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Ateliers d'étude du Shôbôgenzô avec Yoko Orimo
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Ateliers d'étude du Shôbôgenzô avec Yoko Orimo
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28 février 2013

Compte-rendu Hatsu.u fin de l'étude_16/02/2013

Ce message existe ici en fichier docx : Y_Orimo_DZP_2013_02_16_fin_Hatsu_u

et en fichier pdf : Y_Orimo_DZP_2013_02_16_fin_Hatsu_u 

 

LE BOL À AUMÔNES : fin de l'étude

 

Hatsu.u / Ho.u 鉢盂

 

 

Ceci est la transcription de la majeure partie de la séance du 16 février. Les choix de transcription sont les mêmes que pour le compte-rendu précédent. Le plan est le suivant : 1ère partie : compléments de la dernière séance (réaliser, Eihei kôroku, résumé) ; 2ème partie : paragraphes 4 à 8 ; 3ème partie : questions 2 et 4 du guide de travail. Fin : ébauche du programme concernant ateliers Shôbôgenzô et initiation au japonais l'an prochain

                                                                                                   Christiane Marmèche

 

Y O : C'est le second atelier qui est consacré au texte Hatsu.u (Le bol à aumônes). C'est un texte relativement facile que j'ai divisé en trois parties. La dernière fois nous avons lu la première et la deuxième partie et aujourd'hui nous allons lire la troisième partie.

 

Première partie : retour sur la dernière séance

 

Je voudrais d'abord revenir sur la dernière séance.

1°) Tout est déjà réalisé mais il faut pratiquer

Dans la dernière séance il y a eu un échange entre Marianne et Michel Bitbol. Marianne soulignait la permanence de la nature de l'Éveillé qui est toujours omniprésente : au fond de chaque existant il y a de toujours ce germe de la nature de l'Éveillé. Et Michel, lui, insistait surtout sur la singularité de chaque moment : le moment ici est celui de la réalisation comme présence. Il s'agit du moment favorable absolument inouï et Michel soulignait la singularité de chaque instant pour que se réalise ce moment favorable unique et inouï.

Quand il s'agit de la réalisation comme présence, toujours il y a deux choses : d'une part la permanence (la constance) du dharma (de la Loi de l'Éveillé), de la nature de l'Éveillé ; et d'autre part chaque instant est absolument unique et singulier. L'unité de ces deux c'est ce qu'on appelle en terme dôgénien genjô 現成 c'est-à-dire la réalisation comme présence. C'est dans ce sens que je vous invite tous à relire la fin de Genjôkôan.

►  Le Genjôkôan se termine par le kôan de maître Hôtetsu. Le disciple lui demande pourquoi il utilise un éventail : s'il n'y a aucun endroit où le vent ne puisse aller, pourquoi est-ce qu'il utilise son éventail ?

Y O : Quelle est la réponse du maître ?

►  Il continue de s'éventer.

Y O : Oui. Dire : « Puisque la nature du vent est omniprésente, permanente, constante alors ce n'est pas la peine de se servir d'un éventail », c'est ce qu'on appelle le naturalisme : voilà, tout est déjà là, ce n'est pas la peine de pratiquer ou de faire des efforts. Mais justement puisque la nature du vent est permanente, constante, il faut pratiquer (utiliser l'éventail) pour que ça se manifeste explicitement, précisément, ici et maintenant.

 

2°) Le Eihei Kôroku 永平.

a) Retour sur la dernière séance.

La dernière fois j'ai dit qu'à partir de 1245 le deuxième monastère (d'abord nommé Daibutsu-ji et ultérieurement nommé Eihei-ji) commence à prendre de l'ampleur et que la production du Shôbôgenzô baisse, c'est-à-dire que maître Dôgen écrit de moins en moins. D'une part on peut supposer qu'à ce moment-là maître Dôgen était beaucoup plus soucieux de la formation de ses disciples et de sa communauté. D'autre part (d'après mon analyse) tout ce qu'il avait à dire il l'avait déjà dit dans le Shôbôgenzô puisque le sommet de la production du Shôbôgenzô, qui est également le sommet de la pensée de maître Dôgen, se situe dans les années 1242-1244 pendant lesquelles la moitié du Shôbôgenzô est produit.

Or au moment où j'ai dit que la production du Shôbôgenzô baissait à partir de 1245, Patrick a dit : « Mais quand même maître Dôgen a continué de prêcher puisqu'il y a le Eihei Kôroku. » Et comme je pense que cet atelier est utile non seulement pour lire le Shôbôgenzô mais aussi pour connaître l'ensemble de l'enseignement de maître Dôgen, et encore plus globalement le bouddhisme, je voudrais dire un mot sur le Eihei Kôroku.

b) Le Eihei Kôroku.

Le second temple de maître Dôgen c'est le Eihei-ji 永平寺 (le temple de la Paix éternelle), et dans le titre Eihei kôroku, le début Eihei désigne l'abbé du Eihei-ji c'est-à-dire maître Dôgen lui-même. Comme de plus Ko veut dire vaste, global, et que roku c'est le recueil, littéralement Eihei kôroku 永平veut dire « le recueil global de l'abbé Eihei ».

Seulement, quand on parle de kôroku dans la nomenclature zen, très souvent il s'agit de sermons, et c'est le cas du Eihei Kôroku : c'est un immense recueil qui comporte au total 10 tomes de toutes les prédications officielles ou non, formelles ou non, de maître Dôgen.

Eihei Kôroku et Shôbôgenzô sont considérés, notamment chez les pratiquants bouddhistes, comme deux piliers de l'enseignement de maître Dôgen.

La compilation de Eihei Kôroku est posthume, ce n'est pas maître Dôgen lui-même qui l'a accomplie. Il y a trois compilateurs qui sont disciples de maître Dôgen :

– le premier compilateur s'appelle Senne 詮慧, c'est l'un des premiers disciples de maître Dôgen.

– le deuxième compilateur s'appelle Ejô c'est le premier disciple de maître Dôgen qui est le deuxième patriarche du temple Eihei-ji.

– le troisième compilateur s'appelle Gien 義演, c'est le quatrième patriarche de Eihei-ji.

►  Ce n'était pas Keizan Jōkin le quatrième patriarche ?

Y O : Non, mais votre remarque est intéressante, je vais expliquer.

c) Les premiers patriarches zen de l'école Sôtô au Japon.

Donc je fais une petite parenthèse sur les patriarches de l'école Sôtô 曹洞 Japonaise.

Voici les patriarches du temple Eihei-ji : 1) Dôgen 道元 (1200–1253) ; 2) Ejô (1198-1280) ;

                       3) Gikai 義介 (1219 - 1309) ; 4) Gien 義演, (?–1314) ; 5) Giun 義雲 (1253-1333).

