Compte-rendu : Hatsu.u-début_02/02/2013
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Atelier Shobôgenzô au Dojo Zen de Paris du 02 février 2013
Animé par Yoko Orimo
LE BOL À AUMÔNES : 1ère séance
Hatsu.u / Ho.u 鉢盂
Ceci est la transcription de la majeure partie de la séance du 2 février. Les choix de transcription sont les mêmes que pour le compte-rendu précédent. Dans les 16 participants certains étaient présents aussi en janvier, certains venaient à l'atelier pour la 1ère fois, d'autres étaient venus au DZP en octobre-novembre et pas à l'IEB en décembre-janvier, etc..Le texte de référence est la traduction faite par Y. Orimo se trouve à disposition sur ce blog.Les tracés de kanji viennent du site : http://tangorin.com/kanji/
Le plan est le suivant : 1ère partie : introduction, en particulier réflexions sur plusieurs termes ; 2ème partie : lecture des paragraphes 1 et 2 ; 3ème partie : lecture des paragraphes 3 et 4 ; 4ème partie : court exposé de François Aubin peintre sur des tableaux japonais (sur les fichiers il n'y a qu'une reproduction, vous trouvez les autres à la fin de ce message.
Christiane Marmèche
Y O : Je suis très heureuse de commencer ce premier atelier du deuxième cycle qui se passe au Dojo Zen de Paris. Les séances précédentes étaient à l'Institut d'Études Bouddhiques.
Première partie : Présentation du nouveau texte.
1) Les deux prononciations du titre.
En février nous avons deux ateliers consacrés au texte Hatsu.u. Le titre original s'écrit 鉢盂 et il y a deux prononciations différentes de ce titre en japonais : hatsu.u (prononciation kan.on), et ho.u (prononciation go.on). Quand il y a un mot sino-japonais comme 鉢盂, il y a au moins deux prononciations on différentes. Il y a pour cela une raison historique et aussi une raison de convention, je vous expliquerai pourquoi après. Moi je préfère prononcer hatsu.u, mais il y a beaucoup de bouddhistes spécialistes japonais qui prononcent ho.u.
a) Origine du mot hatsu.u et autres mots qui désignent le bol à aumônes.
Le titre original hatsu.u 鉢盂, autrement prononcé ho.u, est la traduction littérale du mot original en sanscrit pâtra (en pâli patta) qui veut dire le bol à aumônes. Il existe également une transcription phonétique du même terme : hatara 鉢多羅 ainsi que la traduction libre : ôryôki 応量器. Ce dernier veut dire littéralement le « récipient [ki 器]correspondant [ô 応] à la mesure ou la pesée [ryô 量] ». Au terme sino-japonais ôryôki 応量器, on peut attribuer deux sens légèrement différents : (1) le récipient confectionné selon la mesure telle qu’elle a été établie par l’Éveillé lui-même ; (2) le récipient qui s’accommode à la mesure de chacun ou à la quantité de nourriture appropriée à chacun. Et ôryôki c'est la même chose que hatsu.u.
b) Les deux prononciations on.
Maintenant je donne donc un mot d'explication sur les prononciations kan.on 漢音 et go.on呉音.
Kan 漢 (simplifié en 汉) désigne la dynastie des Han en Chine (206 avant JC – 220 après JC environ) – on a aussi ce mot dans kanji 漢字, et kanbun 漢文 – et au Japon kan.on désigne la prononciation officielle et standard de tous les mots composés en provenance de la Chine.
Mais au sud de Chine, il y avait autrefois le royaume de Wu pendant la période des Trois Royaumes (225 - 280). Ce royaume avait une prononciation spéciale – un peu comme l'accent marseillais – qui s'appelle go.on. Or le bouddhisme et d'autres traditions ont été transmises au Japon par le biais de la Corée donc sont venues par le sud. Ainsi historiquement, chronologiquement, la prononciation go.on est antérieure à la prononciation kan.on au Japon. C'est pourquoi on considère souvent que la prononciation go.on est plus adaptée au bouddhisme (qui a été introduit aux alentours du VIe siècle au Japon). Ainsi les puristes préfèrent prononcer Ho.u et non Hatsu.u.
2°) Situation de Hatsu.u par rapport à la production du Shôbôgenzô
Ce texte Hatsu.u a été prononcé le troisième mois de l'an 1245. À l'époque maître Dôgen avait sa communauté installée au Daibutsu-ji 大仏寺 (le monastère du Grand Éveillé) qui deviendra en 1246 Eihei-ji 永平寺 (le temple de la Paix éternelle), c'est-à-dire le second et dernier monastère que le maître japonais a construit dans la province d'Echizen au nord de l'ancienne capitale Kyôto.
Je dis un mot sur le plan chronologique de cette production du Shôbôgenzô.
Je vous ai déjà signalé que le sommet de la production du Shôbôgenzô (qui correspond aussi au sommet de la pensée dôgénienne) est atteint dans les années 1242-1244. Pour la production du Shôbôgenzô on compte 50 textes dans ces trois années : 16 textes en 1242 ; 23 textes en 1243 ; 11 textes en 1244. Or du point de vue académique on compte 92 textes pour la totalité du recueil, donc cela fait plus que la moitié. Et à partir de 1245 maître Dôgen produit beaucoup moins de textes.
Par exemple, après l'exposé de Hatsu.u (le Bol à aumônes) il n'y a que cinq textes réalisés pour le Shôbôgenzô (sans compter les textes non datés). C'est très peu puisque que maître Dôgen s'éteint en 1253 à l'âge de 53 ans, donc il ne lui reste que huit années à vivre. Je vois deux raisons dans cette diminution soudaine de la rédaction du Shôbôgenzô. D'une part, comme je viens de le dire, le maître vient de s'installer dans le nouveau et dernier monastère Daibutsu-ji 大仏寺. Donc il voulait consacrer presque la totalité de son énergie à la formation de ses nouveaux disciples, et à la consolidation de sa nouvelle sangha (la nouvelle communauté). D'autre part quand on connaît vraiment chaque texte du Shôbôgenzô, on trouve le sommet de la réflexion dans les années 1242-1244 et j'ai l'impression que maître Dôgen avait dit tout ce qu'il avait à dire. En effet c'est un moine, ce n'est pas un écrivain ou un poète de métier. Donc il n'avait plus de raison de continuer à écrire.
P F : Est-ce que ce n'est pas aussi qu'il avait un autre format pour communiquer puisque le Eihei kôroku[1] date plutôt de ces années-là ?
Y O : Oui, moi je parlais surtout du Shôbôgenzô, mais on peut expliquer aussi de cette manière. De plus je n'ai pas dit qu'il avait arrêté le Shôbôgenzô puisqu'il continue jusqu'au dernier moment et qu'il dit à son premier disciple Ejô : « J'aurais voulu compiler le Shôbôgenzô avec 100 textes ». Il ne l'a pas fait mais en réalité on n'a rien perdu.
3°) Notre programme d'étude.
Comme il n'y a pas de complications sémantiques contrairement à Udonge que nous avons étudié en deux temps, en ce qui concerne Hatsu.u nous allons poursuivre à la fois la lecture et l'analyse. Et j'utiliserai comme d'habitude les questions posées dans le guide de travail (qui est sur le blog).
Hatsu.u est un texte de longueur moyenne. Il n'est pas trop difficile mais il est quand même très profond. Je pense que ce qu'il y a au centre de ce texte c'est le thème de la transmission juste.
Dans ma traduction vous trouvez une division en paragraphes. Mais c'est moi qui propose ces coupures, on peut très bien couper le texte autrement.
Globalement je le divise en trois parties :
– la première partie comprend les deux premiers paragraphes ;
– la deuxième partie comprend les deux paragraphes suivants qui sont assez longs ;
– la troisième partie comprend les quatre derniers paragraphes.
Le programme que je vous propose c'est de lire et analyser les deux premières parties aujourd'hui après l'apprentissage de quelques kanjis, et de répondre à la première question du guide de travail. Nous lirons la troisième partie avec les trois questions suivantes du guide de travail la prochaine fois (le 16 février).
