Genjôkôan traduction
Introduction, traduction et notes du Genjôkôan
par Yoko Orimo
Cette traduction est extraite de Traduction intégrale du Shôbôgenzô, tome 3, p.9-15 et contient les corrections discutées durant l'atelier.
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INTRODUCTION
Classé au tout début de l’Ancienne édition [Kyûsô旧草] en 75 textes, « Le kôan qui se réalise comme présence » [Genjôkôan現成公案] peut être considéré en quelque sorte comme la préface du Shôbôgenzô. Il annonce déjà, en toile de fond, tous les grands thèmes qui seront développés par la suite dans l’ensemble du recueil. Au niveau de la forme également, on peut y trouver l’une des plus claires démonstrations de la stylistique du Shôbôgenzô.
Précisons d’abord le sens du titre original sino-japonais : Genjôkôan現成公案. Le terme genjô 現成occupe une place privilégiée. On le rencontre, dans l’ensemble du recueil, deux cent quatre-vingt et une fois, et à chaque fois à l’intérieur des passages cruciaux. Le caractère gen現 veut dire, en tant que verbe, « (faire) apparaître, se présenter, se manifester », et en tant que substantif, « (le) présent, la manifestation ». Le verbe jô 成veut dire « se réaliser, s’achever, s’accomplir », mais aussi « devenir ». Le terme genjô 現成signifie donc le fait que quelque chose se présente en ce moment devant nos yeux en raison même de la réalisation intérieure de soi.
Le terme kôan 公案se compose de deux caractères antonymiques. Le caractère kô 公veut dire « public, équité, égalité » et le caractère an 案veut dire, en tant que verbe, « réfléchir, examiner, rédiger », et en tant que substantif, « projet, invention, idée personnelle », etc. Le terme kôan 公案désigne à l’origine un document juridique et, dans la tradition de l’école zen, une sorte d’axiome ou d’énigme que le maître soumet à ses disciples pour que ces derniers le fassent leur à travers leur réflexion personnelle.
Comme c’est le cas dans tous les autres textes du Shôbôgenzô, les métaphores abondent dans « Le kôan qui se réalise comme présence » [Genjô kôan現成公案]. L’adverbe « comme » [gotoshiごとし] y revient 17 fois. Très riche en images, un tel style du Shôbôgenzô fait appel aux sens. Le champ lexical de la poésie extrême-orientale (les fleurs, les oiseaux, le vent et la lune [ka chô fû getsu花鳥風月]) est ici transposé, avec un système métaphorique très cohérent, dans le registre argumentatif et sotériologique du discours bouddhique. L’auteur n’exprime pas les concepts en tant que tels, mais par des mots concrets, appartenant en particulier au domaine de la Nature. Ces mots dits « concrets » sont en revanche dépouillés de tout ornement ; ils apparaissent le plus souvent sans épithètes. S’agissant, par exemple, de ce dernier vers du quatrain initial : « Et bien que ce soit ainsi, les fleurs ne s’effeuillent que dans l’amour et le regret, et les herbes folles ne croissent que dans la haine et le rejet », nous savons fort bien que ces fleurs-là ne désignent aucune des fleurs particulières qui existent sur la terre. L’extrême concrétude et l’extrême abstraction ne font qu’une dans la stylistique du Shôbôgenzô.
Comme c’est également le cas dans tous les autres textes du recueil, le circonstanciel occupe une place centrale dans la syntaxe du présent texte. Le verbe modal « devoir » [beshiべし] au sens de supposition, de nécessité ou de l’impératif catégorique y revient 16 fois, la conjonction hypothétique « si » [moshiもし] 11 fois au total, la locution adverbiale marquant l’idée de variation « par exemple » [tatoebaたとえば] 2 fois, celles servant à exprimer l’idée de contingence « pas toujours » [kanarazushimoかならずしも] 1 fois, et « non pas seulement » [nominarazuのみならず] 1 fois, tandis que l’adverbe soulignant le caractère non définitif, mais transitoire et temporaire de l’énoncé « pour l’instant » [shibarakuしばらく] apparaît 1 fois.