Les noms des trois derniers commencent par "gi" : Giun est disciple de Gien donc il y a une sorte d'héritage du nom ; Gikai et Gien ont eu le même maître Dôgen mais initialement  il y avait l'école Daruma-shû (l'école du dharma) et Gikai est venu avec Ejô auprès de maître Dôgen (mais c'est une autre histoire, on ne peut pas tout dire).

Et il est important de savoir qu'à propos de Gikai et Gien il y a eu ce qu'on appelle la controverse de la troisième génération (sandai sōron 三代相論) : Gikai est progressiste et Gien conservateur, et ils ne s'entendaient absolument pas. Or lorsque Gikai est devenu le troisième patriarche de Eiheiji sur ordre de Ejô, Gien n'était pas du tout content. Et finalement en 1272 Gikai fut chassé ailleurs, dans la péninsule Noto, et Gien devint le quatrième patriarche.

Et en dehors de Eiheiji dans la lignée de Gikai apparaît la lignée de Keizan Jōkin 瑩山紹瑾 (1268-1325) qui est considéré comme premier patriarche de l'école Sôtô japonaise à égalité avec maître Dôgen (selon l'école japonaise Sôtô). C'est-à-dire que l'école Sôtô japonaise a deux patriarches : Dôgen et Keizan Jōkin. Au niveau conceptuel Dôgen c'est immense, mais au niveau pratique c'est plutôt la lignée de Keizan Jōkin, progressiste, qui est prête à introduire toutes les traditions ancestrales même très paysannes, populaires, pour vulgariser le zen. Et la lignée Keizan Jōkin a eu beaucoup de succès. Actuellement dans l'école Sôtô japonaise, plus de 90 % des temples appartiennent à cette lignée de Keizan Jōkin, et à peine 10 % à la lignée de Dôgen. C'est une histoire très compliquée mais très intéressante.

Pour un peu faciliter la compréhension, on peut comparer Dôgen à saint Paul et Keizan Jōkin à saint Pierre : saint Pierre est gentil, il est près du peuple, et Saint Paul est super intelligent. C'est exactement ça ici.

d) Le contenu de Eihei Kôroku.

Comme je vous l'ai dit, Eihei Kôroku contient des sermons de maître Dôgen. On distingue les enseignements officiels jôdô 上堂 et l'instruction privée, informelle shôsan :

上veut dire monter et 堂 c'est la salle, donc littéralement jôdô veut dire « monter dans la salle » sous-entendu la salle de prédication, la salle de l'Éveillé pour que l'abbé prêche ;

shô 小 veut dire petite et san c'est l'étude, donc shôsan c'est « la petite étude », la petite prédication. Plus précisément, quand l'abbé donne une instruction privée, informelle, officieuse, ça s'appelle shôsan. Souvent l'abbé donne shôsan dans sa résidence personnelle qui s'appelle hôjô方丈.

Donc le contenu de la prédication est sensiblement différent : quand il s'agit de jôdô, il présente, il commente les kôan (qui sont chinois dans la majorité des cas) et ça s'inscrit dans la tradition directe du Ch'an chinois, tandis que quand il s'agit de shôsan le maître peut aborder des choses de la vie quotidienne, d'une manière beaucoup plus libre et informelle

Eihei Kôroku comporte dix tomes :

– le 1er tome c'est la prédication officielle (jôdô) de l'époque du Kôshôji, le premier monastère que maître Dôgen a construit dans la banlieue sud de Kyotô où il a vécu de 1236 à 1243 ;

– le 2ème tome c'est la prédication officielle (jôdô) de 1244 à 1246. C'est l'époque du Daibutsuji :

– du 3ème au 7ème tome c'est l'époque de Eiheiji : on trouve toutes les prédications officielles (jôdô) qui ont été faites dans la salle de l'Éveillé, 1246 jusqu'à 1253 c'est-à-dire jusqu'à l'année de la mort de maître Dôgen ;

– le 8ème tome s'appelle shôsan et contient donc l'instruction privée, informelle, extraordinaire;

– le 8ème tome s'appelle shôsan et contient donc l'instruction privée, informelle, extraordinaire;

– le 9ème tome est constitué de jukô 頌古 ; ju 頌 veut dire que la stance et 古 veut dire les anciens d'où  jukô désigne « les commentaires en stances des mots et des kôan des anciens (sous-entendu : chinois) ». C'est une prédication rimée.

– Le 10ème  tome c'est les poèmes (les stances) et ça s'appelle Geju 偈頌 (et gatha en sanskrit) où ge 偈 et ju 頌 veulent tous deux dire « stance ». Le plus souvent il s'agit de la louange des éveillés (des bouddhas).

P F : Deshimaru n'a fait connaître à ses disciples que les poèmes de Eihei Kôroku.

Y O : Oui c'est ça. Et moi je n'ai pas connu maître Deshimaru mais vraiment je ne peux qu'apprécier ce qu'il a laissé comme héritage, parce que déjà il a donné cette envie de connaître le Shôbôgenzô, ce qui n'est pas le cas de tous les maîtres. Je crois qu'il était amoureux du Shôbôgenzô.

e) Comparaison du Eihei Kôroku et du Shôbôgenzô.

►  Est-ce que vous comptez traduire les poèmes du 10ème volume ?

Y O : Non, c'est immense. C'est-à-dire que personnellement je n'ai aucune intention de m'occuper de Eihei Kôroku. Comme je vous l'ai dit tout au début de ce petit point, Eihei Kôroku est aussi important que Shôbôgenzô pour tous les bouddhistes. Moi je m'intéresse au Shôbôgenzô dans son aspect avant-gardiste.

Il est très important de comparer ces deux piliers de l'enseignement de maître Dôgen :

Eihei Kôroku est écrit complètement en chinois (c'est ce qu'on appelle kanbun 漢文) c'est ce qui correspond pour vous au latin qui était la langue savante en France à l'époque de maître Dôgen. Dedans c'est maître Dôgen qui se présente vraiment en tant qu'abbé, pour présenter la tradition authentique et officielle de l'école chinoise du Ch'an, qui a ensuite été importée au Japon. Donc son enseignement est très profond mais il est standard, il ne veut jamais franchir une certaine ligne par ses commentaires personnels. C'est un bon abbé qui est soucieux de la formation de ses disciples et de la sangha. Si on sait déchiffrer l'écriture chinoise, il n'est pas du tout difficile. Et il n'est pas non plus difficile à traduire. Il y aura certainement des personnes qui pourront le faire.

