'est pas possible ; cela veut dire que maître Dôgen apparemment est radical : pour les laïcs, pas d’éveil possible !

► Ça a été aussi le cas en Occident : ou la règle, ou le siècle. Il y a toujours eu un conflit entre les séculiers et les réguliers. Par exemple, pour les Chartreux, c'est la clôture.

Y O : Si on prend le discours de maître Dôgen au pied de la lettre, les "moines" actuels, qu'ils soient japonais ou européens, ne sont pas de véritables moines, car ils n'ont pas quitté la demeure.

Mais sans doute chez les bouddhistes japonais, européens, il y a aussi une petite minorité qui conserve l'état religieux radical originel, c'est-à-dire sans se marier, et mène la vie monastique radicale. Seulement ces gens-là n'apparaissent jamais ni sur le petit écran ni sur le grand écran.

Et on peut dire que si on ne lit que ce texte-là, maître Dôgen est complètement fermé à la possibilité de salut si on garde l'état laïc et à plus forte raison pour les profanes.

► Ça a été le premier prêche du bouddha puisque ses enseignements ne s'adressaient qu'à des moines.

Y O : Simplement je crois qu'il adressait son enseignement aux moines, mais que les fidèles pouvaient recevoir les fruits de leurs pratiques, grâce à l'aumône qu'ils donnaient aux moines.

Pour cette raison il y a pas mal de spécialistes de maître Dôgen qui parlent d'un "premier Dôgen", celui qui était à Kyotô jusqu'à l'année 1243, très ouvert au monde laïc, au monde séculier : ce Dogen-là vraiment prône l'ouverture ; et il dit que toutes les œuvres faites par les artisans, par les paysans sont vraiment le fruit même de la Voie de l'Éveillé. Et après l'installation dans le second temple Daibutsu-ji (nommé ensuite Eihei-ji) en 1243 c'est le "second Dôgen" plus âgé : monachisme absolu.

Il y a donc des spécialistes qui opposent le premier Dôgen et le deuxième Dôgen, mais ce n'est pas mon point de vue. Je vous explique pourquoi. C'est parce que maître Dôgen est un penseur foncièrement contradictoire. Et s'il y a des contradictions, si le maître donne l'apparence de se contredire, c'est exprès. C'est profondément fondé sur la philosophie même de maître Dôgen.

Premier point. Si on oppose le premier et le deuxième Dôgen – l'ouverture au monde laïc et puis la fermeture (le monachisme absolu) – comment peut-on expliquer l'existence du troisième Dôgen qui a compilé le Shôbôgenzô aux alentours de 1245, 1246 ? C'est lui qui a tout ordonné et compilé selon l'ordre qu'il a conçu d'une façon non chronologique par rapport à la production des textes, dans l'Ancienne édition dont on a parlé tout à l'heure. Dedans il y a plusieurs textes qui se contredisent radicalement : il y a des textes qui prônent l'état laïc, et il y a un énorme respect chez maître Dôgen à l'égard des nonnes et des femmes[11] aussi, ce qui est très étonnant ; et d'autre part il y a des textes comme Shukke. Si le deuxième Dôgen est radicalement opposé au premier, certainement il aurait rejeté ces textes qui parlent de l'état laïc comme le fruit du Dharma (le fruit de la Loi) alors qu'il a tout voulu mettre dans le Shôbôgenzô.

Deuxième point. Pour expliquer cette contradiction voulue, je vous donne un seul exemple. Il y a deux textes jumeaux qui ont un titre presque analogue, centré sur le « Déploiement du cœur de l’Éveil ». L'un est classé 63e fascicule de l'ancienne édition et l'autre est classé 4e fascicule de la nouvelle édition. L'un et l'autre furent exposées le même jour et au même lieu c'est-à-dire dans le temple Yoshimine, le 14 du deuxième mois de l'an 1244, l'année charnière. J'écris ces deux titres pour donner la nuance : Hotsu mujô shin 発無上心 « Déploiement du cœur sans au-delà » 63e fascicule de l'Ancienne édition[12] ; Hotsu bodai shin 発菩提心 « Déploiement du cœur de l’Éveil », 4e fascicule de la Nouvelle édition, et c'est pratiquement synonyme. Le Hotsu mujô shin exposé en 1244, soit juste deux années avant la réalisation du Shukke, témoigne d’une grande ouverture à l’égard du monde séculier mettant en relief des merveilles du déploiement du cœur de l’Éveil dans la vie des laïcs (zaike 在家), il ne fait que l'éloge de tous les artisans qui sont rassemblés à l'époque pour la construction du deuxième monastère. Maître Dôgen affirme même à la fin de ce texte que l'état laïc est plus difficile, voire supérieur à l'état religieux, mais il prêche devant des laïcs (les artisans…) à ce moment-là. Et le même jour devant l'assemblée des moines, dans le Hotsu bodai shin il dit exactement le contraire : comme dans Shukke, il n'y a que l'état religieux qui donne le salut à la personne engagée dans la Voie.

Déjà d'une manière superficielle on peut expliquer cela, mais ce n'est pas tout à fait mon point de vue. Les Asiatiques, notamment les Chinois et les Japonais, sont très réputés pour leur pragmatisme : le maître ne fait pas le même discours devant des auditoires différents, il change de stratagème selon la nature de chaque auditoire. Cela s'appelle d'un terme très connu  tai ki seppô 対機説法.

► Il y a aussi les moyens habiles.

Y O : Ça c'est hôben 方便 (skr. upâya, les moyens habiles). Et tai ki seppô c'est un des moyens habiles du maître.

► Pour se mettre en harmonie ?

Y O : Exactement. Donc devant les laïcs on va se mettre en harmonie avec eux, et devant les religieux on se mettra en harmonie avec eux

Je vous explique le terme tai ki seppô 対機説法 qui est un thème important dans le zen. Effectivement ça correspond aux moyens habiles ou aux expédients salvifiques c'est-à-dire que le maître change de stratagème pour convaincre :

– le mot seppô 説法: et 法c'est la Loi et setsu 説veut dire enseigner. Donc seppô c'est la prédication ou l'enseignement de la Loi ;

– le deuxième caractère ki 機 est important, c'est de dire la faculté, la capacité, la compétence de chaque personne.