4°) Les deux objets de la transmission.
Je vais maintenant parler de quelque chose qui intéresse notamment les pratiquants.
Le bol à aumônes est considéré comme l'un des deux objets principaux de la transmission pour les moines. Ces deux objets sont la robe et le bol, et ils sont réunis dans le terme e.hatsu 衣鉢. Pourquoi sont-ils considérés comme les deux objets principaux de la transmission ? Bernard ?
B : Parce que ce sont deux objets concrets que les moines utilisent tous les jours et ils en viennent à symboliser l'éveil qui est transmis.
Y O : Oui c'est déjà la moitié de la réponse. En effet le mot moine en japonais peut se dire biku 比丘,transcription phonétiquedu mot sanskrit bhikshu (bhikkhu en pâli). On pense en général que le sens étymologique de bhikkhu c'est « mendiant » car les disciples de l’Éveillé-Shâkyamuni n'avaient pas le droit de travailler ni de posséder quoi que ce soit. C'étaient des SDF, sans domicile fixe, sans demeure. Aujourd'hui on parle beaucoup des « moines sans demeure », ça vient de là.
Simplement, si on est SDF, comme minimum vital, il faut s'habiller donc il fallait la robe. Le bol à aumônes, lui aussi est indispensable parce que les moines du bouddhisme primitif n'avaient pas le droit de travailler, donc ils vivaient uniquement grâce à l'aumône : avec le bol ils recevaient la nourriture de la part des fidèles. Il y avait donc deux objets comme minimum vital. La robe de l’Éveillé [kesa 袈裟] et le bol à aumônes [hatsu.u 鉢盂] sont considérés comme les deux objets principaux de la transmission juste [shôden 正伝] de la Voie de l’Éveillé et sont appelés en langue sino-japonaise par un seul mot « e.hatsu 衣鉢».
Encore maintenant, dans le bouddhisme sino-japonais, quand on reçoit la Loi lors de la réception officielle, on dit « hériter la robe et le bol », c'est synonyme de shihô 嗣法(la réception de la Loi).
5°) La complexité du mot "moine".
Une petite digression maintenant car actuellement les pratiquants bouddhistes discutent sur le thème de l'authenticité du terme français "moine" pour désigner les "moines" bouddhistes.
On a vu que selon l'étymologie indienne bhikkhu veut dire mendiant. Mais le mot moine en français a pour lointaine étymologie[2] le mot grec monos qui veut dire « seul, un, unifié », donc le mot moine en français a plutôt la connotation de solitude (mais aussi d'unification ou d'unité) contrairement à l'étymologie indienne.
Le mot moine est utilisé aussi pour traduire le mot sino-japonais sô 僧, mais ce mot est une abréviation du terme plus long sanga 僧伽 qui est une transcription phonétique du terme sanskrit sangha qui veut dire la communauté. Souvent on prend seulement le premier kanji. Donc quand on prononce sô en japonais ou en chinois, ce mot désigne à la fois le moine individuel et la communauté tout entière. Autrement dit, le moine, tel qu'on l'entend dans la langue sino-japonaise, est un homme qui appartient à la sangha (à la communauté).
Et quand vous prononcez le mot moine en français à propos du moine bouddhiste en réalité vous êtes à la croisée de trois champs sémantiques :
– le champ sémantique indien où moine correspond à bhikkhu c'est-à-dire mendiant ;
– le champ sémantique gréco-latin où moine correspond à la solitude, à l'unification, à l'unité ;
– le champ sémantique sino-japonais où moine correspond à un homme de sangha.
6°) Étude et écriture de kanji : hatsu.u ; koromo/e ; kesa
On reprend maintenant les kanji
a) Hatsu.u 鉢盂.
Hatsu 鉢(le bol ou le pot) est un idéogramme composé dont la clé 金 désigne du métal, c'est un idéogramme qui représente une paillette d'or. Je pense qu'autrefois en Chine le bol (ou le pot) était fait de métal. Et la partie corps de ce kanji donne le son hatsu (ou ho), en fait ce kanji tout seul veut dire le livre, mais il ne faut pas faire attention au sens car cela donne seulement le son.
U 盂est un idéogramme composé : la clé 皿 représente une assiette creuse et le corps (le haut du kanji) c'est le couvercle. Donc là aussi ça représente un récipient.
Ainsi hatsu et u représentent grosso modo des récipients.
b) Koromo/e 衣 et kesa 袈裟(迦沙).
Le premier terme de ehatsu 衣鉢,à savoir衣 [koromo/e] (lectures kun et on) désigne la robe [Yoko dessine une tête avec le haut du corps d'un pratiquant vêtu d'un kimono] : vous voyez que le kanji correspond au haut du kimono du pratiquant. La clé衤 désigne le vêtement.
La robe se dit également kesa 袈裟 (迦沙) (Skr. kāsāya ; Pali kasāya) en réalité vous connaissez déjà la clé des deux caractères, elle se trouve en bas : c'est 衣 le koromo. La partie haute de ke 袈 qui est le corps du caractère 加 donne seulement le son. La partie haute de sa 沙 a pour clé l'eau.
Deuxième partie : Paragraphes 1 et 2
Paragraphe 1.
« Transmisavec justesse depuis l’au-delà des sept éveillés du passé aux sept éveillés du passé. Transmis avec justesse depuis le sein des sept éveillés du passé aux sept éveillés du passé. Transmis avec justesse de la totalitédes sept éveillés du passé à la totalité des sept éveillés du passé. Transmis avec justesse depuis les sept éveillés du passé à vingt-huit générations successives. Le vingt-huitième patriarche (indien), le haut patriarche Bodhidharma en personne, se rendit en Chine et le transmit avec justesse au deuxième patriarche (chinois), le grand patriarche et grand maître Shôshû Fukaku (Jinkô Eka). Transmis à six générations successives, il atteignit Sôkei (Daikan Enô), soit au total cinquante et une générations dans l’est et l’ouest. Voilà la vraie Loi, Trésor de l’Œil, le cœur sublime du Nirvâna ; voilà la robe de l’Éveillé et le bol à aumônes. Tous ensemble, l’éveillé d’avant a gardé et maintenu la transmission juste qu’il avait reçue de son éveillé d’avant. C’est ainsi que la transmission juste s’est effectuée d’éveillé à éveillé, de patriarche à patriarche. »
Y O : Il y aura un petit cadeau à la fin de la séance puisque François qui est peintre professionnel reconnu, va faire un petit exposé avec une belle reproduction d'un tableau qui représente Jinkô Eka dont il est question dans ce paragraphe : il est devant Bodhidharma avec le bras coupé.
► Moi je suis surprise par « au-delà » à la première ligne parce que je verrais plutôt « en deçà » à savoir ce qu'il y a avant, car « au-delà » c'est plutôt ce qu'il y a après.
► L'emploi du mot « au-delà » comme celui du mot « en deçà » dépend du point de vue. Si on se retourne vers le passé on peut très bien utiliser le mot « au-delà » pour désigner le passé, mais si on a le dos tourné au passé comme c'est naturel parce qu'on regarde le futur, alors c'est « en deçà ».
Y O : C'est plutôt dans ce sens-là, il s'agit de l'époque antérieure. Donc c'est « en deçà ».
a) Les éveillés, les patriarches énumérés.
F M : Les sept éveillés du passé est-ce le bouddha actuel plus les bouddhas qui l'ont précédé ?
Y O : Oui et non : comme dans Udonge ce sont des éveillés (des bouddhas) mythiques.
F M : Donc ce sont ceux qu'il y a dans les Jâtaka (les 6 Bouddhas du passé qui sont nommés dans le Dîgha Nikâya II, 2-9).
Y O : C'est ça.
F M : « Transmis en deçà des sept éveillés du passé » ça signifie que la transmission existe avant toute effectuation de la transmission, elle est originelle.
Y O : C'est ça.