– Le Shôbôgenzô est tout autre. Il est écrit en japonais (wabun 和文), ce qui correspond pour vous au français, la langue vernaculaire, la langue vulgaire. Et ce qui est extrêmement paradoxal, c'est que cette œuvre écrite dans la langue vernaculaire est infiniment plus difficile, infiniment plus complexe que ce qui est écrit en chinois. Et puisqu'il écrit en japonais, maître Dôgen est tout à fait conscient de son origine : il est japonais. Et vraiment, à partir de cette double identité (il est maître zen qui vient de l'Inde et de Chine surtout, et il est formé par la culture japonaise très riche, très dense de l'époque) il est extrêmement conscient de son rôle à jouer dans une double ligne (chinoise et japonaise) et il s'engage dans une grande aventure de langage qui va bouleverser, renverser la conception même de la vacuité, du dharma, la perception de cet univers de phénomènes. Donc il n'est plus abbé mais il est poète, il est mystique, il est philosophe, il est polémiste, il est avant-gardiste, il est rebelle.

Donc au niveau du contenu, à mon sens, il n'y a rien à voir entre Eihei Kôroku  et Shôbôgenzô.

►  Est-ce que le japonais qu'il utilisait est très différent du japonais actuel ?

Y O : Je dirais « assez différent ». C'est pour cela que l'année prochaine, pour ceux qui peuvent venir, on va faire un cours intitulé « Initiation à la langue japonaise ancienne et moderne ». Je vais faire un va-et-vient entre le japonais classique et le japonais moderne. Le mot est différent, le verbe est différent, mais la syntaxe est la même. Donc du moment qu'on connaît la structure de la langue japonaise moderne, on peut comprendre le japonais ancien, simplement il faut connaître le vocabulaire. Je pense que si vous pouvez venir à cette initiation, cela va vous aider beaucoup pour lire le texte original du Shôbôgenzô en japonais.

Et pour terminer sur ce point, maître Dôgen est un immense connaisseur de tous les corpus du Canon bouddhique, et vraiment c'est un génie. On ne peut pas trouver de moine aussi cultivé, aussi instruit, aussi intelligent que maître Dôgen. Mais ce qui est extrêmement paradoxal également, dans le Shôbôgenzô on voit la vision même du langage et de la pensée de maître Dôgen : il n'est ni puriste, ni élitiste.

f) Maître Dôgen n'est pas puriste.

Je vais illustrer ce point. La dernière fois nous avons étudié le champ sémantique du terme bhikkhu et je vous ai dit que le sens original de ce terme c'était mendiant. Mais Dominique Trotignon, qui est spécialiste de l'enseignement Theravada, n'est pas d'accord avec cette étymologie. Il pense que cela vient du radical bajh qui veut dire « contenter » c'est-à-dire on est content, on est satisfait, ou bien « distribuer » et c'est donc l'inverse de mendiant. Comme il ne m'a pas donné de documents officiels je ne suis pas encore tout à fait convaincue.

De plus j'ai vérifié plusieurs dictionnaires de terminologie bouddhique sino-japonaise et ce qui est étonnant c'est qu'il y a le terme biku 比丘 qui est la transcription phonétique du terme indien bhikshu et il y a la traduction littérale : ça veut dire kosshi 乞士 « l'homme qui mendie ». Donc quelle que soit l'exactitude de l'étymologie du terme sanscrit bhikshu, dès que ce terme est entré en Chine, donc au premier siècle de notre ère, il est déjà interprété comme mendiant. Ça, on peut l'affirmer.

Je vous dis ça parce que devant un seul mot il y a deux attitudes opposées. Personnellement je suis disciple de maître Dôgen qui s'intéresse à la transformation sémantique de chaque mot, à l'évolution du langage. En effet le langage est un être vivant, il évolue tous les jours. Et ce qui est intéressant c'est que quand un mot est utilisé dans telle circonstance d'ici et maintenant, il prend un sens et même plusieurs sens. C'est ça qui est extrêmement intéressant à observer comme phénomène. Alors que si on est accroché à l'étymologie, si on ne bouge pas, c'est plutôt le côté élitiste, puriste des savants. Pour moi il n'y a pas de raison de donner raison à tel ou tel côté, mais il y a deux attitudes différentes.

Pour terminer un dernier exemple. Étymologiquement parlant le mot sangha est un mot masculin, donc il faudrait dire « le sangha » et non pas « la sangha ». Et moi j'ai une conception opposée : la sangha ça va très bien car dans la langue française ça veut dire « la communauté », et d'ailleurs même au niveau de la sonorité pour moi, « la sangha » c'est plus joli. Donc, pourquoi ne pas laisser le mot évoluer ?

 

 Deuxième partie : Paragraphes 5 à 8

 

Paragraphe 5

 « Ceux qui n’ont pas étudié les arcanes de la maison des éveillés et des patriarches16disent que la robe de l’Éveillé est de soie ou de toile de lin, ou qu’elle est tissée de fil transformé. Ils disent que le bol à aumônes de l’Éveillé est de pierre, de tuile ou de fer. S’ils disent ainsi, c’est parce qu’ils ne sont pas encore munis de l’Œil de l’étude. La robe de l’Éveillé est la robe de l’Éveillé. Il ne faut nullement la considérer comme de la soie ou une toile de lin. C’est une vision révolue de la considérer comme de la soie ou une toile de lin. Le bol à aumônes de l’Éveillé est le bol à aumônes de l’Éveillé. Ne dites jamais qu’il est de pierre ou de tuile, ni de fer ou de bois. »

►  Puisque la robe représente la transmission, elle est purement spirituelle et donc ce serait une erreur d'y voir un matériau concret : de la soie ou du lin. Il y a comme une sorte de dématérialisation.

Y O : Oui, c'est très juste.

►  Je trouve que cette histoire de l'Œil de l'étude (sangakugen 参学眼) au milieu est intéressante : maître Dôgen à l'air de dire que sans l'étude on ne peut pas vraiment voir les choses.

Y O : Absolument. Ce n'est pas du tout l'œil de chair, mais c'est l'Œil de l'étude qui voit l'invisible, ce qui est très paradoxal.

►  Pour moi la robe de l'Éveillé est la robe de l'Éveillé donc on peut aller jusqu'à dire que c'est quelque chose de spirituel mais c'est déjà trop dire, il faut surmonter ça aussi.

P F : C'est-à-dire qu'il ne faut même pas aller jusqu'à dire que c'est un objet spirituel.

Y O : C'est très juste. En effet dire « spirituel » c'est réducteur. D'ailleurs maître Dôgen lui-même dit très souvent : « Il faut franchir ce seuil qui distingue le profane et le spirituel, le visible et l'invisible. » Dire que c'est invisible même dans le sens qualitatif, c'est encore discriminer. Donc on ne peut dire que : A = A : « la robe est la robe », « le bol est le bol ».

►  En fait maître Dôgen nous met en garde de ne pas nous appuyer sur le langage qui enferme. Il faut aller au-delà de cette dualité-là. Il faut aller au-delà de ce que le langage renferme : le vrai du faux etc.