– et tai 対 c'est "vis-à-vis", "à l'égard de".

D'où : le maître prêche selon la capacité de chacun, en tenant compte de leurs facultés différentes : donc, suivant le destinataire, il ne dit pas toujours la même chose.

Mais ça c'est du point de vue du pragmatisme. A mon sens, c'est infiniment plus profond. L'année prochaine nous allons certainement étudier les textes Gabyô 畫餅(Une galette en tableau)et Sansuikyô 山水經(Montagnes et rivières comme sûtra) parmi d'autres textes. Maître Dôgen souligne souvent un seul objet, un seul phénomène, montre la multitude des aspects différents quand les objets sont vus sous des angles différents, selon différentes perceptions aussi. Ça montre différents aspects, différentes dénominations aussi. Donc l'enseignement lui-même doit se transformer au-delà du pragmatisme, selon le rapport entre celui qui prêche, qui donne l'enseignement, et celui qui le reçoit. Aujourd'hui je ne peux pas développer davantage, mais dans cette contradiction voulue il y a une profondeur de la pensée philosophique de maître Dôgen.

P M : C'est parce que ça ne s'adresse pas au même public ?

Y O : Oui simplement ce qui est important c'est que le Shôbôgenzô fait un bloc, c'est-à-dire qu'il y a Shukke et d'autres textes. Dans le cosmos entier il y a plusieurs points différents qui entrent dans l'interaction : l'état laïc /l'état religieux ; telle opinion/ telle autre opinion. Et tout cela c'est la vacuité qui est dans un mouvement de perpétuelle coproduction en dépendance. Et maître Dôgen voulait représenter, avec ce recueil apparemment plein de contradictions, ce cosmos qui est un cosmos uni mais avec une multitude  de choses apparemment parfois dans le conflit, dans l'opposition, qui entrent dans l'interaction.

Engagement total de la personne.

Est-ce qu'il y a un autre point qui ressort de cette première partie ?

► Ce qui m'a étonné c'est : n'empruntez pas de robe, il faut que vos vêtements soient neufs, au moins qu'ils soient propres. En fait ça semble très symbolique, ça veut dire que les gens doivent être authentiques, ne pas venir avec des idées ou des espoirs préconçus, ils doivent venir complètement neufs. Je me suis demandé si l'histoire des trois robes ce n'était pas symboliquement le bouddha, le dharma et la sangha dont il parlait en fait, et si le bol ce n'était pas un bol, mais le corps ou l'être lui-même qui devait être propre. Sinon ça n'a pas de sens pour moi.

Y O : C'est vrai, il y a le sens spirituel profond, c'est-à-dire que ça doit être un engagement total de la personne, donc on n'emprunte pas l'objet de quelqu'un d'autre.

« Si vous voulez l'éveil vous allez souffrir. »

A G : Pour moi ce que dit maître Dôgen c'est un avis qui est dur à entendre parce que c'est une épreuve. Il nous dit : « Si vous voulez l'éveil, ça va être très difficile, vous allez souffrir, mais ça vaut la peine car il y a l'éveil à la fin. » Mais on ne peut pas y aller en se contentant d’une journée : je vais faire ma session et demain j'aurai déjà tout oublié etc., c'est un engagement total.

Y O : Absolument. Je suis tout à fait d'accord avec vous, Aurélien. Actuellement je crois que c'est un des aspects qui me déconcertent un peu dans la spiritualité, qu'elle soit chrétienne ou bouddhiste, sans doute en fonction de la situation du monde actuel, on présente le chemin spirituel comme si ça ne coûtait rien du tout : c'est facile, il n'y a que le bonheur, il n'y a que la joie, allez-y, faites la pratique, ou bien recevez le baptême, vous verrez c'est magnifique. En réalité ceux qui se sont engagés (vous-même sans doute) savent ce que ça coûte, la vie spirituelle.

F A : Il faut aller jusqu'à se couper le bras ! Mais pas moi…

Y O : Tout à fait. Je crois qu'il faut le dire, ça coûte. Mais après il y a un fruit qui n'a pas de prix.

F A : Je pense en effet qu'avant d'être moine, le fait de se retirer dans un ermitage et de faire un retrait du monde avant de s'engager dans la vie monastique, ça a toujours existé. Quand Dôgen lui-même faisait construire son deuxième monastère il habitait un petit monastère qu'on peut visiter, et on peut voir une toute petite cabane montée sur quatre piquets car il y avait de la neige au moment où il était là-bas. C'était là-dedans qu'il pratiquait la méditation zen, et c'est vraiment une niche à chiens : une fois qu'on est dedans, on ne peut pas bouger. Ça a été reconstruit à l'identique. Et on le montre à l'intérieur d'une petite cour où il a pratiqué très longtemps, jour et nuit.

Y O : Voilà, dans les vestiges du temple Yoshimine se trouve actuellement le temple Kippô-ji  吉峯寺, construit par Busshin Tanaka à l'époque Meiji (1868-1912). Et vraiment à l'époque c'était l'hiver plein de neige avec des conditions presque extrêmes.

► Il n'y avait pas de chauffage, c'était vraiment terrible.

 Y O : On n'est pas là sans doute pour copier complètement ce qui se vivait. En même temps, ça vaut la peine de réfléchir : autrefois c'était comme ça.

P M : Pourquoi arriver à des extrêmes, en quoi est-ce enrichissant ?

► Moi je pense que maître Dôgen aurait été plus malheureux s'il n'avait pas pu vivre comme ça, et s'il n'avait pas pu accéder à la spiritualité qu'il recherchait.

A G : La question c'est : quelle est l'utilité d'être si dur dans sa vie pour l'éveil ?

Y O : Quand même pour la plupart d'entre vous, vous pratiquez en seshin, et c'est dur. Pourquoi est-ce que vous le faites ? Et l'ango (retraite de 3 mois), même aujourd'hui, c'est encore extrêmement dur.

Je me rappelle que lorsque j'étais étudiante, j'habitais dans l'appartement d'une française et il y avait justement eu une émission sur les moines de l'école Rinzai : c'était extrêmement dur. Et la dame posait la question : « Mais pourquoi on fait ça ? » C'est dans le même sens que je pose la question.