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« Le kôan qui se réalise comme présence » dans son ensemble peut être qualifié de véritable discours de l’Éveil. Mais entendons bien ceci, la préposition « de » dans l’expression « discours de l’Éveil » n’introduit pas un complément de nom, mais un génitif de possession. Ce n’est pas maître Dôgen, mais l’Éveil qui discourt de l’Éveil lui-même au-delà de toutes formes du dualisme qui oppose le sujet à l’objet, l’objet au sujet. « L’homme obtient l’Éveil, écrit le maître, comme la lune demeure au milieu de l’eau. La lune n’est pas mouillée, l’eau n’est pas brisée. (…) Que l’Éveil ne brise pas l’homme est comme la lune ne perce pas l’eau. Que l’homme n’entrave pas l’Éveil est comme une goutte de rosée n’entrave pas la lune dans le ciel. » Le titre même du texte ne dit-il pas que c’est le kôan公案, non pas l’homme, ni moi ni toi, qui se réalise comme présence ? La réalisation comme présence du kôan n’est possible que dans cette absence – apparente – du « sujet », c’est-à-dire dans la présence en plénitude du sujet parfaitement uni à tous les existants de l’univers qui l’entourent. Voici un des plus célèbres, mais aussi des plus beaux passages du Genjôkôan 現成公案: « Apprendre la Voie de l’Éveillé, c’est s’apprendre soi-même. S’apprendre soi-même, c’est s’oublier soi-même. S’oublier soi-même, c’est se laisser attester par les dix mille existants. Se laisser attester par les dix mille existants, c’est se laisser dépouiller son corps et son cœur ainsi que le corps et le cœur de l’autre. » L’homme éveillé n’est autre qu’un être qui se fait attester [shô証] par les dix mille existants [banpô 万法]. Le caractère shô : « attester, (l’) attestation », pratiquement synonyme du terme genjô現成, revient 11 fois au long du texte.
Vers la fin, l’image des êtres d’Éveil [bosatsu 菩薩] (skr.bodhisattva) en pratique se dédouble dans la métaphore des poissons qui vont dans l’eau et des oiseaux qui volent dans le ciel. « Les poissons nagent, écrit Dôgen, dans l’eau et aussi loin qu’ils aillent, l’eau n’a point de limites. Les oiseux volent dans le ciel, et aussi loin qu’ils volent, le ciel n’a point de limites (…) ». La vaste sphère de la pratique, le ciel sans limites pour les oiseaux et l’eau sans limites pour les poissons, nous ramène à la présence, ici et maintenant, de la vie. L’image des poissons et celle des oiseaux qui ne laissent aucune trace derrière eux nous évoque bien entendu la doctrine de la pratique de l’Éveil sans souillure [fuzen.na no shûshô不染汚の修行].
Genjôkôan 現成公案 se termine par un dialogue de maître Hôtetsu avec un moine, mettant en relief la primauté de la pratique. En voici le début : « Le maître du zen Hôtetsu du mont Mayoku se servait d’un éventail lorsqu’un moine vint lui demander : “La nature du vent demeure constante et il n’est aucun lieu qu’elle ne remplisse ; pourquoi donc, Maître, vous servez-vous d’un éventail ?” (…) » Finalement, l’auteur nous met en garde contre toutes tentatives du naturalisme qui s’appuie, de façon unilatérale, sur l’universalité de la nature de l’Éveillé. « Dire, écrit-il, qu’il ne faut pas se servir d’éventail puisque la nature du vent demeure constante et qu’il faut aussi écouter le vent lorsqu’on ne s’évente pas, c’est ne connaître ni la constance qui demeure ni la nature du vent. »
« Le kôan qui se réalise comme présence » fut rédigé, par le jeune Dôgen à l’âge de 33 ans, vers le 15 du huitième mois (la mi-automne) de la première année de l’ère Tempuku (1233), au monastère Kôshô-ji qu’il venait de fonder à Fukakusa à Kyôto. Il fut offert au disciple laïc Yôkôshû de la province de Chinzei (département actuel de l’île de Kyûshû). Il ne fit jamais l’objet d’une instruction collective.