Y O : Oui. De toute façon on est obligé d'utiliser le langage, mais du moment qu'on l'utilise, il est réducteur. Simplement la position de maître Dôgen est celle-ci : puisqu'il est réducteur, allons-y, il faut l'utiliser.

Et aussi à propos de ce qu'il dit dans le paragraphe, j'ai pensé à un fait banal. Par exemple imaginons qu'il y ait une dame veuve qui garde très précieusement une photo de son mari défunt. Si quelqu'un lui dit : « Ce n'est qu'une feuille de papier, une photo », c'est une immense erreur, car pour elle ça représente quelque chose qui est sans prix.

►  Dans la note 18 : « Le "fil transformé" désigne le fil offert par l’esprit des plantes, fil conforme au précepte « ne pas tuer », ce contrairement à la soie. » Qu'est-ce que l'esprit des plantes ?

►  C'est du fil qui est fait à partir de fibres végétales contrairement à la soie qui est faite avec le fil des vers à soie et qui est animal. « L'esprit des plantes » c'est un peu chinois comme expression.

Y O : Oui c'est une expression que j'ai trouvée dans le dictionnaire. Et il est vrai que la soie est quand même impure car pour fabriquer de la soie on a tué des animaux tandis que keshi 化糸 (le fil transformé) c'est la plante, donc on n'a pas tué.

 

Paragraphe 6.

« En un mot, le bol à aumônes de l’Éveillé n’est pas une chose confectionnée. Il n’est pas de l’ordre de l’apparaître ni du disparaître, ni du passer ni du venir. Il n’est pas à obtenir ni à perdre. Il ne regarde ni l’ancien ni le moderne, ni le passé ni le présent. Même si c’est avec des nuages et de l’eau21ramassés que se réalisent comme présence la robe et le bol22des éveillés et des patriarches, ni les nuages ni l’eau ne sauraient les capturer avec leurs cage et filet. Même si c’est avec des herbes et des plantes recueillies qu’ils se réalisent comme présence, ni les herbes ni les plantes ne sauraient les capturer avec leurs cage et filet. »

L'auteur ici suit la même ligne d'argumentation, ce n'est pas très compliqué.

►  On trouve ici la notion de temps.

Y O : Oui il y a la notion de temps qui n'était pas dans le premier paragraphe.

►  Moi je trouve que la notion de confectionné est bizarre. Quel est le terme japonais ?

Y O : C'est zôsa 造作 que j'ai traduit par "confectionné" : c'est quelque chose qui est fabriqué par l'homme, y compris par l'esprit humain. Ce terme zôsa est péjoratif . Il est à l'inverse de mu.i qui désigne ce qui n'est pas fait de la main des hommes, c'est-à-dire que mu.i 無為désigne le Nirvâna ou l'espace (skr. akasha).

Donc ici le bol n'est pas "confectionné", et il est au-delà du temps parce qu'il est au-delà de l'apparaître et du disparaître, du passer et du venir. Moi je dirais aussi qu'il est « opérant ».

P F : J'aime bien le mot "opérant" parce que ce que je perçois dans ces deux paragraphes c'est que le bol, ce n'est pas en quoi il est fait qui est important, et je fais l'hypothèse que c'est ce à quoi il sert qui est important. Pour moi il sert à protéger la pratique. Et que ce soit le vêtement (kesa) ou le bol pour l'alimentation, encore aujourd'hui il sert à protéger la pratique de celui qui se sert de l'objet comme il servait à protéger la pratique du bouddha, et celle des bouddhas mythiques dans le passé. Si tu te sers exactement du bol ou du kesa, quelle que soit leur matière, alors c'est le vrai bol et c'est le vrai kesa.

Y O : Et aussi ce qui est important à souligner, c'est que c'est quelque chose de reçu : c'est le maître qui le donne au disciple. Alors qu'importe que le bol ait été acheté 5 € dans la boutique, du moment que c'est transmis de maître à disciple : celui-ci a autant d'importance qu'un bol authentique, daté du XIIIe siècle, fait de porcelaine extrêmement précieuse qui coûte 10 000 €. Tout jugement de valeur marchande posé sur les choses matérielles tombe. Ce qui est important c'est que c'est un objet transmis et reçu, et qui est utilisé comme tel dans la pratique.

 

Paragraphe 7.

« Voici l’enseignement essentiel : l’eau est l’eau, assemblant une multitude d’existants. Les nuages sont les nuages, assemblant une multitude d’existants. Les nuages sont les nuages, assemblant les nuages ; l’eau est l’eau, assemblant les eaux. Quant au bol à aumônes, c’est seulement avec une multitude d’existants qu’il assemble le bol à aumônes, et c’est seulement avec le bol à aumônes qu’il assemble une multitude d’existants. C’est seulement avec le cœur tout entier qu’il assemble le bol à aumônes. C’est seulement avec le méta-espace qu’il assemble le bol à aumônes. C’est seulement avec le bol à aumônes qu’il assemble le bol à aumônes. Le bol à aumônes se laisse entraver par le bol à aumônes ; il se laisse souiller par le bol à aumônes. »

Y O : Ce paragraphe est très beau. Le verbe rassembler ici c'est le verbe gôjô 合成 : le caractère 合 qui veut dire « (se) réunir, (s’) assembler, (se) combiner, (se) coordonner, (s’) agencer, (se) correspondre », etc., et le caractère 成« se réaliser » ; ce dernier compose le terme éminemment dogénien genjô 現成 « se réaliser comme présence ». Donc le verbe désigne quelque chose qui est réalisé grâce au rassemblement, on peut dire « mettre ensemble et réaliser ». Ce verbe revient neuf fois dans le paragraphe.

►  Est-ce que c'est le même terme que dans gôdô ?

Y O : Non dans gôdô 後堂, 後 veut dire en arrière et 堂 c'est la salle, donc gôdô c'est celui qui est en arrière pour donner un enseignement.

P F : Habituellement il se tient plutôt devant !

Y O : Oui mais tout dépend de quel côté on reagrde ! Au Japon, celui qui est important c'est toujours celui qui est au fond de la salle.

P F : Ça d'accord, ça correspond à ce que je peux observer.

Y O : Analysons ce paragraphe.

►  Il y a une interdépendance entre le bol et la multitude des existants.

Y O : Tout à fait, il y a vraiment une totalité non catégorisable.

►  Dans le paragraphe précédent on ne devait pas dire qu'une chose était confectionnée, et dans ce paragraphe on dit que la chose elle-même rassemble. Donc dans le paragraphe précédent il ne fallait pas dire qu'une chose était passivement un assemblage de tout ce qu'on veut alors que dans ce paragraphe il est dit qu'elle agit elle-même pour se constituer à travers tous les autres existants.