 ► Chez soi on est retenu par tout un tas de choses. Mais moi je n'ai jamais fait de seshin par exemple.

A G : On quitte la demeure (sa maison) pour quitter sa demeure intérieure, c'est quitter sa tranquillité pour pouvoir basculer, après toute cette pratique, dans l'état d'éveil.

Y O : Et à la limite il faut quitter son propre corps, son propre esprit, pour vraiment entrer dans l'état d'éveil. Justement c'est shinjin datsuraku 身心脱落(se dépouiller du corps et du cœur) désigne cela : shinjin 身心c'est le corps et le cœur ; datsuraku  脱落c'est se dépouiller, où datsu  脱c'est sortir : quand le serpent change de peau, il se dépouille. Donc shinjin datsuraku c'est se dépouiller de son corps et de son cœur, et se dépouiller du corps et du cœur de l'autre. C'est ça l'éveil, ce n'est pas : « Voilà j'ai l'illumination » ! C'est l'inverse.

F R : Évelyne De Smedt a dit une phrase qui m'a frappée quand je commençais : « Abandonnez-vous à zazen, abîmez-vous. »

Y O : C'est ça datsuraku, et c'est très beau. Et sans ça je crois qu'on ne peut pas vraiment parler de l'expérience de l'éveil : on descend jusqu'au tréfonds de soi et on s'abîme en se dépouillant de soi-même.

Le triple monde.

James : Dans le texte il y a un astérisque sur « triple monde ».

Y O : Oui c'est dans le glossaire qui est à la fin du livre :

Triple monde (sangai 三界, skr. tri-dhâtu) désigne, selon la cosmologie bouddhique, l'univers des êtres soumis au cycle infini des naissances et morts (skr. samsâra). Celui-ci est centré sur le mont Sumeru (l'axe cosmologique) est divisé en trois plans. (1) Le monde du désir 欲界[yoku kai ; skr. kâma-dhâtu]: le plan le plus bas où règnent les désirs charnels et les appétits. C'est là que se trouvent les six voies d'existence (les enfers, les démons affamés, les animaux, les hommes, les titans et les dieux). (2) Le monde des formes-couleurs 色界[shiki kai ; skr. rûpa-dhâtu] : le plan médian où vivent les être libérés des désirs charnels et des appétits. Les formes-couleurs (skr. rûpa) désignent ici la matière sublime. C'est dans ce monde que se trouvent les quatre cieux (sphères) de la méditation [shizenten]. (3) Le monde de l'absence des formes-couleurs 無色界 [mushiki kai ; skr. ârûpa-dhâtu]: le plus haut plan où règne seulement l'esprit au-delà de toute matière. Ce monde de l'esprit qui se trouve au sommet de l'existence est autrement appelé le « plus haut ciel » [uchôten ; skr. akanistha].

Donc le premier monde est celui du désir, il est encore inférieur au monde de rûpa (des formes et des couleurs) ; ensuite il y a le monde de rûpa, et enfin il y a le monde qui dépasse cet état de rûpa.

 

2. Les préceptes dans le zen.

Jukai la réception des préceptes.

Le trait marquant de cette première partie, c'est le rapport intrinsèque qui doit exister entre shukke (quitter la demeure pour se faire moine) et jukai (la réception des préceptes). Souvent shukke et jukai ne font qu'un : on parle en  seul mot : shukkejukai.

Maintenant on va parler des préceptes et aussi de leur réception. Marianne, vous avez reçu des préceptes. Comment vous appelle-t-on actuellement ?

M P : On ne m'a pas donné de nom japonais. On parle d'ordinations : ordination de bodhisattva ou ordination des nonnes ; et aussi on dit « recevoir le précepte » pendant la cérémonie.

Y O : Est-ce que vous appelez cette réception jukai ?

M P : Je n'ai jamais entendu ce mot lors des ordinations.

Les préceptes sont des défenses, des mises en garde.

Y O : Kai 戒 désigne les préceptes et les traducteurs sont d'accord. Seulement le sens étymologique est différent. Le mot français "précepte" provient de prescrire, donc il y a un premier sens : « prescrire, ordonner, ordonnance, etc. » tandis que le kanji 戒 est un idéogramme composé dont la clé 戈 représente une arme (c'est une hallebarde) et dont le corps 廾  représente deux mains. Il y a donc deux mains qui tiennent la hallebarde pour se défendre : c'est la mise en garde.

A G : Parfois dans les ouvrages sur le bouddhisme, on parle de "cinq défenses".

Y O : Voilà, c'est ça : étymologiquement parlant, kai 戒 dans la langue sino-japonaise c'est la défense, la mise en garde contre le mal qui peut sévir.

►   Le mot défense est-il à prendre au sens de quelque chose d'interdit ou de quelque chose qui protège ?

Y O : Je crois que l'un n'empêche pas l'autre, mais le sens étymologique du terme c'est surtout la mise en garde contre les penchants mauvais : c'est ça le précepte.

On écrit ensemble kai 戒 : .

Le mot kai 戒 correspond au mot sanskrit sîla. Et il y a un autre mot qui désigne également la règle ou le précepte, mais avec une nuance un petit peu différente, c'est ritsu 律 (skr. vinaya). Qui peut expliquer la différence qui existe entre sîla et vinaya ?

►   Vinaya c'est plutôt les règles monastiques alors que sîla c'est plutôt individuel.

Y O : Tout à fait. Et aussi ce que je voudrais signaler c'est que ritsu a un sens global et désigne l'une des trois corbeilles [sanzô 三蔵, skr. tri-pitaka] : kyô ritsu ron, nous avons déjà vu ça : kyô 経 les sûtra ; ritsu 律 la discipline ; ron 論 les traités (abhidharma, c'est-à-dire les traités sur les sûtras). Si vous êtes intéressés par le bouddhisme japonais je vous invite à retenir cette formule des trois corbeilles : kyô ritsu ron 経律論.

Ainsi kairitsu  戒律, dans son sens plénier, désigne les « préceptes et la discipline ». Notons également que le terme sino-japonais haradaimokusha 波羅提木叉 (skr. prâtimoksha ; p. pâtimokkha) désigne l’ensemble des préceptes ou le livre des préceptes.   