NOTES
- Aussi curieux que cela puisse paraître, le terme genjô 現成ne figure guère dans le Canon bouddhique. « Je l’ai cherché un peu partout dans le Taishô-daizô-kyô (la dernière et la meilleure édition du Canon chinois compilé de 1924-1932 au Japon), mais en vain », écrit Fumio Masutani. Dans certains sûtras figure le terme gen- tôshôkaku 現等正覚 (la manifestation de l’Éveil correct égal à tous les éveillés) et dans d’autres, jô-tôshôkaku 成等正覚 (la réalisation de l’Éveil correct égal à tous les éveillés). Il y avait donc les caractères gen 現et jô成, mais non le terme genjô現成. « Au bout d’une très longue recherche, conclut Masutani, j’ai finalement trouvé le terme composé de quatre caractères gen-jô-tô-kaku現成等覚 (l’Éveil correct égal à tous les éveillés qui se réalise comme présence) et de façon inattendue, au début du Sûtra de la contemplation d’Amitâyus [Kan muryôju kyô] (T. 12, n° 365) – l’un des trois textes fondamentaux de l’école de la Terre pure. Mais seul, le terme genjô n’apparaît généralement pas non plus dans les corpus zen, sauf exceptions – comme dans le Recueil des sermons de maître Wanshi (T. 48, n° 2001), livre 2 ainsi que les Entretiens de Linji (T. 47, n° 1985). »
- Kyôgô, le plus ancien commentateur du Shôbôgenzô, écrit ce qui suit dans son Extrait du Shôbôgenzô [Shôbôgenzô shô] – compilé en 1308 – : « Le terme genjôkôan現成公案doit s’appliquer à tous les noms. (…) Il faut aussi appeler le kôan公案qui se réalise comme présence chacun des soixante-quinze textes du recueil. (…) Le kôan qui se réalise comme présence ne veut pas dire que ce qui était auparavant caché se manifeste maintenant. Il ne faut pas non plus concevoir que celui-ci contrecarre ce qui est caché ou ce qui disparaît. Si l’on n’aimait pas le kôan qui se réalise comme présence, il faudrait haïr les mots et les caractères. Si l’on haïssait ces derniers, il ne faudrait employer ni affirmer cette parole de l’Éveillé : J’ai en moi la vraie Loi, Trésor de l’Œil, le cœur sublime du Nirvâna. Je transmets ceux-ci à Kâçyapa. »
- Voir « L’Éveil et la naissance du sens dans le Shôbôgenzô de maître Dôgen » in Traduction intégrale du Shôbôgenzô, tome 1, Éditions Sully, Vannes, 2005, p. 211-237.
- Nous avons préféré à traduire le mot original narau ならう– ici écrit en hiragana (alphabet japonais) – non par le verbe « étudier », mais par « apprendre ». L’idéogramme sino-japonais shû習 (narau ならう) représente les deux ailes d’un petit oiseau, qui doit apprendre à voler en imitant sa maman oiseau. Ainsi le verbe original narau signifie-t-il, avec une dimension pratique et corporelle, « devenir capable de quelque chose par la répétition et par l’expérience, en suivant le formateur ou le maître », comme le signifie aussi bien le mot français « apprentissage ».
- Disciple de Baso Dôichi (Mazu Daoi, 709-788). Ses dates de naissance et de mort restent inconnues. Comme son maître, Hôtetsu (Baoche) résidait au mont Mayoku (Mayushan), au sud-ouest de l’actuel Shanxi.
- Le terme jôjû 常住(skr.nitya), que nous avons traduit ici par « demeurer constant (e) », est un antonyme du terme mujô 無常(skr.anitya) : l’« impermanence ».
- Textes choisis des lampes de l’école [Shûmon rentô eyô (Zongmen liandeng huiyao)], Zokuzô, tome 2, Otsu 9, 3-5, livre 4, chapitre « Mayoku » ; Shôbôgenzô-sanbyakusoku, livre 2, article 23.