Y O : Tout à fait. Donc il n'y a plus de confectionnant et de confectionné, le sujet et l'objet disparaissent. C'est le bol à aumônes lui-même qui se rassemble. Et vous les pratiquants, vous connaissez cette puissance du bol à aumône sans doute parce que c'est autour du bol à aumône et de la robe de l'Éveillé que vous vous rassemblez aussi. Ce n'est pas seulement les matériaux dont maître Dôgen parle ici, c'est la totalité des temps : transmission depuis les 7 éveillés du passé, et les 51 générations. À travers cela il y a la totalité des temps et la totalité de l'espace (Inde, Chine, Japon.. et maintenant c'est l'Europe). Mais c'est la puissance du bol à aumône qui rassemble tout.

►  Il répète plusieurs fois « le bol à aumône c'est le bol à aumônes »… Je crois que ce n'est pas une simple tautologie, ce n'est pas dire qu'on explique un bol à aumône par un autre bol à aumône où l'un ressemblerait à l'autre, en mettant à côté une chose égale.

Y O : Ici c'est le mouvement logique inversé : ce n'est pas parce qu'il y a l'eau d'abord, qu'on dit « l'eau est l'eau » ; non, justement, l'eau rassemble l'eau, et c'est pour cela que l'eau est l'eau. De même les nuages se rassemblent et se ressemblent, et c'est pour cela que les nuages sont les nuages. L'eau est l'eau parce que l'eau appelle l'eau : l'eau fait l'eau ensemble comme sujet agissant. Et de même le bol à aumônes appelle le bol à aumônes, c'est pour cela que le bol à aumône est le bol à aumônes. C'est le sens de gôjô : réaliser ensemble.

►  Dans la fin du paragraphe Dôgen ajoute que le bol à aumônes n'existe qu'avec la multitude des existants, avec le méta-espace etc. et réciproquement. Donc d'une certaine manière il définit le bol à aumônes comme étant le tout.

Y O : Oui, je crois qu'on s'approche peu à peu d'une profondeur qui est dans le texte.

►  Dans ce paragraphe il parle du bol à aumône mais en fait il s'agit de n'importe quel objet qui est "tel quel" (skr.tathatâ)quand on le pointe directement, mais qui est également ordinaire dans le sens où une chose a une histoire dans le temps, donc est le fruit de causes. Donc en un sens ordinaire une chose est confectionnée, cependant si on la regarde pour ce qu'elle est elle n'est plus confectionnée mais proprement agent puisqu'elle rassemble. Et ce rassemblement la met en relation avec tout ce qui l'a créée d'un point de vue temporel et spatial, donc elle est en relation avec l'ensemble des choses. Et à la fin du paragraphe on revient en disant que le bol à aumônes se laisse entraver par le bol à aumônes, qu'il est à la fois extraordinaire et totalement ordinaire.

Y O : Oui, c'est ça. On va toujours dans le même point qui est le non-dualisme. Il n'y a pas de frontière entre extraordinaire et ordinaire. Dire que c'est extraordinaire c'est déjà réducteur.

Par ailleurs vous avez aussi sans doute remarqué que « nuages et eau » (unsui 雲水) ça veut dire "moine' donc il s'agit de la sangha, du rassemblement. Au mois de mars, avec le texte Shukke, on va étudier plusieurs mots qui désignent le moine.

Derrière ces lignes il y a certainement la communauté des moines qui rassemble et constitue ensemble au-delà ce qu'on appelle la sangha où est vécu le dharma (la loi de l'Éveillé).

Et ce qui est rassemblé dépasse l'addition des parties. Par exemple cela se voit à propos d'un gâteau : il y a du beurre, du sucre, de la farine, des œufs etc. mais on ne peut jamais dire que le gâteau c'est uniquement ces éléments, il y a la saveur, le parfum, le goût qu'on peut apprécier avec ce gâteau, et c'est au-delà de tout ce qui est dedans. Un autre exemple plus esthétique : dans un orchestre il y a plusieurs instruments (violon, flûte…), mais le son de l'orchestre ne fait qu'un, et c'est au-delà de tous les sons de chaque instrument. Voilà ce que je trouve comme analogies par rapport à ce petit paragraphe. Je pense que ce qui est important c'est le verbe rassembler, c'est la synergie qui dépasse toute description matérielle. Et bien sûr il y a les dimensions temporelle et spatiale qui sont au-delà.

 

Paragraphe 8.

« Le bol à aumônes tel que les moines pérégrinant comme les nuages et l’eaule transmettent et le maintiennent à présent n’est autre que le bol à aumônes dont les quatre dieux protecteurs des cieux leur font présent avec vénération. S’il ne faisait pas l’objet du présent que font avec vénération les quatre dieux protecteurs des cieux, le bol à aumônes ne se présenterait pas devant nos yeux. Le bol à aumônes tel que le transmettent avec justesse à présent les éveillés et les patriarches de la multitude des régions, transmettant la vraie Loi, Trésor de l’Œil de l’Éveillé, n’est autre que le bol à aumônes qui transparaît en se dépouillant* du passé et du présent. S’il en est ainsi, le bol à aumônes d’à présent pulvérise la vision révolue d’un gaillard de fer. Il ne se laisse pas contrarier par l’estimation du bois ou de la souche ; il transcende et outrepasse la voix et les formes-couleurs de la tuile ou des cailloux. Il n’entrave pas non plus l’activité vitale de la pierre ou des pierres précieuses. Ne dites pas que (le bol à aumônes) est de pierre ou de tuile ; ne dites pas qu’il est de bois ou de souche. C’est ainsi que nous l’avons reçu, et en avons pris acte. »

Y O : Il y a quelques mots qui se dégagent comme conclusion dans ce paragraphe. Avec cela maître Dôgen voulait mettre un point final à sa petite méditation autour du bol à aumône.

►  On trouve le terme shôbôgenzô au milieu.

Y O : C'est vrai. Quand il y a des choses importantes, souvent il y a ce terme shôbôgenzô.

►  Au début les dieux sont associés, donc c'est la totalité.

Y O : Tout à fait. Les dieux dont il est question ici sont les dieux protecteurs qui sont au-dessous des éveillés. Ils sont là pour faire des présents : les dieux mythologiques font l'offrande du bol à aumône aux éveillés parce que c'est une chose précieuse.

►  Il y a "se dépouiller du passé et du présent", donc un lâcher-prise.

Y O : Oui. Et par ailleurs le mot "présent" ima いま(ici et maintenant au sens le plus noble du terme) se répète trois fois : « le maintiennent à présent », « se présenter devant nos yeux » « le bol à aumônes d'à présent ». C'est le plus souvent ça : le dernier paragraphe fait retour au début.

Et aussi le mot "transmettre" se répète trois fois or, au début, maître Dôgen a souligné la transmission juste. Et donc tout à la fin il revient à ce thème de la transmission juste, non pas avec la description des 51 générations de la transmission, mais avec la génération présente.