Contenu de la note 16 et explications.

Et maintenant je vous invite à lire la note numéro 16 et après je vais expliquer.

Note 16. Selon le Shibun-ritsu 四分律 (T.22, n°1428), détaillant la « Discipline » monastique de la tradition hina-yâna, les « préceptes des Auditeurs » [shômon-kai 声聞戒] / les « préceptes du Petit Véhicule » [shôjô-kai 小乗戒] sont au nombre de 250 pour les moines, et 348 pour les nonnes. Ceux-ci sont autrement appelés les « préceptes complets » [gusokukai 具足戒]. Les « préceptes de l’être d’Éveil (skr, bodhisattva) » [bosatsu-kai 菩薩戒] de la tradition du mahâ-yâna –tels qu’ils sont décrits dans le Sûtra du filet de brahman [Bonmô kyô 梵網経] (T.24, n°1484)- sont composés de 10 articles majeurs [jûjû 十重] et de 48 articles mineurs [shijûhachi kei-kai 四十八軽戒]. Comme cela est mentionné dans cet extrait cité, les moines et les nonnes chinois devaient d’abord recevoir le shômonkai, puis le bosatsukai, alors que l’école Tendai japonaise au mont Hiei, dès l’époque de son fondateur Saichô (767-822), abolit les préceptes de la tradition hina-yâna, considérant le bosatukai comme « préceptes parfaits et complets » [endonkai 円頓戒]. Les écoles japonaises du zen Sôtô et Rinzai se conformèrent à cette ligne.   

On peut déjà noter qu'il y a beaucoup plus de règles pour les nonnes : 250 pour les moines, 348 pour les nonnes, et parfois selon le corpus, ça monte jusqu'à 500 et cela seulement pour les nonnes !

La situation au Japon est assez compliquée. Je vais résumer ce que j'ai écrit dans la note.

À mon sens l'un des problèmes majeurs du bouddhisme japonais c'est précisément les préceptes. J'ai mentionné dans cette note qu'en 805, le fondateur de l'école japonaise Tendai qui est l'école bouddhique la plus puissante à cette époque au Japon, a aboli les préceptes de tradition Theravâda, donc shôjô-kai 小乗戒 autrement appelés gusokukai 具足戒, alors que le ch'an chinois respectait toujours d'abord les préceptes du Theravâda et ensuite les préceptes du bodhisattva mahayaniste, mais au Japon ce n'était pas le cas.

La mentalité japonaise.

Avant d'expliquer le détail de ces préceptes, je veux signaler qu'il y a quatre points au moins qui caractérisent le bouddhisme japonais, et que parmi ces quatre points il y a le problème des préceptes (kai). Pourquoi les préceptes posent problème ? Je crois que globalement parlant – ce n'est pas une critique –la mentalité japonaise est à l'antipode du légalisme : les Japonais n'aiment pas les choses écrites, ils n'aiment pas les contrats parce que ce ne sont que des choses écrites sur le papier. Je me rappelle très bien qu'à l'école quand j'étais petite la maîtresse répétait souvent : « Vous savez en Occident tout se règle sur le papier, par le contrat, et par exemple les chevaliers sont fidèles à leur Seigneur par le contrat. Chez nous ce n'est pas comme ça : les samouraïs étaient fidèles jusqu'au bout (par le hara-kiri par exemple) alors que rien n'était écrit, parce que c'est le lien du cœur. » On est profondément liés par le cœur et non pas par le papier, les choses écrites. Je crois que là il y a une chose profonde.

Vous avez tous vu que dans deux jours c'est le deuxième anniversaire de commémoration du tsunami et de Fukushima. Moi-même je suis plutôt française donc j'ai été admirative quand j'ai vu le peuple japonais qui était si ordonné, si discipliné, y compris les petits, devant cette immense catastrophe. Personne ne bousculait personne alors que rien n'est écrit dans la loi, ni par décret ni par contrat. Le peuple japonais depuis la nuit des temps est éduqué, formé : on est formé depuis qu'on est tout petits. Donc les Japonais n'aiment pas, entre autres, les préceptes qui sont des commandements.

La place des préceptes dans la tradition Theravâda.

Par contre, et Dominique Trotignon le souligne beaucoup, notamment dans la tradition Theravâda, les kai (préceptes) ne sont autres que le fondement même de la pratique, c'est presque une sorte de contemplation.

A G : Dans le Theravâda actuel, selon lui, on ne fait plus que ça (les 250 préceptes pour les hommes), il n'y a quasiment pas de pratique méditative, seulement dans certains courants, dits de "moines de forêt". Selon lui la plupart des moines en Birmanie, à Ceylan, étudient, suivent les préceptes, mais il n'y a quasiment pas de pratique de contemplation. D’après ses explications, c'est une façon d'accumuler du bon karma pour renaître auprès de Maitreya quand il viendra. On ne cherche plus à devenir arhat semble-t-il dans le bouddhisme Theravâdin actuel. Et il y a les moines de la tradition de la forêt qui sont les plus connus en Occident parce qu'ils font de la méditation, mais en fait ils sont très minoritaires. Il paraît que les Occidentaux qui vont en Birmanie, en Thaïlande, etc. sont très déçus et ne comprennent pas ce qui se passe.

Y O : Dans ce cas-là c'est sans doute l'autre extrême : sans méditation, pratiquer le bouddhisme uniquement par l'observance de préceptes.

A G : C'est un extrême et Dominique lui-même le critique en disant : c'est très bien qu'il y ait de nouvelles traditions, que Ajahn Chah et d'autres remettent à l’honneur la pratique de la méditation qui est très importante normalement dans les textes, mais historiquement ça a pratiquement disparu.

P M : Est-ce que ce n'est pas une forme de méditation mais dans l'action à ce moment-là ? Le fait d'appliquer des préceptes à la lettre est-ce que ça ne nécessite pas une concentration ?

A G : Normalement les préceptes qui sont expliqués dans le cadre du du Theravâda permettent de ne plus avoir à réfléchir et à se poser des questions, pour libérer l'esprit et pouvoir commencer à pratiquer la méditation. Donc c'est un préalable. Mais pratiquer parfaitement les préceptes demande des capacités extraordinaires, ça équivaut quasiment à ce que font ceux qui pratiquent la méditation.