F M : Après on a la question du sein et de la totalité. Là on retrouve le corps et l'esprit, la totalité vitale d'un être, on est dans une reprise qui précise la profondeur par rapport à la surface. Ensuite on est dans les 28 générations successives c'est-à-dire les générations de transmission indienne. Puis on est dans les transmissions chinoises.
C M : Dans la traduction on a « soit au total 51 générations ». Or si je fais le total de ce qui est dit précédemment, je n'obtiens pas 51. Est-ce que c'est Dôgen qui serait le 51e patriarche ?
Y O : Sur le plan historique, il y a d'abord 28 patriarches indiens (Bodhidharma est le dernier), puis 23 générations en Chine jusqu'à Tendô Nyojô (il y a d'abord les 6 patriarches chinois avec en premier Bodhidharma) – Bodhidharma est donc compté deux fois – soit au total 50 générations. Avec le total de 51 générations on va jusqu'à maître Dôgen.
C M : Ce qui reste donc comme problème c'est le "soit" de la traduction : « soit au total ».
Y O : Oui, je vais voir.
► Est-ce que ce n'est pas un peu étonnant de ne pas parler du tout de Shâkyamuni. En Occident on a un peu tendance à faire tout partir de lui alors que son rôle ici est complètement effacé.
Y O : Quand on parle des 7 éveillés du passé, le 7ème c'est Shâkyamuni. Et il est à double dimension : à la fois il y a la dimension atemporelle de l'existence de Shâkyamuni qui est le fondateur de la Voie et aussi il y a la dimension historique. Donc il est là dans le texte puisqu'il est le septième éveillé du passé, simplement il n'est pas nommé. De fait, il est tout à fait fondamental.
b) La transmission juste.
► Dans le texte il y a une insistance sur la justesse, c'est répété à de nombreuses reprises.
Y O : C'est tout à fait juste et ceci est capital. Le mot "transmission juste" c'est shôden 正伝, terme qui revient 7 fois, avec un autre mot en japonais une fois tsutaware つたはれ, donc au total il y a 8 fois le verbe transmettre. Shôden peut se traduire par le substantif « transmission juste » ou bien par le groupe verbal « transmettre avec justesse ». On connaît déjà le premier caractère shô 正 qui veut dire « juste, vrai, authentique ». Le caractère 伝 den qui veut dire « transmettre » ou « la transmission » est une forme simplifiée. La forme initiale complète c'est 傳 : la clé 亻 désigne l'homme ; et on a déjà vu le corps dans ten 轉 de tenbôrin 轉法輪 (la rotation de la Roue de la Loi), c'est un fuseau. Ainsi le kanji 傳 désigne l'homme avec un fuseau, donc l'homme qui tourne : et transmettre, étymologiquement parlant, c'est ça.
Ici le terme se répète 7 fois. Et dans la phrase « Voilà la robe de l’Éveillé et le bol à aumônes », il s'agit de la transmission juste depuis l'origine du bouddhisme puisque que la robe et le bol étaient les deux objets indispensables à la survie des moines qui étaient bhikkhu donc mendiants.
c) « La Vraie Loi, trésor de l'Œil »
► On trouve l'expression « la Vraie Loi, trésor de l'Œil ».
Y O : Oui, c'est le terme shôbôgenzô. Et dans la phrase : « Voilà la vraie Loi, Trésor de l’Œil, le cœur sublime du Nirvâna ; voilà la robe de l’Éveillé et le bol à aumônes », l'expression shôbôgenzô est mise en apposition avec « la robe de l'Éveillé et le bol à aumônes » c'est-à-dire que les deux sont mis à égalité puisqu'il s'agit de la transmission juste.
d) Une remarque syntaxique importante.
On n'a pas encore dit la chose la plus importante. Dans la note numéro 1 j'ai indiqué un mot : sunawachi すなはち en japonais. Kazuko, qu'est-ce que ça veut dire ?
K : Ça veut dire « autrement dit »…
Y O : C'est ce mot que moi je traduis par « voilà » mais on peut très bien traduire par « c'est-à-dire » ou « ce n'est autre que »…
Et regardez bien, il y a quelque chose de très profond du point de vue syntaxique.
C M : Le sujet grammatical de toutes les premières lignes est absent.
Y O : Oui, jusqu'à « voilà » il n'y a pas de sujet grammatical, et pas d'objet grammatical non plus. Syntaxiquement parlant, dans la langue sino-japonaise, il est tout à fait possible de construire des phrases sans sujet ni objet. En français qui est une langue extrêmement rationnelle et précise, ce n'est pas possible. Pour moi, au niveau grammatical, l'auteur a omis le sujet et l'objet dans la première moitié de ce paragraphe et, toc, il y a le mot « voilà » (« c'est-à-dire que », « ce n'est autre que »), et il identifie la description de la transmission linéaire et historique au bol et à la robe d'une part, et à shôbôgenzô d'autre part, où shôbôgenzô (la vraie loi, trésor de l'œil) est le mot le plus important. Qu'est-ce que ça veut dire ? Ce qui est magnifique dans le Shôbôgenzô c'est que maître Dôgen n'explique jamais ce qu'il veut dire : c'est à la fois manifeste et caché. Aurélien ?
Au : Ça donne l'impression que quand Dôgen dit « Voilà la vraie Loi » c'est que la vraie Loi n'est pas quelque chose, c'est le mouvement-même de la transmission qui est la vraie Loi. Et ce mouvement a l'apparence par exemple (mais pas forcément uniquement) d'un bol et d'une robe qui sont la façon dont ça se manifeste.
Y O : Oui, ce qui est important c'est ça : la transmission juste (qui n'est autre que le shôbôgenzô) est avant tout le mouvement qui va de génération en génération d'une façon ininterrompue et sans distinction de sujet et d'objet. C'est-à-dire que dans le texte maître Dôgen ne dit pas : « C'est l'éveillé (ou le patriarche) qui a transmis le bol et la robe » comme si le bol et la robe en tant que les deux objets principaux de la transmission juste, existaient avant même ce fait-là.
P F : Le bol et la robe existaient avant même le fait de la transmission ?
Y O : Non, c'est l'inverse puisque la robe et le bol ont été portés par les éveillés et les patriarches, et vice versa : le bol et la robe ont porté les éveillés et les patriarches. Il n'y a ni sujet ni objet, c'est concomitant. Il y a le rapport d'égalité. Et ce mouvement-là est précisément shôden (la transmission juste). Et avant même ce fait de la transmission juste il est hors de question de dire : «au départ il y a les deux objets principaux de la transmission ».
De même un texte littéraire ne peut pas exister comme tel en dehors de son "efficacité", donc en dehors de ce mouvement de la transmission. C'est dans l'ensemble en mouvement qu'on peut attester et distinguer l'authenticité de la transmission.
► Il y a bien ce mouvement mais à la fin du paragraphe on voit que « l'éveillé d'avant a gardé et maintenu la transmission juste qu’il avait reçue de son éveillé d’avant » Ça veut dire qu'il y a une actualisation.
Y O : Bien sûr, la transmission juste c'est toujours la question d'aujourd'hui, l'actualisation.
F M : Mais ce qui est maintenu c'est le processus, ce n'est pas un effet, ce n'est pas un objet : c'est le processus de transmission dans sa justesse, ce n'est pas un effet particulier ou un objet particulier.
Paragraphe 2.