Et il y a aussi le mot chô.otsu超越 « transcender et outrepasser les phénomènes ». Et je crois que ce qui est important, c'est ce que vous mangez avec le bol à aumônes et ce que vous vivez avec le zazen aujourd'hui. Mais ce bol à aumônes est beaucoup plus qu'un ustensile. Ça englobe la totalité des temps et la totalité de l'espace puisque ça vient depuis l'origine. Ça englobe aussi tout le vécu des prédécesseurs, y compris sans doute celui des dieux protecteurs.

P F : Moi je suis intrigué par les derniers mots : « c'est ainsi que nous l'avons reçu et en avons pris acte. »

Y O : Oui c'est le verbe shôtô 承当, qui est traduit par « recevoir et prendre acte ». Il est composé des deux caractères : le caractère shô 承 qui veut dire « recevoir avec vénération, acquiescer, accepter » et le caractère 当, polysémique, qui veut dire « se charger, correspondre, toucher le but, justement », etc. il s'agit donc de recevoir et d'acquiescer.

►  « Prendre acte » ça fait un peu notarial, mais ce que vous dites est mieux : « recevoir avec vénération ».

Y O : Il y a quand même la notion d'acquiescer : je dis « d'accord » et je m'engage ; alors que « vénération » c'est gentil. Il y a cette idée que, parce que j'ai reçu, je pratique avec toute ma sincérité, toute mon énergie.

►  C'est un peu comme la conclusion qu'on trouve dans beaucoup de sûtras anciens : « Les disciples se réjouirent et le mirent en pratique ».

Y O : Oui c'est très beau. Je me rappelle qu'on chantait après l'enseignement du maître quelque chose comme Sâ-adou ou Sâhadou qui semblait correspondre, pour le bouddhisme, à « Amen », c'était très beau !

P F : Et ça se rapporte au bol ou bien à l'enseignement ?

Y O : Je crois que c'est le bol ici : « c'est ainsi que nous l'avons reçu et en avons pris acte. » Mais il n'y a pas de dualisme : c'est à travers le bol qu'on reçoit l'enseignement.

 

Troisième partie : le guide de travail

 

On a fait la lecture qui n'était pas trop difficile et on va reprendre les questions du guide de travail. La dernière fois on a répondu à la première question. Et quand on a lu le dernier paragraphe on a répondu à la troisième question.

1°) Deuxième question.

« Le bol à aumônes de l’Eveillé est le bol à aumônes de l’Eveillé. Ne dites jamais qu’il est de pierre ou de tuile, ni de fer ou de bois. » Selon ces mots de Dôgen, le bol à aumônes est au-delà de son aspect et de la matière avec laquelle il est confectionné. S’il en est ainsi, quelle doit être l’essence de cet ustensile de la vie quotidienne ; pourquoi le bol à aumônes ne peut-il être qualifié que de bol à aumônes ? 

Y O : On a déjà plus ou moins répondu à cette question mais on peut encore approfondir. Quelle est l'essence de cet ustensile de la vie quotidienne ?

►  Ce n'est pas le côté matériel qui compte, c'est l'esprit, c'est la foi…

►  L'essence du bol à aumônes c'est la vacuité de toutes choses. D'ailleurs à plusieurs endroits Dôgen en parle de façon négative : « le bol n'est pas ceci… il n'est pas cela.. » Donc en un sens il est la chose vide de substance propre. Ça me fait penser aux questions de Milinda où on compare le "soi" à un chat. Là c'est pareil, le bol garde une taille, il est fabriqué, et pourtant il est plus que tout ça, il est autre chose.

Y O : Oui, en quelque sorte c'est tathatâ.

►  Dans la vie quotidienne, il ne peut pas être autre chose qu'un bol à aumônes, donc c'est le seul sens qu'il peut avoir : c'est d'être ce qu'il est, et d'être utilisé pour cela.

Y O : Je crois que le mot "utiliser" est très important. Tous les "objets" (entre guillemets) ne peuvent avoir leur essence que dans l'usage, y compris le langage. En dehors de l'usage, ou bien en dehors de la pratique, ça ne peut pas avoir de sens.

►  En même temps c'est un objet de transmission.

Y O : Oui, mais la transmission c'est la pratique, c'est l'usage.

 

2°) Quatrième question.

Si la robe de l’Eveillé [kesa袈裟] et le bol à aumônes [hatsu.u鉢盂] sont considérés comme les deux objets principaux de la transmission juste [shôden 正伝] de la Voie de l’Eveillé –ceux-ci sont appelés en langue sino-japonaise par un seul mot « ehatsu 衣鉢»-, c’est parce qu’ils représentaient à l’origine le mode de vie des moines bouddhistes appelés biku 比丘 [pali bhikkhu ; skr. bhikshu)] : « mendiants ». Or, de nos jours où le mode de vie chez la plupart des bouddhistes en Europe comme au Japon ne correspond plus à l’état initial de la vie des moines mendiants [biku], quel sens peut-on attribuer à ces objets majeurs de la transmission ; la tradition telle qu’elle perdure garde-t-elle encore son authenticité et sa légitimité ? (Cette question peut être reprise le 1er juin 2013 lors de la conférence à deux voix avec D. Trotignon : « Être ‘moine’ dans le bouddhisme et le Zen ».) 

Y O : Vous, vous pratiquez, donc vous utilisez la robe et le bol à aumônes. Avec quels sentiments, avec quelle dévotion aussi ? Je suis curieuse de connaître votre sentiment.

 

a) La robe et le bol à aumône aujourd'hui.

►  Pour nous la robe est un meilleur exemple puisqu'on l'utilise de la même façon que du temps de Dôgen c'est-à-dire qu'on la revêt pour pratiquer la méditation, et aussi pour la cérémonie. Pour le bol à aumônes c'est un peu moins bon dans la mesure où on ne va plus mendier avec dans la rue, il sert simplement au repas.

►  Pour moi le bol symboliquement représente quelque chose du recevoir et du donner. Et ça c'est à chaque fois que je l'utilise. Ce n'est pas simplement l'histoire de mendier dans la rue, il y a ce mouvement de tendre le bol et de recevoir.

Y O : Oui, et au-delà on donne le dharma, c'est immense.

►  Les moines mendiants vont dans la rue, rencontrent des gens, ils reçoivent de la nourriture, et par leur présence ils donnent en même temps quelque chose à ces gens. Et moi quand j'utilise mon bol c'est ça qui se passe.

►  Moi j'ai fait à partir du dernier paragraphe du texte des correspondances entre les dons. Le bol est vraiment l'objet qui permet le don. Et dans le texte on fait référence au fait que ce sont les dieux protecteurs qui viennent offrir le bol. Et ce don des dieux permet que tous les êtres puissent après faire des dons aux autres. Donc c'est un don extraordinaire qui permet d'autres dons et permet qu'après ce soit le bouddha qui transmette à tous ce don. Donc il y a tout un réseau extraordinaire à travers le bol qui est un objet tout simple.