Y O : Dominique souligne beaucoup l'importance des préceptes, donc avec le bouddhisme japonais c'est sûr qu'il y a beaucoup de problèmes, ce qui n'est pas faux.

Les différentes sortes de préceptes.

Quand on parle des préceptes, pour les moines ou pour les nonnes, il y en a deux sortes : les préceptes du Theravâda et les préceptes du Mahâyâna. Ceux du Theravâda s'appellent gusokukai 具足戒 : il y a 250 préceptes pour les moines et 348 pour les nonnes. Il y a quatre livres de discipline qui relatent  ces préceptes, parmi lesquels il y a Shibun-ritsu 四分律 (T.22, n°1428) où ritsu 律 ça veut dire la discipline, shi 四 c'est 4, bun 分 c'est la division : donc la discipline divisée en quatre.

Ensuite les préceptes du bodhisattva [bosatsu-kai菩薩戒]. Sans doute vous avez reçu ces préceptes et vous les avez dans la tête, mais avant d'en discuter, petite explication.

M P : Oui il y a les préceptes lors de l'ordination de bodhisattva[13].

Y O : Les préceptes du bodhisattva [bosatsu-kai] comptent 61 préceptes : 3 préceptes purs, 10 préceptes majeurs (ju-jûjin-kai, littéralement « dix graves interdictions ») et 48 préceptes légers. Tout cela est fondé sur le sûtra fondamental en matière de discipline et de préceptes qui est le Sûtra du filet de brahmane [Bonmô kyô 梵網経] (T.24, n°1484). Et c'est Saichô (767-822) qui a considéré que ces préceptes du bodhisattva sont parfaits et complets.

Maître Dôgen vivait exactement l'état religieux authentique, conforme à la règle monastique même du Theravâda. Mais lui-même en tant que maître japonais ne voulait pas compliquer les préceptes, et au total il ne donne que 16 préceptes dans son texte fondamental en matière de préceptes : le kyôjukaimon 教授文: kyô 教 c'est l'enseignement ; kai c'est les préceptes ; mon 文, désigne le texte, donc kyôjukaimon c'est l'enseignement sur les préceptes. C'est un texte assez court, deux pages à peine dans le texte original en chinois. Je vais vous donner des détails sur ce texte.

 

Les 16 préceptes du kyôjukaimon 教授de maître Dôgen.

Dans ce texte écrit en chinois, maître Dôgen part des 61 préceptes du bodhisattva [bosatsu-kai] et il enlève 48 préceptes légers parce qu'il considère que les préceptes doivent être denses et simples. Il va donc dans le sens d'une simplification. Ainsi on ne compte que 16 préceptes.

1) Les préceptes des trois refuges

D'abord il donne sankikai 三帰qui sont les préceptes des trois refuges (san 三 c'est 3 ; ki 帰 désigne le refuge ; kai désigne les préceptes) :

M P : « Je prends refuge dans le Bouddha, dans le Dharma et dans la sangha. »

Y O : C'est la prise de refuge auprès des trois joyaux : l'Éveillé, le Dharma et la sangha. C'est commun avec les préceptes du bodhisattva [bosatsu-kai].

2) Les trois recueils de préceptes purs.  

Ensuite il y a sanju-jô-kai 三聚, trois recueils de préceptes purs (san 三 c'est 3 ; ju 聚 désigne le recueil, le rassemblement ; 浄 veut dire pur ; kai désigne les préceptes) que maître Dôgen ne détaille pas : le premier recueil c'est « éviter les mauvais actes » ; le deuxième recueil c'est « pratiquer les bons actes » ; le troisième recueil c'est « sauver tous les êtres vivants ».

Le premier recueil des préceptes purs donc concerne moi-même mais dans le sens passif (éviter les mauvais actes) ; le deuxième recueil concerne toujours moi-même mais dans le sens actif (pratiquer les bons actes) ; et le troisième recueil c'est au profit des autres. Donc c'est très complet : il s'agit de moi-même et de tous les autres êtres vivants ; et puis à la fois passif et actif.

► Ça ressemble à ce qu'on récite à la fin du zazen :

Shigu seigan mon :

SHU JO MUHEN SEI GAN DO
BON NO MUJIN SEI GAN DAN
HO MON MURYO SEI GAN GAKU
BUTSUDO MUJO SEI GAN JO

Les quatre vœux du bodhisattva :

Si nombreux que soient les êtres sensibles, je fais le vœu de les libérer tous.
Si nombreux que soient les illusions, je fais le vœu de les vaincre toutes.
Si nombreux que soient les Dharmas, je fais le vœu de les acquérir tous.
Si parfaite que soit la voie du Bouddha, je fais le vœu de la réaliser.

3) Les 10 préceptes majeurs.

Y O : Et ensuite maître Dôgen ajoute les 10 préceptes majeurs, littéralement appelés jûjûkikai  十重禁戒 « 10 interdictions graves » : le premier 十 c'est 10 ; le deuxième 重 veut dire grave, majeur ; ki  禁 veut dire interdiction ; et kai désigne les préceptes. Disons que ce sont les 10 commandements il est d'ailleurs intéressant de les comparer avec le décalogue de Moïse.

Premier précepte : « Ne pas tuer ».

Je trouve que ce premier précepte bouddhiste est absolument radical par rapport au commandement correspondant de Moïse. Dans le décalogue de Moïse[14] un des premiers commandements c'est « Tu ne tueras pas » s. e. tes frères, donc là il ne s'agit que des êtres humains, tandis que dans le bouddhisme il s'agit de ne tuer aucun être vivant. J'ai eu l'occasion de voir les deux côtés (chrétiens et bouddhistes) et je peux dire que chez les bouddhistes je vois un grand respect à l'égard de tous les êtres vivants y compris les insectes, les oiseaux, les animaux. Et j'apprécie énormément parce que pour les chrétiens on peut tuer les animaux, c'est une autre mentalité. Et ce qui est important ce que c'est de ce premier précepte que découle le végétarisme : comme on n'a pas le droit de tuer, on ne mange que des légumes et des céréales. Donc à partir du moment où on n'est pas végétarien on brise ce premier précepte. Marianne, comment ce premier précepte est-il enseigné aujourd'hui ?