Texte
Au moment favorable où la multitude des existants est la Loi* de l’Éveillé, il y a, alors, l’Éveil et l’égarement, il y a la pratique, il y a les naissances et les morts, il y a la multitude des éveillés et les êtres .
Au moment favorable où les dix mille existants ne sont plus moi-même , il n’y a ni l’Éveil ni l’égarement, il n’y a ni la multitude des éveillés ni les êtres, il n’y a ni l’apparaître ni le disparaître .
Puisque, dès l’origine, la Voie de l’Éveillé a outrepassé la plénitude et le manque, il y a l’apparaître et le disparaître, il y a l’Éveil et l’égarement, il y a les êtres et les éveillés.
Et bien que ce soit ainsi, les fleurs ne s’effeuillent que dans l’amour et le regret, et les herbes folles ne croissent que dans la haine et le rejet .
L’égarement, c’est de pratiquer et attester les dix mille existants à partir de soi ; l’Éveil, c’est de se laisser pratiquer et attester par les dix mille existants. La multitude des éveillés fait le grand Éveil avec l’égarement ; les êtres font le grand égarement à l’endroit de l’Éveil. Il y a encore des gaillards qui s’éveillent de l’Éveil, et il y en a qui s’égarent dans l’égarement.
Lorsque la multitude des éveillés est réellement la multitude des éveillés, aucun d’eux n’a à percevoir ni à savoir qu’il est de la multitude des éveillés. Et pourtant, il atteste l’Éveillé et avance en attestant l’Éveillé.
En relevant le corps et le cœur, on perçoit les formes-couleurs, et écoute les sons. Quoiqu’on les appréhende intimement, ce n’est pas comme le miroir qui loge une image, ce n’est pas comme la lune et l’eau. Où un côté s’éclaire, l’autre reste sombre.
Apprendre la Voie de l’Éveillé, c’est s’apprendre soi-même. S’apprendre soi-même, c’est s’oublier soi-même. S’oublier soi-même, c’est se laisser attester par les dix mille existants. Se laisser attester par les dix mille existants, c’est se laisser dépouiller de son corps et de son cœur ainsi que du corps et du cœur de l’autre. Il y a la trace de l'Éveil qui demeure en repos, et c’est de ce repos qu’on fait rejaillir au loin cette trace de l’Éveil.
Lorsque l’homme recherche la Loi pour la première fois, il s’en trouve éloigné de mille lieues. Lorsque la Loi est déjà transmise en lui avec justesse, aussitôt se trouve-t-il à son état originel sans souillure .
Lorsque l’homme voyage en bateau et considère au loin la rive, il s’imagine la voir avancer. Si, en revanche, il attache intimement son regard au bateau, il voit bien que c’est lui qui avance. De même, lorsqu’on discerne et affirme les dix mille existants avec les facultés confuses du corps et du cœur, on s’imagine à tort que notre cœur et notre nature demeurent constants. Si l’on suit intimement la pratique quotidienne et retourne à l’ici, on voit clairement le principe de la Voie selon lequel les dix mille existants ne sont pas nous-mêmes.
La bûche, une fois devenue cendre, n’a plus à redevenir une bûche. Et pourtant, ne considérez pas que la cendre soit l’après et la bûche l’avant. Sachez-le, la bûche demeure dans son niveau de la Loi*, dotée en elle-même de l’avant et de l’après. Quoiqu’il y ait l’avant et l’après, il y a une coupure entre l’avant et l’après . La cendre demeure dans son niveau de la Loi, dotée en elle-même de l’après et de l’avant. Comme cette bûche, une fois devenue cendres, ne redevient plus bûche, l’homme une fois mort ne revient plus à la naissance. Aussi apprend-on selon la Loi de l’Éveillé à ne pas dire que la naissance devienne mort. C’est pourquoi on parle de la « non-naissance ». Que la mort ne devienne pas naissance, telle est la rotation de la roue de la Loi* régie par l’Eveillé. C’est pourquoi on parle de la « non-disparition » . La naissance aussi est un niveau (de l’existence) pour un temps ; la mort aussi est un niveau (de l’existence) pour un temps. Par exemple, c’est comme l’hiver et le printemps. On ne considère pas que l’hiver devienne le printemps ; on ne dit pas non plus que le printemps devienne l’été.