« Cependant, les expressions varient chez chacun de ceux qui étudient les éveillés et les patriarches avec la peau, la chair, les os et la moelle ainsi qu’avec le poing et la prunelle de l’Œil. Je veux dire que, ou bienil en y a qui étudient, tenant le bol à aumônes pour le corps et le cœur des éveillés et des patriarches. Ou bien, il y en a qui étudient, tenant le bol à aumônes pour le bol de riz des éveillés et des patriarches. Ou bien, il y en a qui étudient, tenant le bol à aumônes pour la prunelle de l’Œil des éveillés et des patriarches. Ou bien, il y en a qui étudient, tenant le bol à aumônes pour la claire Lumière des éveillés et des patriarches. Ou bien, il y en a qui étudient, tenant le bol à aumônes pour le vrai corps des éveillés et des patriarches. Ou bien, il y en a qui étudient, tenant le bol à aumônes pour la vraie Loi, Trésor de l’Œil, le cœur sublime du Nirvâna des éveillés et des patriarches. Ou bien, il y en a qui étudient, tenant le bol à aumônes pour l’endroit où se libère le corps[3]des éveillés et des patriarches. Ou bien, il y en a qui étudient, tenant les éveillés et les patriarches pour le bord et le fond du bol à aumônes. Bien que l’enseignement essentiel de chacune des études de ces gens-là puisse prendre part à la parole obtenue[4], il existe encore l’étude allant au-delà. »
Quand on fait l'étude littéraire du point de vue synchronique, il est utile de faire attention à des mots qui se répètent. Tout à l'heure c'était le cas de shôden (la transmission juste) : donc ce qui était au centre c'était la transmission juste. Dans ce paragraphe, quel est le mot qui se répète ?
► « Ou bien ».
Y O : En japonais ça se lit aruiwa あるいは. Et ça se traduit par « ou bien », « autrement dit ».
► Donc il n'y a pas de hiérarchie.
Y O : Oui c'est très important : il n'y a pas de hiérarchie, tout est à égalité comme s'il y avait une multitude de personnes à égalité : « ou bien… ou bien… »
► Sauf à la fin : « Bien que… il existe encore l'étude… » Là on est dans une rupture par rapport aux « ou bien » puisque ça commence par « bien que ».
Y O : Tout à fait, il y a un saut qualitatif à faire. On va clarifier les choses après.
Au : Dans le début du paragraphe on a des métaphores et des identifications : « le bol c'est comme… », et à la fin il s'agit, semble-t-il, de sortir de ces identifications pour dire autre chose qui sera d'un autre ordre. Il ne s'agit pas d'avoir une autre méthode. On passe à un autre registre.
Y O : Tout à fait. Et on peut aller encore plus loin d'ailleurs.
F M : Il me semble qu'il y a un changement progressif. Si on compte, dans le premier paragraphe, avant d'arriver à « la vraie Loi, trésor de l'Œil » on a six répétitions ; dans notre paragraphe, si on compte six répétitions on aboutit à « la vraie Loi, trésor de l'Œil ». Et après il y a deux choses qui sont effectivement en décalage, les deux « ou bien » qui précède le « bien que » car le « pour » disparaît. Il y a « le corps des éveillés et des patriarches », il y a l'histoire d'endroit qui est une nouveauté, il y a d'ailleurs une note intéressante là-dessus car on est dans un tournant par rapport au reste. Et puis après il y a équivalence du bord et du fond, on est dans une sorte de généralisation de l'absence d'importance de ce qui est désigné : avant on avait "le corps", "la lumière" etc., on en est à une absence de désignation précise.
Y O : Peut-être. Et toi Michel qui es un grand philosophe ?
M B : Moi j'ai juste une petite remarque : dans toutes les phrases on tient le bol à aumônes pour quelque chose, et dans la toute dernière phrase c'est le contraire : on tient les éveillés et les patriarches pour le fond du bol à aumônes, donc on a inversé le rapport.
Y O : Oui, c'était assez manifeste dans le premier paragraphe, ce rapport réflexif et réciproque. Mais il y a quelque chose de plus profond qui rejoint ce que tu as signalé, Michel, quand tu parlais de Heidegger l'autre jour. Je dis d'abord un mot pour susciter ta réflexion. Le bol à aumônes est un objet extrêmement important pour la transmission juste. Mais déjà, même s'il ne s'agit pas d'un objet précieux comme le bol à aumônes pour les bhikkhu (les moines-mendiants), on ne saurait jamais décrire un objet (par exemple un morceau de sucre ou ce stylo qui est là) en répétant une multitude de détails très précis (par exemple pour ce stylo on dira ou bien qu'il est long, ou bien qu'il écrit, ou bien qu'il a été fabriqué à tel ou tel endroit...), à plus forte raison s'il s'agit du bol à aumônes qui est un précieux objet de la transmission juste, et à plus forte raison s'il s'agit d'un être humain, d'une personne. Par exemple pour décrire Patrick on peut dire ou bien qu'il est un homme, ou bien qu'il a tel et tel diplôme… Philosophiquement parlant ça s'appelle la totalité non-catégorisable.
M B : Ce que tu as dit sur Patrick est intéressant. En même temps, la tendance actuelle de la philosophie occidentale ce serait de chercher l'essence de Patrick, car Patrick n'est pas seulement tous ces accidents (il n'est pas seulement un être humain français, un homme avec tel diplôme…). Il a une essence, quelque chose qui lui est absolument propre, unique, qui le distingue de tout le reste et qui, en fait, contient tout le reste. C'est son fondement, son essence. Mais justement dans le bouddhisme il n'est pas du tout question de cela. Ce qui va au-delà de toutes les caractérisations de Patrick, ce n'est pas une essence, quelque chose de plus profond que toutes les caractérisations extérieures, c'est la momentanéité de sa présence, c'est cet éclat qu'on aperçoit immédiatement quand on le voit et qui fait qu'il ne ressemble à aucun autre. Je pense qu'il y a aussi ça.
Y O : Maître Dôgen répond un peu autrement mais les deux ne se contredisent pas.
F M : Est-ce une momentanéité ou une singularité ? Parce que dans le bouddhisme, je pense, il n'y a de présence (de croisement de dharmas comme ils disent) que pour un événement parfaitement singulier. En effet dans le texte après il y a une question d'éternité que je critiquerai car je pense qu'il n'y a pas plus d'éternité que d'essence dans le bouddhisme.
Y O : Oui… Marianne vous vouliez dire quelque chose ?
Ma : Oui. J'ai sans doute mal compris, mais je pense qu'en fait, d'après le bouddhisme, tous les êtres ont la nature de bouddha, et sont bouddhas, et donc aussi bien ce feutre que Patrick, contient aussi les éveillés et les patriarches… et le bol ou toute chose. Tout être est bouddha.
Y O : Oui, mais je pense que les deux (ce que Michel dit et ce que vous dites) ne se contredisent pas, que les deux sont compatibles.
M B : Ici le bol revient sans cesse. On peut considérer simplement ce bol, la perception qu'on a de ce bol, la singularité extraordinaire de la présence de ce bol, et à travers cette simple perception, ça suffit à faire disparaître la distinction habituelle entre le percevant et le perçu, et atteindre ainsi le moment de l'éveil à travers la simple appréhension de la singularité de ce bol.
P F : Ce serait ce que veut dire Marianne en se plaçant du point de vue de celui qui reçoit l'image de l'autre. Par exemple celui qui reçoit l'image du feutre peut se dire : « Tiens, ce feutre a la capacité à m'éveiller moi comme si c'était bouddha que j'avais en face de moi. Il a la puissance de bouddha dans la réception que j'en ai. »
M B : En tout cas je ne sais pas s'il est bouddha, mais il est bouddhéisant.
Y O : Tout ça c'est un sujet de discussion extrêmement intéressant et important. Simplement je voudrais avancer, donc je voudrais donner la parole à maître Dôgen puisque, selon maître Dôgen, il y a l'étude qui va au-delà de ça. Et si je ne me trompe, chez lui, c'est vraiment la poésie et l'art. C'est-à-dire que la poésie dit d'un seul mot, d'emblée, cette nature de bouddha qui est dedans peut-être singulièrement et momentanément. On va lire un petit passage de Baika (Fleurs de prunier) (dans le tome 2 des Traductions intégrales). Ce n'est pas long et c'est un passage que je ne me lasse jamais de méditer, que je cite très souvent. Et même maître Dôgen le dit essentiel.