M P : Ce premier précepte c'est « ne pas tuer » mais il y a des gens qui énoncent les préceptes d'une manière positive. Au lieu que ce soit formulé comme une interdiction on parle de « favoriser la vie du mieux qu'on peut ». De toute façon il y a plusieurs manières de comprendre et de recevoir les préceptes. Il y a toujours le plan relatif et le plan absolu. Donc sur le plan relatif « ne pas tuer » veut dire « ne pas tuer » ; mais sur le plan absolu ça veut dire autre chose puisque pour un bouddhiste il n'y a pas moi et les autres, c'est-à-dire que je ne peux pas tuer quoi que ce soit parce que sinon je me tue moi-même. Je ne peux pas tuer la vie en fait, puisque pour un bouddhiste il n'y a pas de « soi et les autres ». Ça veut donc dire que si on doit manger et qu'on n'a que des animaux à portée de main, on peut très bien tuer pour préserver sa vie. On a l'exemple du Bouddha qui dans une de ses incarnations précédentes s'est sacrifié lui-même pour nourrir la tigresse qui nourrissait ses petits[15]. Donc c'est toujours relatif. « Ne pas tuer » dans l'absolu c'est impossible.

F A : Gandhi qui n'était pas bouddhiste, dînait avant que le soleil ne se couche de peur sinon d'écraser des insectes ou des choses comme ça. Ça va jusque-là. Mais c'est un peu une déformation, parce que le précepte c'est l'idée de ne pas "vouloir tuer", donc écraser un insecte par inadvertance, ce n'est pas tuer sinon ça devient une superstition et un enfermement dans le texte et pas dans la réalité.

Deuxième précepte : « Ne pas voler ».

Y O : Ce précepte est lui aussi un précepte universel.

Troisième précepte : « Ne pas avoir de rapport sexuel » (pour les moines et pour les nonnes).

Il y a d'autres préceptes pour les laïcs : « Ne pas commettre d'adultère » et aussi il y a six jours par mois où il faut observer l'abstinence[16].

Ce qui est clair et net, c'est que pour les personnes qui ont pris l'état religieux (moines ou nonnes) il y a l'interdiction d'avoir des rapports sexuels. Je suis d'accord que les préceptes peuvent évoluer selon les époques, seulement il faut que ce soit clarifié sinon ça cause de la confusion.

Je vous ai apporté une brochure publiée par "le bureau européen de l'école Sôtô japonaise à Paris". Donc c'est un texte officiel sur le plan professionnel et ce n'est pas moi qui l'ai traduit. Mais ce troisième précepte est traduit de la façon suivante : « Ne pas se comporter de manière indécente », ce qui n'est quand même pas tout à fait la même chose que « ne pas avoir de rapport sexuel ». Et moi je dis que c'est un point épineux et ça doit être gênant pour l'école. Je crois que ce qui est important c'est la cohérence et la clarté, et que s'il y a des choses à modifier, il faut que ce soit fait clairement sinon c'est quand même un peu ambigu.

P M : J'avais lu plusieurs interprétations de ce précepte. Et c'est vrai qu'à chaque fois on se demande jusqu'où ça peut aller. Ainsi j'ai en mémoire : « Ne pas se complaire dans une sexualité erronée » : qu'est-ce que ça veut dire ?

Y O : C'est très bon comme exemple. Tout ça c'est ambigu et les bouddhistes sont gênés. Je crois que quand il y a des choses comme ça, pour avancer, il faut que les choses soient clarifiées. Et vous, Françoise et Marianne, comment avez-vous reçu ce commandement ?

F R : Moi on m'a dit : « Ne pas avoir de mauvaise sexualité ».

M P : Pour moi il me semble que c'était quelque chose comme « Éviter quelque chose de non consenti » ou alors « Éviter quelque chose qui peut faire du mal ».

Y O : Mais là c'est un peu facile parce qu'au point de départ, dans la majorité des cas, ça fait du bien, et c'est avec le temps que ça peut faire mal !

A G : Dans mon souvenir, dans le Sûtra du filet de brahmane il y a des détails qui sont donnés pour les laïcs : « Ne pas utiliser les portes corporelles inappropriées », donc pas l'anus ni la bouche… On donne des détails, ce n'est pas juste « il faut être sage ». Et dans les vinaya anciens il y a des prescriptions qui sont extraordinairement détaillées pour les moines. Donc même dans le texte de base des préceptes du Mahâyâna il y a des prescriptions très précises.

Y O : Oui, et puisque cela sous-entend que l'acte sexuel est autorisé, ces prescriptions sont pour les laïcs. Mais grosso modo c'est l'interdiction de l'adultère, ce qui se comprend facilement. Et la "mauvaise sexualité" c'est en ce sens-là.

► On pourrait parler d'éviter toute sexualité sans amour.

Y O : Mais là aussi c'est ambigu, au départ il y a presque toujours de l'amour !

Et par ailleurs le point sur l'adultère pour les laïcs est clair. Seulement aujourd'hui il y a énormément de couples non mariés : puisqu'il n'y a pas de contrat de mariage, est-ce que pour autant on peut tromper sa compagne ou son compagnon ? Juridiquement parlant, sans doute que ça ne s'appelle pas adultère, mais moralement ça vaut autant. Tout ça c'est donc assez compliqué.

M P : Peut-être que tout simplement ceci est compliqué parce que ça n'a rien à faire dans les préceptes. En fait, une fois qu'on a compris « ne pas tuer » et « ne pas prendre ce qui n'est pas donné », donc en fait « ne pas faire du mal », il n'y a pas besoin que ce soit spécifié dans les relations sexuelles particulièrement : c'est dans toutes les relations que l'on a qu'on doit respecter les préceptes. Donc le fait qu'il y ait un précepte spécial sur les relations sexuelles est sans doute archaïque et hors de propos dans la société actuelle.

Y O : Donc tout ceci c'est très difficile et notre objectif ne doit pas être de critiquer quoi que ce soit, mais d'essayer de clarifier les choses.

Ne pas être avide.