L’homme obtient l’Éveil comme la lune demeure au milieu de l’eau. La lune n’est pas mouillée, l’eau n’est pas brisée. Aussi large et vaste que soit sa clarté, elle demeure dans une nappe d’eau d’un pied ou d’un pouce . La lune entière et le ciel entier demeurent aussi bien dans la rosée d’un brin d’herbe que dans une goutte d’eau. Que l’Éveil ne brise pas l’homme est comme si la lune ne perçait pas l’eau. Que l’homme n’entrave pas l’Éveil est comme si une goutte de rosée n’entravait pas la lune dans le ciel. La profondeur doit être à la mesure de la hauteur . Pour connaître la longueur et la brièveté d’un moment favorable, il faut examiner la grandeur et la petitesse d’une étendue d’eau, et discerner la largeur et l’étroitesse de la lune dans le ciel.
Tant que la Loi n’atteint pas encore sa plénitude dans le corps et le cœur, on la trouve déjà suffisante. Si la Loi imprègne le corps et le cœur, on trouve là quelque manque . Par exemple, lorsque, monté dans un bateau, on prend le large sur une mer sans montagnes autour et regarde les quatre orients, la mer paraît seulement ronde, et d’autres aspects n’apparaissent point. Cependant, cette vaste mer n’est ni ronde ni carrée, et on ne saurait jamais épuiser ses vertus retenues. Elle paraît comme un palais, comme un joyau. C’est seulement là où parvient mon œil qu’elle paraît ronde pour l’instant.
Il en va de même pour les dix mille existants. Bien que ce monde de poussière ainsi que les domaines qui dépassent les normes de ce monde soient revêtus de nombreux aspects, on ne perçoit et n’appréhende que dans la mesure où parvient la puissance de l’œil avec nos études. Pour entendre le vent de la maison qui souffle depuis les dix mille existants, sachez-le, outre les aspects rond ou carré, il reste encore d’inépuisables vertus à la mer et à la montagne, et il existe des mondes aux quatre orients. Sachez-le, il en va de même non seulement pour ce qui nous entoure, mais aussi pour ce qui se trouve sous nos pieds et pour une goutte d’eau.
Les poissons nagent dans l’eau et, aussi loin qu’ils aillent, l’eau n’a point de limites. Les oiseaux volent dans le ciel et, aussi loin qu’ils volent, le ciel n’a point de limites. Et pourtant, depuis le lointain passé, ni les poissons ni les oiseaux n’ont jamais quitté l’eau et le ciel. Seulement, quand la mise en œuvre est grande, l’usage est grand ; quand le besoin est petit, l’usage est petit. C’est ainsi que chacun parcourt son espace tout entier, le traverse de part en part librement. Cependant, si les oiseaux quittaient le ciel, ils mourraient aussitôt ; si les poissons sortaient de l’eau, ils mourraient aussitôt. Sachez-le, l’eau se fait vie (pour les poissons) , et le ciel se fait vie (pour les oiseaux). Il y a les oiseaux qui se font vie, et il y a les poissons qui se font vie. La vie doit se faire oiseau, et la vie doit se faire poisson . Et en outre, il faudrait encore progresser. Il en va de même de la pratique et l’Éveil ainsi que de la longévité des vivants.
Cependant, s’il y avait des poissons ou des oiseaux qui tentent d’aller dans l’eau et dans le ciel après en avoir parcouru toute l’étendue, ceux-ci ne devraient obtenir ni chemin ni lieu dans l’eau et le ciel. S’ils obtiennent ce lieu, cette pratique quotidienne va de pair avec eux, et voilà que le kôan se réalise comme présence ! S’ils obtiennent ce chemin, cette pratique quotidienne va de pair avec eux, et voilà que le kôan qui se réalise comme présence ! Puisque ce chemin-ci et ce lieu-ci ne sont ni grands ni petits, ni du moi ni de l’autre, et qu’ils n'existaient pas avant, ni qu’ils n’apparaissent maintenant, ils sont comme ils sont.