« Pour peindre le printemps, il ne faut pas peindre les saules, les pruniers rouges, les pêchers, les pruniers verts. Peignez juste le printemps. Peindre les saules, les pruniers rouges, les pêchers et les pruniers verts, ce n'est que peindre les saules, les pruniers rouges, les pêchers et les pruniers verts, ce n'est pas encore peindre le printemps. Le printemps n'est pas à ne pas peindre et pourtant hormis mon ancien maître, ancien éveillé, entre le ciel de l'Ouest et la terre de l'Est, nul n'a su peindre le printemps. Seul mon ancien maître, ancien éveillé, est la pointe du pinceau capable de peindre le printemps. »
C'est-à-dire que le métier (au sens noble du terme) de peintre ou de poète, c'est de peindre le printemps et non pas des détails, c'est de peindre la totalité d'emblée. Et 1°) par exemple dans le portrait d'une jeune fille peint par Vermeer, elle est infiniment plus présente, infiniment plus réelle sans doute que la jeune fille existante ; et 2°) il y a un rapport intrinsèque entre l'art (la poésie aussi) et le bouddhisme (notamment le zen). Pour la pensée zen l'art n'est jamais une chose décorative. Ce n'est pas la question simplement de la beauté, mais il y a le fond conceptuel extrêmement profond. C'est là-dessus sans doute que maître Dôgen rejoint Heidegger.
M B : Tu fais allusion à ce dont on a parlé l'autre jour : l'analyse de l'œuvre d'art que fait Heidegger. Il s'agit d'un texte très connu de Heidegger dans lequel il décrit le tableau des souliers de Van Gogh. Il écrit que justement la différence entre des souliers réels et les souliers de Van Gogh c'est que les souliers réels ce sont des chaussures à utiliser c'est-à-dire des "étants", des objets manipulables, utilisables, alors que le tableau des souliers de Van Gogh manifeste l'être du soulier, il manifeste qu' « il est » et non pas qu'il peut s'utiliser, il manifeste simplement l'éclat de son être.
Y O : Ça rejoint un peu ce que Marianne a souligné tout à l'heure, la nature de bouddha, si c'est dans un contexte bouddhique… l'éveil.
[Le texte de Heidegger se trouve dans le message intitulé "Peindre le printemps, "Les souliers" de VanGogh, vous le trouvez dans les tags peinture et philosophie]
Troisième partie : Paragraphes 3 et 4
Paragraphe 3.
Le contexte change, c'est une scène très vivante.
« La première année de l’ère Hôkyô (Baoqing)sous la grande dynastie des Song, le jour où mon ancien maître, l’ancien éveillé Tendô (Nyojô), s’installa au mont Tendô, il monta en chaire et dit : « Si je me souviens bien, un moine demanda à Hyakujô (Ekai) : “Quel est l’événement inouï?” Hyakujô dit : “Le Grand Pic vaillant[5]est assis tout seul ! Même la grande assemblée ne saurait le faire bouger. Pour l’instant, laissons ce gaillard se tuer lui-même par son assise.” Aujourd’hui, soudain, une personne me demande à moi, Jô (Tendô Nyojô) monté en chaire : “Quel est l’événement inouï ?” Je lui réponds tout simplement : “Il y a un événement tout à fait inouï. Finalement, lequel ? Le bol à aumônes du temple Jôji[6]prend le repas, le voici transporté au mont Tendô!” » »
Y O : Le mot inouï est répété 3 fois dans ce paragraphe et 7 fois dans le paragraphe suivant, soit 10 fois au total. Ce mot c'est kitoku 奇特. Avant je le traduisais par "extraordinaire" et j'ai changé en mettant "inouï". Le premier kanji ki 奇 un idéogramme qui représente un tissu tissé de fils extrêmement fins, donc le sens étymologique c'est « rarissime ». Le deuxième kanji toku (doku) 特 est un idéogramme composé dont la clé 牛 représente un bœuf et dont le corps 寺, on l'a vu à propos du temple, représente quatre membres (les mains et les pieds) donc étymologiquement il désigne « accueillir, servir, attendre » : ce kanji toku 特 représente un bœuf qui reste en position d'attente et qui se détache du troupeau, d'où le sens de « sans pareil, spécial, extraordinaire ». Donc kitoku 奇特 est composé de deux mots qui disent « rarissime, sans pareil » c'est pourquoi je traduis par inouï, mais extraordinaire va aussi.
Par ailleurs je vous signale une chose importante : la première ligne de ce paragraphe mentionne la 1ère année de l'ère Hôkyô. Il s'agit de l'année 1225 où maître Dôgen a rencontré le maître de sa vie, Nyojô. Pourquoi est-ce qu'il commence par cette mention de l'année ? On va le voir. François ?
F C : Ça tourne autour de l'événement inouï assimilé à l'éveil. Ce qui est étonnant c'est à la fin du texte : le bol à aumônes prend le repas, il y a une sorte d'inversion, de retournement.
Y O : Oui j'ai d'ailleurs posé la question dans le guide de travail : « Commentez ces mots de maître Nyojô : « Il y a un événement tout à fait inouï. Finalement, lequel ? Le bol à aumônes du temple Jôji prend le repas, le voici transporté au mont Tendô ! » ».
► Là encore c'est la transmission elle-même qui s'effectue en dehors des sujets.
Y O : Oui, c'est la transmission elle-même qui se transmet, en dehors de ce rapport figé du sujet et de l'objet. On peut encore aller plus loin pour expliquer pourquoi c'est extraordinaire (inouï).
Au : Il s'agit d'une transformation totale du regard. Le regard ordinaire prend les choses pour des ustensiles, par exemple les sabots. Ici l'objet ne change pas mais tout d'un coup cesse d'être l’objet décrit dans le paragraphe précédent avec toutes ses fonctions. Il devient d'une certaine façon sujet. Et finalement dans le texte le bol n'est plus ni sujet ni objet, il est tel quel. Le bol est le bol.
Y O : Oui, c'est comme Michel l'a signalé tout à l'heure à propos des sabots de Van Gogh. Dans ce texte il y a encore autre chose.
F M : À propos de la phrase « Hyakujô dit… » on découvre dans la note 9 que le Grand Pic vaillant c'est Hyakujô : on est dans une superposition du personnage vivant et du paysage. Et là Dôgen définit un peu le zen : quand il dit « Laissons ce gaillard se tuer lui-même par son assise», c'est une bonne définition de zazen, se tuer soi-même ! Et en même temps le Pic est assis tout seul, et ce Pic c'est aussi le grand maître, on est donc également dans une superposition de personne et d'objet. Et le bol à aumônes reprend le Pic, et le mont Tendô reprend le grand Pic vaillant : là on est dans une réflexion sur la pérégrination, sur le fait de changer de lieu et de transmettre. Le temple Jôji lui-même a reçu une transmission dans un lieu et la transmet ailleurs, et le bol à aumônes se transmet lui aussi d'un lieu à un autre. On est donc dans un processus de transmission et dans un processus de pérégrination.
Y O : Oui et, comme quelqu'un l'a remarqué tout début, il y a une sorte de dimension atemporelle. Je vous signale que Hyakujô qui est un maître, habitait au mont Hyakujô, et Nyojô était l'abbé du mont Tendô, or il y a quatre siècles et demi entre les deux : Hyakujô est né en 720 et mort en 814 ; maître Nyojô est né en 1163 et mort en 1228. Et lorsqu'il y a cette transmission juste qui se transmet d'elle-même, d'emblée cette transmission juste franchit à la fois le temps et l'espace. Et le bol mange comme s'il était le sujet car il y a l'évanouissement du sujet apparent, à savoir un gaillard qui meurt par l'assise, et c'est le bol à aumône qui mange. Michel ?
M B : Je vais continuer à approfondir ce qu'a dit Aurélien : en fait il n'y a même plus à considérer que c'est le bol qui est devenu sujet, car ce serait encore constater qu'il y a une différence, par exemple entre le bol et… mais c'est l'inversion même du rôle du sujet qui permet d'abolir les catégories.
► Est-ce que ça signifie que le bol n'existe plus tout en existant ?