Une remarque à propos de ce troisième précepte : on le traduit par « ne pas avoir de rapports sexuels » mais si on traduit littéralement ce que dit maître Dôgen il s'agit de « ne pas être avide d'acte sexuel » [Fu.i.in 不貪婬][17].

► Pour moi ici le mot clé c'est l'avidité c'est-à-dire qu'il faut éviter l'avidité dans l'acte sexuel, et cette avidité est le symbole de tout le cycle de souffrance[18] dans lequel on est engagé.

►  L'avidité c'est quand on veut accumuler des choses dans notre périmètre.

►  Moi je pense à ce qui se passe dans le Vajrayâna, où d'ailleurs le célibat n'est pas toujours imposé aux moines, ça dépend des écoles. Il me semble que là, le célibat est interprété comme ayant pour but de tourner toutes ses énergies vers la libération et non pas d'échapper à la finitude humaine.

Le quatrième précepte : « Ne pas tenir de propos mensongers ».

Y O : Ce précepte va de soi.

Le cinquième précepte : « Ne pas vendre ni acheter de boissons alcoolisées ».

Cela veut tout simplement dire ne pas boire d'alcool. Et de nouveau ça pose des problèmes puisque les moines japonais et européens aiment bien les boissons alcoolisées.

M P : Il y a aussi : « Ne pas prendre de substances toxiques ».

Y O : Oui mais là c'est une interprétation, car le texte initial c'est vraiment « boissons alcoolisées ».

P M : Moi je comprendrais ça si on parlait d'abus d'alcool.

Y O : Mais alors c'est comme tout à l'heure : à partir d'où on parle d'abus d'alcool ?

A G : À côté de ça il y a les produits qui n'existaient pas à l'époque. Par exemple est-ce qu'on peut dire que prendre des somnifères le soir pour dormir, c'est respecter les préceptes puisque c'est un calme artificiel ?

M P : Et quand on est malade, prendre des substances artificielles pour combattre la maladie ça peut être aussi quelque chose de pas naturel donc qui pourrait être mal reçu.

Y O : Les quatre derniers préceptes se comprennent assez facilement :

Le sixième précepte : « Ne pas crier sur les toits les fautes ni les défauts des autres ».

Le septième précepte : « Ne pas faire d'éloge de soi-même ni diffamer les autres ».

Le huitième précepte : « Ne pas se retenir de donner aux autres tant en aide spirituelle qu'en aide matérielle ».

Le neuvième précepte : « Ne pas se mettre en colère sans raison », on précise "sans raison" car il y a la sainte colère, c'est-à-dire que la personne qui ne se met pas en colère devant l’injustice, c'est scandaleux.

Le dixième précepte : « Ne pas calomnier les trois joyaux ».

Pour résumer je crois que ce sont les premier, troisième et cinquième préceptes qui posent des questions. En tout cas c'est compliqué, et je pense que quand on s'intéresse à la pratique bouddhiste on ne peut pas faire l'économie d'une réflexion sur les préceptes.

►  Ce sont quand même des préceptes qui sont d'origine extrêmement archaïque ; or le fond culturel de toute l'humanité a énormément changé depuis 3000 ans. Il y a des choses qui vont de soi maintenant et qui ne l'étaient pas avant.

Y O : Est-ce aussi archaïque que ça ? Je ne suis pas tout à fait d'accord. « Ne pas tuer, ne pas mentir, ne pas voler… » c'est fondamental. Je crois qu'il n'y a rien qui ne corresponde à la morale actuelle. Bien sûr il faut interpréter ces trois préceptes et éventuellement modifier le texte, mais je maintiens que c'est fondamental.

James : Une société quelle qu'elle soit ne peut se construire que sur des préceptes de ce genre et c'est pourquoi on les retrouve partout.

Y O : Pour terminer on va lire un fragment du décalogue[19] de Moïse dans la version d'Exode 20 avec seulement un condensé des versets 13 à 17 qui sont proches des préceptes vus auparavant :

13Tu ne tueras pas.
14Tu ne commettras pas d’adultère.
15Tu ne voleras pas.
16Tu ne porteras pas de témoignage mensonger contre ton prochain.
17Tu ne convoiteras ni la femme, ni la maison, ni rien de ce qui appartient à ton prochain.

Il me semble que les 10 préceptes majeurs bouddhiques sont plus développés.

 

Donc aujourd'hui on a vu la première partie du texte Shukke et la prochaine fois on va lire les autres parties et puis on examinera la terminologie des termes concernant les moines zen.



[1] P-F de Béthune (moine bénédictin qui a participé aux échanges inter-monastiques entre moines chrétiens d'Occident et moines zen du Japon) part de ce terme pour indiquer une différence entre les deux traditions : « Il y a là une différence fondamentale entre les deux traditions. Elle apparaît clairement dans les termes mêmes qu'ils utilisent pour exprimer le choix d'une vie monastique. Nous disons : « entrer au monastère », alors que partout en Orient on dit : « quitter la maison » Jap : shukke). » Son article porte sur l'habitat des moines bouddhistes :

(http://www.aimintl.org/index.php?option=com_content&view=article&id=409&Itemid=439&lang=en )

[2] Ouvrage de vinayas, ou règles de discipline de l'école Mahasanghika, traduit en chinois par Buddhabhadra, un moine du nord de l'Inde, et par Fa-hsien, un pèlerin bouddhiste chinois en 416. Il divise ces règles en deux grandes catégories : les préceptes pour les moines et ceux pour les nonnes. (D'après internet)

[3] Afin que le patrimoine demeure dans la famille, le fils (en général l'ainé) doit obligatoirement suivre la carrière de moine, ou bien une des filles doit épouser un moine et celui-ci prend le nom de famille de la fille.

[4] Voir p.3 du compte-rendu du 16 février 2013 qui concerne la deuxième partie de Hatsu.u

[5] Il y a beaucoup de cérémonies afférentes aux funérailles. Voir par exemple le site  http://www.zen-geneve.ch/blog/index.php?2005/03/22/18-les-differentes-ceremonies-dans-le-zen-soto

[6] Danka seido : obligation de s'inscrire dans un temple de son lieu de résidence. Cette politique fut instaurée par le shogun et visait l'extermination du christianisme. Chaque famille japonaise devait se faire inscrire dans un temple bouddhique où on lui remettait un certificat prouvant qu’elle n’était pas chrétienne, et devait donner chaque année le nom de ses membres, leur âge et l'affiliation religieuse de chacun d'eux. Le christianisme fut interdit au Japon en 1612, et il y eu une grande répression dans les années suivantes. Cette pratique de danka seido devint obligatoire en 1630 dans le domaine du shogun, et en 1671 pour tous les domaines.