Y O : Oui, d'où la présence des quatre dieux protecteurs : le don appelle le don comme l'eau appelle l'eau.

P F : D'ailleurs quand on utilise le bol, avant de manger, on chante un sûtra. Et dans un des sûtra on signale qu'on n'est pas en train de manger pour soi-même mais pour les autres, pour pouvoir se mettre au service des autres, donc que le fait de manger c'est se relier à un don qu'on va faire. Et la deuxième chose, c'est que pendant qu'on fait ce chant, on place la cuillère à l'avant du bol ; et d'ailleurs normalement quand on mange on mange avec la cuillère vers l'avant et pas sur le côté parce que ça signale qu'en fait c'est comme si la cuillère était tenue par quelqu'un qui était en face – c'est tout l'univers qui est en face – qui nous nourrit, qui nous donne à manger. Ce n'est pas nous qui prenons.

►  Pour l'eau aussi on chante un sûtra et après on donne une partie de l'eau de notre bol.

Y O : Ce qu'il y a derrière tout ça c'est la notion même d'interdépendance. Et si on mange avec cette notion d'interdépendance dans la tête, ça devient très profond.

b) Les différentes robes de l'Éveillé et des moines.

►  Est-ce qu'il y a des différences au niveau des robes (kesa) entre les différents maîtres ?

Y O : Déjà il y a trois robes de l'éveillé dès l'origine : la grande robe [dai.e大衣 ] faite de 9 à 25 pans, le dessus de robe [jô.e 上衣] fait de 7 pans et la robe moyenne [chû.e 中衣] faite de 5 pans.

P F : Chez nous, un kesa standard a 7 pans. Il y a le rakusu, le petit kesa à cinq bandes que les pratiquants du zen portent aujourd’hui autour du cou. Ensuite il y a des habits de cérémonie qu'on ne met pratiquement jamais sauf en de grandes occasions, et il y a le funzo.e sur lequel on coud des nuages.

Y O : Le funzo.e 糞掃衣 étymologiquement parlant, c'est exactement la même chose que kesa 袈裟 parce que kesa vient de kasâya qui est le nom de la couleur ocre puisque en Inde c'était ça. Et ce que vous faites est conforme à la tradition de l'époque de maître Dôgen. C'est après lui qu'ont été introduits dans la tradition du zen Sôtô beaucoup de kesa extrêmement décoratifs, jaunes, rouges, avec des motifs différents. En tout cas maître Dôgen interdisait ces vêtements décoratifs du fait que ce n'était pas conforme à la tradition.

P F : Nous, en fait, on est dans la lignée de Kôdô Sawaki (1880-1965) qui a retrouvé la formule du kesa de maître Dôgen.

►  Pour moi le bol à aumônes et la robe restent des objets chargés de sens. Et je vois que dans les rituels il y a une sorte de lien qui s'opère.

c) Travail et argent au Japon.

►  Moi je me pose une question : dans le bouddhisme zen au Japon est-ce que les moines travaillent comme c'était le cas en Chine alors qu'en Inde c'était interdit ?

Y O : Oui, tout à fait.

►  Cette pratique du travail a changé beaucoup de choses puisqu'ils n'avaient plus besoin de se déplacer pour demander leur nourriture.

Y O : Oui, c'est quelque chose qui fait la distinction entre la tradition bouddhique venue d'Inde et la tradition ch'an (zen). C'est notamment Hyakujô[1] (720-814)  qui a voulu introduire dans la règle du monastère ch'an ce qu'on appelle l'autarcie dans la vie des moines, c'est-à-dire le fait que les moines ne doivent pas dépendre de l'aumône : chaque monastère doit être autonome au niveau financier, au niveau de la nourriture. Donc il y a le jardin potager etc. C'est lui qui a dit « une journée sans travailler, une journée sans repas », quelque chose comme ça.

►  La tradition de mendicité (takuhatsu) perdure cependant dans les monastères zen japonais, c'est quelque chose que font les moines.

Y O : Oui simplement c'est quand même assez symbolique. Et c'est beau aussi. Mais maintenant les fidèles ne donnent plus de nourriture, c'est plutôt de l'argent.

►  Oui quand je suis allé dans un temple à Tokyo j'ai vu que les patrons donnaient de l'argent au roshi, et on m'a dit que dans les funérailles, les fidèles donnaient beaucoup d'argent : les roshi (ou les bonzes[2]) du Japon ce n'est pas comme les prêtres catholiques, ils sont beaucoup plus riches ! C'est incroyable même et presque révoltant.

Y O : Je suis tout à fait d'accord. Et ce qui est révoltant aussi, c'est que l'école Sôtô japonaise publie une revue tous les mois, et à la fin de la revue, il y a toujours une dizaine de pages consacrées aux montants que les fidèles ou les temples ont donné au siège principal avec le chiffre exact si c'est de l'argent ou bien par exemple « 50 boîtes de clémentines ».

P F : C'est presque l'achat des indulgences, là !

Y O : Exactement. Un autre exemple, au Japon on dit « Je suis bouddhiste » mais en réalité on ne pratique pas. Et c'est après le décès que le défunt reçoit le nom religieux qui s'appelle kaimyo (戒名) – vous, vous recevez votre nom de votre vivant parce que vous pratiquez – et les noms posthumes sont classés selon le montant ! Et ça se pratique tous les jours, c'est pour tout le monde. Et ce que je vais dire n'engage que moi-même, mais vraiment je souhaite un nouveau bouddhisme européen qui soit autre que le bouddhisme tel qu'il est pratiqué actuellement au Japon. Ce n'est plus du tout le bouddhisme de l'époque de maître Dôgen. Mais tout ça c'est un autre problème que celui qui nous occupe aujourd'hui, c'est celui du bouddhisme japonais, on en parlera le 1er juin avec Dominique.

►  Zen et autres écoles ?

Y O : C'est pareil.

►  Mais je pense qu'en France les responsables bouddhistes, ce n'est pas pareil, ils n'ont pas autant d'argent que ceux qui habitent au Japon.

d) Le kesa et le bol au Dojo Zen de Paris.