M B : Ce qui a surtout disparu c'est le "je", la personne.
Y O : Vous n'avez pas encore remarqué un autre mot important : « aujourd'hui ». L'événement se produit aujourd'hui et ça fait écho au début du texte qui consistait en la description historique et linéaire de la transmission. Mais cette transmission, justement aujourd'hui, se réalise comme présence. Ce mot aujourd'hui très important, avec aussi cette mention de se tuer soi-même : il y a l'évanouissement du sujet par la sesshin, on meurt à soi.
Un petit mot là-dessus. Il y a 20 ans je suis allée à Eihei-ji 永平寺 le temple fondé en 1244 par maître Dôgen. Il y avait 7 heures de zazen par jour pendant 3 jours, et vraiment j'avais l'impression de mourir, c'était extrêmement dur, surtout pour moi qui n'ai pas l'habitude de faire zazen. Ce fut réellement une expérience mystique. J'ai fait ça parce que c'était le moment où je voulais vraiment m'engager dans ce travail. Il fallait donc que j'aille à Eihei-ji et que je fasse zazen. Mais je veux signaler deux choses : d'une part les repas étaient très bien servis, on était très bien nourris et on a été très bien accueillis par les moines d'Eihei-ji ; d'autre part au Japon, je suis aussi allée voir mes parents et mes amis, et tous les jours c'était une fête très sympathique, mais 20 ans après, ce qui reste comme souvenir qui a une réalité profonde, une consistance, ce sont ces trois jours où j'ai pleuré de souffrance, tellement je n'avais plus la sensation des pieds et des jambes. Donc qu'est-ce qui est vraiment réel, consistant, et qu'est-ce qui est vraiment le bonheur : à la limite on ne sait pas.
Paragraphe 4.
« Sachez-le, il faut réserver l’événement inouïà la personne inouïe ; il faut utiliser l’ustensile inouï pour l’événement inouï. Cela n’est autre que le moment favorable pour l’événement inouï. S’il en est ainsi, l’endroit où se réalise comme présence l’événement inouï n’est autre que le bol à aumônes inouï. Telle est la norme mystérieuse[7]de la Voie de l’Éveillé selon laquelle les quatre dieux protecteurs des cieux[8]gardent et protègent (le bol à aumônes) et la multitude des rois dragons le défend et le protège. Ainsi en font-ils présent aux éveillés et aux patriarches avec vénération, et ils l’héritent des éveillés et des patriarches[9]. »
Y O : Juste un mot sur la traduction : vous lisez vers le début « le moment favorable pour l'événement inouï » j'ai vérifié et c'est plutôt « le moment favorable inouï », je crois que c'est moi qui ai ajouté « pour l'événement ».
Donc avec le mot inouï il y a : l'événement inouï, la personne inouïe, l'ustensile inouï, le moment favorable inouï. Ça touche, je crois, quelque chose d'essentiel à propos de la transmission juste.
F A : Dans la première ligne Dôgen marque qu'il faut réserver l'événement inouï à la personne inouïe ; est ce que ça ne renvoie pas au texte : « Seul un éveillé avec un autre éveillé » (Yuibutsu yobutsu) ? Est-ce que ça ne renvoie pas à la même chose ?
Y O : Oui, aussi. Mais dans cet autre texte c'est de l'éveillé à l'éveillé, donc de la personne à la personne. Ici c'est l'événement, la personne, l'ustensile, le moment favorable. Il y a quelque chose de constant dans l'idée, mais tout de même un peu différent.
M B : Plus ça va et plus je lis ce texte, et plus je me dis que ça ne s'adresse pas du tout à un disciple, ça s'adresse vraiment à un collègue, à un autre éveillé qui a des problèmes pour transmettre : comment faire pour transmettre ? Je pense que pour un disciple standard ça ne doit lui donner qu'une idée lointaine. C'est une question presque technique de transmission de l'enseignement d'éveillé en éveillé.
Y O : Je crois que ce que tu dis est très important. C'est ce qui distingue pour les connaisseurs le Shôbôgenzô comme tel et le Shôbôgenzô Zuimonki qui a été écrit par Ejô à partir des notes qu'il avait recueillies. Ce dernier a été écrit pour les disciples tandis que ce qui est magnifique dans le Shôbôgenzô, c'est que maître Dôgen ne prend pas l'interlocuteur (le lecteur, l'assemblée…) comme quelqu'un d'inférieur à lui, comme un disciple en l'occurrence, mais il le considère à égalité, d'éveillé à éveillé.
F A : La transmission est très improbable. Il faut des conditions tout à fait inattendues pour que la transmission puisse se produire. Normalement elle ne se produit pas.
Y O : Oui, elle est inouïe. C'est pour cela que ce mot inouï est bon. Et cela on va le creuser. Et, petite remarque – mais moi je suis un peu en dehors de tout ça – souvent quand même ce côté inouï de la transmission est ordinairement oublié.
P F : C'est un peu mécanique.
Y O : Pire ! C'est administratif, dans les formalités. C'est tout à fait autre chose que ce que maître Dôgen dit ici. C'est très beau justement ce qu'il dit comme étant l'essence même de la transmission juste, tout ce qui a été souligné au début de ce texte.
Ma : Je crois que la transmission dont il s'agit dans ce texte entre autre n'est pas la transmission officielle telle qu'elle s'entend actuellement, c'est une transmission qui se fait de personne à personne, pendant zazen peut-être mais pas nécessairement, et donc je ne serais pas trop d'accord pour considérer qu'ici il s'agit d'un mode d'emploi concernant la transmission de collègue à collègue. En effet c'est comme ça que ça se transmet : c'est la coïncidence qui arrive à un certain moment de la rencontre entre deux personnes. Et là quand il décrit cette coïncidence, il n'est pas en train de dire : « Voilà comment il faut faire pour que », il est en train de dire « Voilà ce qui se passe ». Le "il faut" ne veut pas dire que la transmission vient de l'intervention volontaire des gens, mais ça veut dire : « il est nécessaire qu'il y ait cette coïncidence inouïe pour qu'il y ait la transmission inouïe » s'il s'agit de la transmission « de mon âme à ton âme » c'est-à-dire quelque chose qui se fait de manière imprévisible.
M B : Simplement je signale que quand on dit : « Il faut réserver l'événement inouï à la personne inouïe, il faut… » c'est une prescription au second degré. Il me semble que ça s'adresse à quelqu'un qui voudrait transmettre l'enseignement à un disciple. C'est un enseignement à l'enseignant : « pour que tu transmettes, toi, futur enseignant, l'essence de l'enseignement de Bouddha, il faut que tu fasses attention, que tu choisisses l'instant juste… ».
Ma : On ne peut pas choisir l'instant juste. L'instant juste ne vient ni du maître ni du disciple, il vient d'une coïncidence justement. Et donc on ne peut pas dire au maître : « Il faut que tu choisisses l'instant juste… »
M B : Bien sûr il n'y a pas de moyen de choisir l'instant juste, il n'y a pas de recette pour ça. D'ailleurs le mot "juste" ne décrit rien. C'est comme dans la Voie octuple du Bouddha : « Il faut faire l'action juste, la parole juste etc. » mais qu'est-ce que la parole juste ? Qu'est-ce que l'action juste ? Ça n'est pas dit. Et c'est ça qui est formidable car ça veut dire qu'il faut saisir l'opportunité d'un instant, d'une relation, d'un moment exceptionnel, d'un moment inouï.
Y O : Et ça c'est donné, ça vient d'ailleurs.
F M : Cela interfère avec le fait qu'on ne peut pas diriger les événements. C'est l'apparition d'ustensiles ici. Car il ne s'agit pas simplement de temporalité ou de relation de personne à personne, mais de relations entre des personnes et le monde. C'est le monde « qui donne l'occasion de… » Le "il faut" est plutôt du côté de la vigilance qui perçoit cette coïncidence extraordinaire entre les objets, les personnes et…. C'est cet instant-là. Si on n'a pas une vigilance complète, cet instant passe.