[7] En 1539, le roi de France François Ier promulgue l’ordonnance de Villers-Cotterêts, qui demande aux curés de l’ensemble des paroisses de France de tenir, en langue française, un registre de tous les baptêmes célébrés dans les églises du pays. En 1579, l'ordonnance de Blois étend à tout le pays l'obligation de tenue des registres pour les mariages et les sépultures. Le décret du 20 septembre 1792, voté par l'Assemblée nationale législative, crée l'état civil contemporain en confiant aux maires le soin de rédiger en double exemplaire à partir du 1er janvier 1793 les actes de naissance, de mariage et de décès.

[8] Allusion peut-être ici au Registre de l'état des âmes, ou Livre des âmes (Liber status animarum) qu'on trouve à partir de 1574 en France.

[9] Le sanzen 参禅 englobe la dimension collective et communautaire de la pratique du zen, guidée par un bon maître ; la méditation assise pratiquée en solitude ne saurait être appelée sanzen.

[10] Le terme kûmon 空門 littéralement traduit par la « porte de la Vacuité », désigne l’enseignement bouddhique ou la Voie bouddhique.

[11] En rupture avec la culture sexiste de son temps, Dôgen rejette une certaine misogynie ou tartufferie monastique : «Les plus sots parmi les sots pensent que la femme est un objet de luxure. Et ils ne peuvent regarder une femme sans se dégager de cette idée. Si les femmes doivent être rejetées parce qu'elles sont objet de luxure, alors de même tous les hommes doivent être rejetés. » Des femmes peuvent même enseigner le dharma, la loi bouddhiste, aux moines : «Prenons le cas d'une nonne qui a reçu la transmission du trésor du vrai œil du dharma, on lui doit obéissance. De quel droit seuls les mâles seraient-ils nobles ? Le ciel vide est le ciel vide. Être une femme ne change rien à l'affaire, hommes et femmes sont également capables d'atteindre la Voie. » (Extrait de la présentation d'un livre de Aoyama Roshi par Pierre Crépon)

[12] Dans le Shôbôgenzô, tome 1, p.165-181.

[13] « Jukai, l’ordination de bodhisattva donnée généralement aux laïcs, marque l’entrée dans la voie du Bouddha.» (site de l'AZI). « L’ordination de bodhisattva, c’est d’abord la prise de refuge, qui est commune à toutes les traditions bouddhistes, on prend refuge dans les trois trésors, le bouddha, le Dharma, qui est son enseignement, et la Sangha, qui est la communauté des pratiquants. En fait, on prend refuge dans la pratique de zazen qui contient ces trois trésors, puis on reçoit les préceptes, et ensuite on chante les vœux du bodhisattva ainsi que d’autres sutra. Cette cérémonie a lieu à la fin d’une sesshin, le maître remet au nouveau bodhisattva un rakusu qui est un petit kesa qu’il aura de préférence cousu lui même, avec derrière calligraphié le nouveau nom du bodhisattva, la date, le nom du maître qui l’a ordonné et un poème. Il reçoit aussi un ketsumyaku qui est un document qui reprend les noms des maîtres de notre lignée jusqu’à lui. L’engagement que prend le bodhisattva est un engagement important, il s’engage clairement et publiquement sur la voie de libération enseignée par le bouddha et à pratiquer zazen avec les autres en aidant là où c’est possible. […] La cérémonie d'ordination de moine ou de nonne a lieu dans le même temps que la cérémonie d’ordination des bodhisattva, avec récitation de sutra en relation avec l’engagement de moine ou de nonne. Le futur moine ou la future nonne reçoit un nouveau rakusu, avec aussi un nouveau nom, et un kesa qu’il aura aussi de préférence cousu lui-même, et un kestsumyaku plus complet. » (site du Dojo Zen de Mons 04/01/2011)

[14] Voir à la fin de la séance.

[15] Les Jâtakas sont des récits des vies antérieures du Bouddha, ils ont été composés entre le IIIe siècle avant JC et le IIIe siècle après JC. Il s'agit ici de l’histoire du prince Mahâsattva, qui rencontre une tigresse affamée et ses petits. Par compassion le prince choisit de sacrifier sa vie pour sauver celle des tigres.

[16] Les préceptes pour les laïcs ainsi que les jours où ils s'appliquent dont dans le compte-rendu de la séance suivante lors de la lecture de la troisième partie de Shukke.

[17] Cette remarque a été faite lors de la réunion du 23 mars et une discussion s'en est suivie. Mais comme le dictaphone était arrêté à ce moment-là car la pile était finie, cela n'a pas été enregistré.

[18] Là encore il manque une partie de l'enregistrement du 23 mars. Un débat s'était engagé sur un lien possible entre le deuxième précepte et la finitude de la condition humaine, puis quelqu'un avait évoqué la loi de coproduction en dépendance, les douze liens causaux ou douze chaînons de l'origine interdépendante [juni innen, 十二因緣 skr. dvadasa pratitya samutpada] : ju 十 c'est dix ; ni 二 c'est deux ; in 因 c'est la causalité indirecte ; nen 緣 c'est "les relations circonstancielles".

[19] Il existe deux versions du décalogue. Le mot « décalogue » n’est pas un terme biblique, il désigne les dix paroles (déka – logoi) (Exode 34, 28) en effet le mot « logos » désigne ici la « parole agissante, ordonnatrice ». Elles sont parfois appelées les « dix commandements ». D'après la Bible ils ont été donnés par Dieu à Moïse dans le désert, lors de l’exode vers la Terre Promise. On compte donc 10 paroles mais les Rabbins, les Catholiques et les Luthériens,  les Orthodoxes et les Réformés ne comptent pas de la même manière. Voir le tableau : http://www.esperer-isshoni.fr/spip.php?article254

 

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