P F : Je reviens à la question 4. Ça a du sens pour nous tous les matins de revêtir le kesa, d'utiliser le bol, même si juste après on remet son costard pour aller bosser ou pointer pour un emploi, et qu'on va manger ensuite dans une assiette. Pour moi le sens que ça a, c'est de nous rappeler à l'essentiel, et à ne pas rester dupe de la comédie humaine. C'est-à-dire que le kesa qui est le vêtement le plus simple, c'est se rappeler qu'on peut être vêtu du kesa et qu'on ne fait pas la course à son image vestimentaire ou autre. Et utiliser le bol pour manger le riz, c'est dire qu'on peut avoir une attitude de consommation différente sans être à la recherche d'augmenter son périmètre de possession. Donc c'est tout une attitude qui n'a rien à voir avec le fonctionnement social dans lequel on baigne habituellement. Et du coup, si on pratique régulièrement, ça se reflète dans le fonctionnement de la sangha. Ainsi on accueille des gens qui n'ont pas les moyens de se payer du zazen ou une seshin, qui ont une sale gueule ou qui puent de la gueule, ce n'est pas grave : on les accueille dans la sangha quelle que soit leur image. Ce n'est pas un lieu d'exclusion, ce n'est pas un lieu de compétition, ce n'est pas un lieu où on a des relations de propriété. Et le point d'accroche de ça, c'est le bol et le kesa, on peut le voir ainsi.

Y O : Simplement moi ça me pose une question à propos du petit déjeuner ici en Europe, où le petit déjeuner consiste majoritairement en des morceaux de baguette, du beurre et de la confiture. Vous n'avez pas initialement l'habitude de prendre du genmai[3]. Or un bol c'est pour ces choses-là. Et très souvent dans les monastères ou les dôjôs il y a un double repas : d'abord on prend quelque chose comme du genmai et après un petit déjeuner normal. Est-ce tenable. ? Dans le christianisme on s'est posé ce genre de questions il y a une trentaine d'années : il y a le pain qui est le corps du Christ, le vin qui est le sang du Christ, mais en Asie c'est le riz qui correspond au pain et le saké qui correspond au vin. Alors, est-ce qu'on peut remplacer ? Et la réponse des théologiens a été finalement « non » parce qu'il y a tellement de symbolisme derrière le pain et le vin qu'on ne peut pas remplacer. Et donc je pose la même question à propos du bol parce que le bol forcément c'est pour genmai, on ne mange pas la baguette dedans.

P F : Le bol, on mange tout dedans. Quand on est en sesshin, on prend tous nos repas dans un bol. Par ailleurs le genmai ce n'est pas une recette unique. Deshimaru a inventé cette recette en mélangeant des choses dans le riz parce que c'était des macrobiotiques qui l'ont invité à le faire. Mais au Japon ils n'utilisent pas cette genmai-là, ils mangent du riz blanc et ils mettent des petites algues à côté etc. Ainsi on a adapté le contenu du bol déjà une fois, rien ne dit qu'il va rester stable. En revanche l'utilisation d'un objet comme le bol qui est finalement standard, avec le fait que chacun a le même, qui sert à tout, moi j'aime bien ce côté minimaliste, puisque c'est minimal et en même temps c'est suffisant.

Y O : D'accord.

►  Pour moi, à propos du moment où on prend la genmai, ce n'est pas seulement le fait de manger qui compte, mais c'est plus un moment de communion avec les autres, un moment de partage.

►  Et tout ça c'est à situer dans l'histoire. Le fait chez nous de manger du pain, du beurre… c'est très récent. Ainsi à l'époque Dôgen, dans les monastères cisterciens le petit déjeuner c'était un bol de soupe donc c'était très proche de ce que faisaient les Japonais à la même époque finalement.

 

L'an prochain

 

Patrick nous présente maintenant le fonctionnement des ateliers de l'an prochain.

P F : Cette année il y a eu huit séances à l'I E B et huit séances au DZP avec au total 7 textes du Shôbôgenzô. L'an prochain on passe un nouveau système, j'aimerais avoir votre avis :

1°) Il y aurait des cours de japonais : « Initiation à la langue japonaise d'aujourd'hui et de maître Dôgen ». C'est-à-dire que tous les kanji qu'on a déjà vus, on les retravaillerait avec la syntaxe. On prévoit de faire ça dans les locaux de l'IEB, au CIDEB près de la gare Montparnasse, une séance d'une heure tous les 15 jours, le lundi 19h – 20h.

2°) On continuerait de faire des ateliers Shôbôgenzô au CIDEB le vendredi 19h – 21h sur 16 séances avec la découverte toutes les deux ou trois séances d'un nouveau texte.

3°) Ici, au DZP, on continuerait à faire 8 séances Shôbôgenzô le samedi 14h 30 – 16h 30. Mais ce serait des séances orientées sur de l'approfondissement, des révisions, des questions-réponses, du partage de lecture. Il y aurait un ou deux textes, peut-être parmi ceux qu'on a déjà vus, par exemple le Genjôkôan. On reviendrait dessus tranquillement dans l'idée de faire davantage de liens avec la pratique qui se passe dans le dôjô, dans le but de s'approprier progressivement le texte en prenant le temps. Il n'y aurait pas seulement Yoko qui proposerait sa traduction et après on donnerait notre opinion, mais l'idée c'est qu'on ferait résonner différentes traductions et commentaires de maîtres zen. Il y a par exemple pas mal de maîtres qui ont commenté le Genjôkôan. Parmi nous il y a des disciples de différents maîtres, ce serait intéressant de voir ce qu'on peut mettre en résonance, et comment on se positionne soi-même.

Donc à l'IEB ça resterait plus intellectuel alors qu'au DZP ce serait plus partage et lien avec l'enseignement zen.

Y O : Pour l'initiation à la langue japonaise ancienne et moderne j'ai une méthode de 20 leçons que j'ai déjà enseignée, et qui a eu beaucoup de succès. Elle n'existe pas en librairie. Si beaucoup de personnes intéressées par l'initiation au japonais ne pouvaient pas venir le lundi soir, et s'il y avait assez de personnes pour le demander, on pourrait envisager une autre initiation au DZP.

P F : Je vais d'abord poser la question au conseil d'administration, si ça leur va de mettre des cours de japonais ici.

 

Notes :

[1] C’est à l’époque de Hyakujô Ekai 百丈懷海 (ch. Paichang Huaihai) (720-814) que sont apparus les premiers monastères Ch'an en Chine , avec leurs règles propres. C’est la naissance du samu qui est le travail pour la sangha : servir les autres, préparer la nourriture, nettoyer, cultiver le potager, etc.

[2] Par exemple aujourd'hui au Japon les moines zen font quelques années dans un monastère puis deviennent responsables d'un temple, ils ont une famille et en général le temple s'hérite de père en fils. Ils s'occupent principalement des rites funéraires qui sont devenus une spécialité de l'école zen, ainsi que de services sociaux ou éducatifs. Ceux qui ont des petits temples et qui ne sont pas assez riches travaillent à l'extérieur, ne s'occupant du temple et des cérémonies que le week-end.

[3] Le genmai est une soupe constituée de riz complet et de cinq légumes coupés menus, elle se mange après le zazen du matin.

 

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