Y O : Si c'est une question de vigilance, là je ne suis pas d'accord. Je dirais plutôt cela selon un terme plus spirituel : c'est l'abandon. Quand on s'abandonne complètement, ce moment favorable est donné, on ne le cherche pas.
F M : Il n'est pas possible de s'abandonner si on n'est pas vigilant. L'attention n'est pas une activité, c'est une ouverture. La vigilance c'est le fait d'avoir un regard complètement ouvert, ce n'est pas être focalisé. Dans le combat des arts martiaux, on n'est pas attentif sur un point, on est attentif partout, et c'est à ce moment-là que ça peut…
Y O : Oui mais moi, alors, je préférerais nettement le mot "résonance" : si on est complètement abandonné, le corps tout entier (et l'esprit tout entier) devient une sorte de récipient de résonance. Dans ce cas-là on capte sans le vouloir.
F C : Moi dans ce texte je me posais une question sur le statut du "il faut" qui n'est pas un "il faut" prescriptif. Cela a été un peu éclairé par les dernières interventions. Je sens un peu les choses comme Marianne c'est-à-dire : c'est inouï et ça se passe comme ça, et on a l'impression que quand c'est une transmission de cette nature c'est au-delà de la personne, c'est au-delà du phénomène, c'est rentrer dans quelque chose qui est là. Et le "il faut" est un constat.
Y O : Je suis tout à fait d'accord. C'est-à-dire que ce qui est tout à fait extraordinaire c'est que justement la rencontre d'une personne extraordinaire, avec l'ustensile (l'objet) inouï. Et déjà la personne extraordinaire est rarissime, l'objet extraordinaire aussi. La rencontre de ces deux (justement il faut les deux) est extraordinaire (inouïe). D'où c'est un événement inouï.
Et ce que maître Dôgen signale ici, c'est que la transmission juste est essentiellement de l'ordre événementiel, de l'ordre de la rencontre. Et la rencontre, personne ne peut l'inventer, c'est donné. Bien sûr on est dans l'état d'éveil, on capte tout, mais cet événement, toc, se produit et se réalise comme présence. C'est pour cela qu'on peut se rappeler cette scène fondatrice de la Voie de l'Éveillé qu'on a vu dans Udonge : l’Éveillé-Shâkyamuni triture une fleur d'Udumbara, immédiatement le visage de Kâçyapa éclôt et il adresse le sourire à l’Éveillé-Shâkyamuni. C'est ça la transmission juste, ce juste moment tel quel où se réalise un événement inouï, exceptionnel, extraordinaire. Et c'est pour cela que maître Dôgen met à la première ligne l'année de la rencontre qu'il a faite avec maître Nyojô en 1225. Dôgen lui-même a mis 13 années avant de rencontrer un vrai maître. Il a décidé de devenir moine à l'âge de 12 ans. Il reçoit la tonsure au mont Hi.ei. Il a eu 3 maîtres dans sa vie : d'abord Kôen de l'école Tendai ; ensuite Myôzen de l'école Rinzai ; et enfin au bout de la 13e année il rencontre maître Nyojô. Et lui-même signale au long du Shôbôgenzô que ce qui est très difficile dans la vie, c'est de rencontrer ce qui est à rencontrer, à savoir un vrai maître. En effet Dôgen lui-même était un homme extraordinaire. Et ce qui est essentiel, c'est que seul l'homme extraordinaire peut reconnaître l'homme extraordinaire : seul un génie peut reconnaître un autre génie. D'où aussi le destin tragique des génies parce que le génie c'est rarissime. Et souvent le génie finit sa vie sans être reconnu parce qu'il ne rencontre pas un autre génie qui arrive à faire écho, à résonner avec lui-même, lors de ce moment décisif, capital, de la transmission juste. Et ça peut être rencontrer une personne mais ça peut être aussi rencontrer un livre. Il y a des chrétiens qui rencontrent Jésus-Christ en lisant la Bible, dans une rencontre décisive, inouïe. Et pourquoi pas, pour vous, c'est Shôbôgenzô peut-être. Parce que seule la personne extraordinaire peut faire écho à l'œuvre extraordinaire. Je ne dis pas ça pour vous faire plaisir, c'est vrai que là on est samedi après-midi, vous avez tout un tas de choses à faire (aller au cinéma…) mais vous êtes là, c'est parce que dans la profondeur de votre être, il y a quelque chose d'extraordinaire qui fait écho à Shôbôgenzô qui est un livre extraordinaire. Voilà le véritable sens de la transmission juste telle que je la conçois en lisant ce texte.
Muriel, donnez-nous quelques commentaires là-dessus s'il vous plaît.
Mu : Je réfléchis. Pour moi, en découvrant ce texte que je n'avais pas lu avant de venir, c'est énorme ce que ça remue dans la chance extraordinaire qu'on a d'être des hommes. C'est vrai que le chemin pour découvrir le dharma c'est une chose, et transmettre c'est autre chose. C'est en même temps le même processus de transformation. J'ai souvent cette phrase à l'esprit : « cette vie-là, un seul corps ». Ça me fait penser au bol, parce que ce bol est le même qui tantôt donne et tantôt reçoit. Pour moi c'est difficile de faire des commentaires.
Y O : Oui mais c'est très profond ce que vous dites. Je crois que c'est très important que chacun s'exprime d'une manière existentielle.
► Ce qu'on a dit se vérifie aussi au plan historique. Si on regarde la première rencontre entre des moines japonais et des occidentaux c'est à la fin du XIXe siècle. La transmission est terriblement lente jusqu'à 1950-1960.
Y O : Justement sans cette rencontre inouïe, rien ne se passe. Peut-être qu'il y a des mouvements administratifs mais ce n'est pas ça. Il faut approfondir. Avec l'enseignement de maître Dôgen dans le Shôbôgenzô vous allez jusqu'à la source de l'enseignement et vous connaitrez Dôgen lui-même en personne à travers le livre.
Quatrième partie : Paroles de peintre
1°) La peinture de Seshû.
F A : La reproduction du tableau de Seshû que je vous montre maintenant n'est pas une bonne reproduction malheureusement parce que je me suis servi de la photo du mince catalogue de l'exposition
[Ci-dessous une reproduction différente de celle de François Aubin].
Voici l'historique de ce tableau. Il est venu à Paris exceptionnellement en 1963 car c'était la première fois qu'il sortait du Japon. À l'époque Malraux était ministre de la culture et avait de très bonnes relations avec le Japon. C'est lui qui a organisé une exposition au Petit Palais sur les trésors de l'art du bouddhisme zen au Japon. Cette exposition s'appelait « L'au-delà de l'art japonais ». Au catalogue il y avait 180 numéros et notamment cette peinture exceptionnelle d'un peintre de l'époque Muromachi qui s'appelle Seshû[10].
Et il faut comprendre une chose fabuleuse : Malraux a prêté la Joconde au Japon pour avoir ce tableau ! C'est pour vous dire. Les Japonais ont prêté ce tableau de bon cœur mais il faut comprendre que cette peinture est peinte sur papier, qu'elle n'est jamais exposée, c'est-à-dire qu'elle est arrivée dans un état parfait à Paris. En effet au Japon les peintures de ce genre sont roulées, mises dans des boîtes, on les sort une fois par an deux ou trois jours pour les aérer, puis on les remet en rouleau dans les boîtes. Donc la fraîcheur est restée depuis la fin du XVe siècle jusqu'à nos jours. Cette peinture a été montrée 15 jours au Petit Palais et les spécialistes ont démontré qu'en 15 jours elle avait vieilli de 40 ans. Donc c'est tout à fait exceptionnel.
C'est une peinture à l'encre sur papier. Elle fait 2 m de haut sur 1 m 50 de large. J'en ai gardé un souvenir fabuleux. Bodhidharma est dans la grotte, et à côté le jeune moine Eka essaie de le convaincre de le prendre comme disciple. Et ce qu'il y a de très étonnant dans cette peinture c'est qu'il y a une intensité des noirs de la grotte qui est extrême, c'est noir-noir, mais en même temps c'est transparent. C'est ça le génie : ce n'est pas bouché. Et Bodhidharma est extrêmement concentré face à ce mur (à cette muraille). Son œil est comme un poing fermé (mais il est ouvert), et il y a une correspondance entre le noir de la muraille et le noir de l'œil. C'est-à-dire que Bodhidharma n'écoute rien, il est en zazen et il est complètement dans sa méditation.
En contraste il y a le jeune Eka qui est assez féminin, les traits de son corps sont extrêmement doux. Il est dans la neige (elle arrive jusque dans la grotte). Eka tient son bras qu'il a coupé et la seule note de couleur de ce grand tableau c'est une toute petite tache de rose qui marque la coupure.
2°) Reproductions de peintures de Hakuin
Dans l'exposition il y avait beaucoup d'autres choses exceptionnelles. Je vous ai aussi apporté deux reproductions de peintures de maître Hakuin .
(Ci-dessous photographi de la reproduction qui était posée sur un paper board)
À l'époque de Bodhidharma le zen était extrêmement sérieux puisqu'on allait jusqu'à se couper le bras pour suivre un maître. Je vous ai apporté des peintures de Hakuin, un peintre du XVIIIe siècle qui a introduit une sorte de douceur dans le zen, c'est-à-dire qu'on s'est quand même pris un peu moins au sérieux. C'est un très grand maître qui a introduit l'humour dans le zen.
Hakuin a fait des portraits humoristiques de moines en méditation. Dans la deuxième reproduction[11] il y a trois moines en méditation avec leurs petites chaussures posées sur les tabourets en premier plan. Il faudrait pouvoir traduire les caractères qui se trouvent sur les tableaux. Ce sont quand même des tableaux qui font 1 m 50 de haut. Ce ne sont pas des miniatures, ce sont de grands tableaux. Et c'est vraiment admirable de peinture.
F M : Tu dis que Hakuin est moins austère et qu'il a de l'humour. Mais avec Christiane on a partagé la vie des moines (zazen, samu…) au temple de Hakuin, le Ryūtaku-ji[12]. Derrière le temple qui est situé dans la montagne, il y a de beaux arbres et des statues de moines. On a demandé à l'interprète français qui pratiquait le zen avec nous quel était le sens de ces statues, et très froidement, il nous a dit : « Ce sont tous les moines qui ne sont pas parvenus à l'éveil mais qui sont morts en méditation ». C'est de l'humour de ce genre ! Et la vie au temple est assez rude.
F A : Ça reste une affaire sérieuse même si c'est fait avec beaucoup d'humour. Il y a beaucoup d'énergie et de concentration.
Dans l'exposition il y avait aussi des sculptures primitives très anciennes (des tombes) [François montre les photos dans le catalogue].
Y O : Ce sont des haniwa 埴輪.
F A : Il y avait aussi beaucoup de calligraphies. Des expositions comme celle-là il y en a une par siècle.
[1] Eihei kôroku est "Le recueil complet [des propos] d'Eihei" c'est-à-dire le recueil des propos de maître Dôgen qui est l'abbé du Eihei-ji.
[2] Le mot français "moine" dérive du grec monos (seul, un, unifié) à travers un long processus. Il vient du vieux français munie ou monie (chanson de Roland, fin du XIe siècle) par phénomène de métathèse (changement dans l'ordre des lettres entraînant une modification de la prononciation). Or monie est tiré du latin ecclésiastique monachus (latin populaire monicus). Et le latin monachus vient du grec monakhos, lui-même dérivé de monos.
Le monachisme chrétien naît en Égypte au IIIe siècle et pénètre l'Occident au IVe siècle. On distingue les anachorètes (retirés à l'écart) et les cénobites qui vivent en commun. La première règle est celle de Pacôme (287-346) écrite en copte, puis traduite en grec. Comme les deux autres Règles-Mères (de saint Augustin et de saint Basile), elle ne connaît pas le mot monakhos qui désigne l'anachorète, elle préfère le mot "frère" parce qu'elle s'adresse à des hommes qui vivent en commun, mais le mot monastère désigne déjà leur maison, et Pacôme et Augustin, dans d'autres écrits, emploient le mot "moine" pour parler des cénobites. C'est saint Jérôme, dans la traduction qu'il fait de la règle de Pacôme vers 404, qui aurait introduit l'usage du mot monachus et qui étendra son sens (le terme monachus apparaît déjà dans un écrit daté de 380).
Pour le mot "moine" on peut insister soit sur le côté "solitude" (mais en fait le moine chrétien est seul "avec" Dieu), soit sur le côté "unité" (par exemple il découvre Dieu et autrui au tréfonds de son être), soit sur le côté "unification" (par exemple pour saint Benoît (480-547) le moine est celui qui unifie sa vie selon un seul but : "Chercher Dieu").
[3] Le terme sino-japonais tenshinsho 転身処, que nous avons traduit par « l’endroit où se libère le corps des éveillés et des patriarches », désigne au sens figuré le « point tournant de l’étude de la Voie » ou l’« endroit où se dégage un nouvel horizon sur le cheminement de la Voie », etc. Le verbe composé tenshin 転身 veut dire littéralement « se tourner, changer d’orientation », et le substantif sho 処 désigne « l’endroit, le lieu ». [Note de Y. Orimo dans sa traduction].
[4] Le terme dôtoku 道得, que nous avons traduit par la « parole obtenue », est composé de 2 caractères : le caractère dô 道qui désigne à la fois la « Voie » et la « parole », et le verbe toku 得« obtenir ». Ainsi la « parole obtenue » [dôtoku 道得] comporte-t-elle en elle-même l’autre signification : « la Voie obtenue / l’obtention de la Voie » [dôtoku 道得]. [Note de Y. Orimo dans sa traduction].
[5] Le « Grand Pic vaillant » [Daiyûhô 大雄峰] est un autre nom du mont Hyakujô-san 百丈山 ; le nom propre Hyakujô 百丈 désigne à la fois le mont et maître Hyakujô en personne. [Note de Y. Orimo dans sa traduction].
[6] Voici les temples dans lesquels maître Nyojô fut successivement nommé au poste d’abbé : Seiryô-ji (Qingliangsi), Zuigan-ji (Ruiyansi), Jôji-ji (Jingcisi), Zuigan-ji, Jôji-ji et Keitoku-ji (Jingdesi). [Note de Y. Orimo dans sa traduction].
[7] C’est le caractère gen 玄 que nous avons traduit par «mystérieux ». Il peut être traduit par « profond, fondamental, merveilleux, subtil, obscur », etc. [Note de Y. Orimo dans sa traduction].
[8] Les « quatre dieux protecteurs des cieux » [shitennô 四天王] sont jikoku-ten 持国天 (skr.Dhrtarâçtra) qui garde l’est, zôchô-ten 増長天 (skr. Virûdhaka) qui garde le sud, kômoku-ten 広目天 (skr. Virûpâkça) qui garde l’ouest et tamon-ten 多聞天(skr. Vaishravana) qui garde le nord. [Note de Y. Orimo dans sa traduction].
[9] Avec le bol à aumônes s’instaure le mouvement circulaire de donner et de recevoir entre les quatre dieux protecteurs des cieux et les éveillés, les patriarches. [Note de Y. Orimo dans sa traduction].
[10] Ce tableau date de 1496 et se trouve en permanence à Sainen-ji, Aichi, Japon. C'est l'œuvre de Seshû Tôyô (雪舟 等楊) (1420-1506).
[11] François Aubin a apporté deux reproductions qui sont des agrandissements de photos du catalogue (on peut les voir sur le blog lui-même), sur la 1ère il y a deux tableaux avec Bodhidharma, et sur la 2ème il y a trois moines.
[12] Le Ryūtaku-ji (龍沢寺) est le temple Rinzai fondé par maître Hakuin Ekaku 白隠 慧鶴 (1686-1769) en 1761, il est situé à Mishima au Japon.