Il en va de même pour l’homme qui pratique et atteste la Voie de l’Éveillé : aussitôt qu’il obtient un existant, il pénètre un existant ; aussitôt qu’il rencontre une pratique, il met en œuvre une pratique. Puisqu’il y a un lieu pour cela et que le chemin atteint et pénètre ce lieu, les limites de nos connaissances restent inconnaissables du fait même que nos connaissances naissent ensemble et vont ensemble avec la Voie de l’Éveillé qui pénètre aux tréfonds de nous-mêmes. Ne considérez pas que ce que vous avez obtenu devienne toujours le savoir et la vision qui vous appartiennent et que ce soit connu par la pensée et l’entendement. Quoique l’Éveil attesté se réalise immédiatement comme présence, ce qui demeure en secret ne se réalise pas toujours comme vision. Pourquoi la réalisation comme vision serait-elle toujours nécessaire ?
Le maître du zen Hôtetsu du mont Mayoku se servait d’un éventail lorsqu’un moine vint lui demander : « La nature du vent demeure constante et il n’est aucun lieu qu’elle ne remplisse ; pourquoi donc, Maître, vous servez-vous d’un éventail ? »
Le maître dit : « Tu sais seulement que la nature du vent demeure constante, mais tu ne sais pas encore le principe de la Voie selon lequel il n’est aucun lieu qu’elle ne remplisse. »
Le moine dit : « Quel est donc ce principe de la Voie selon lequel il n’est aucun lieu que la nature du vent ne remplisse ? »
Alors le maître continua seulement à s’éventer. Le moine se prosterna .
Voilà le signe attesté de la Voie de l’Eveillé et le chemin vital de la transmission juste de celle-ci ! Dire qu’il ne faut pas se servir d’éventail puisque la nature du vent demeure constante et qu’il faut aussi écouter le vent lorsqu’on ne s’évente pas, c’est ne connaître ni la constance ni la nature du vent. Puisque la nature du vent demeure constante, le vent qui souffle depuis la maison des éveillés fait se réaliser la grande terre d’or comme présence, et il fait fermenter le lait et la crème des longs fleuves .
NOTES
- Le terme sino-japonais jisetsu 時節que nous avons traduit par le « moment favorable » est composé de deux caractères : ji時 qui désigne le « temps, le moment », et setsu節l’« articulation, la jointure, le nœud (des plantes), le rythme », etc. Le Temps dynamique tel que le conçoit Dôgen doit s’articuler [setsu節] à chaque instant dans l’unité contradictoire de la continuité du temps linéaire [ji時] et de la discontinuité radicale qui doit se creuser au sein même de ce temps qui « paraît » s’écouler. Voir note n° 8 sur le terme zengo-saidan 前後際断 : « il y a une coupure entre l’avant et l’après ».
- Le terme sino-japonais shujô 衆生 (skr.sattva) : « les êtres » est composé de deux caractères : shu/shû衆, qui désigne « la foule, la masse, la multitude », et jô生, polysémique, qui signifie « naître, la naissance ; vivre, la vie ; apparaître, l’apparition », etc. Le terme shujô 衆生évoque ainsi la naissance des êtres à travers la rencontre de la multitude des entités (skr.dharma), et selon les relations circonstancielles d’un moment. Rappelons que ce terme sino-japonais shujô est dit l’« ancienne traduction » par Kumârajîva. Dans la « nouvelle traduction » par Genjô (Xuan Tsang), le même terme sanscrit sattva est traduit par ujô 有情 : « les êtres pourvus des sentiments et des émotions / les êtres vivants ». Cf. Glossaire.
- D’autres traductions sont possibles telles que : « aucun des dix mille existants n’est plus du moi », « aucun des dix mille existants n’est plus le moi », etc. La particule japonais niに, que comporte la proposition originale : ware (skr.âtman) ni-arazaruわれにあらざる, peut introduire les compléments circonstanciels de lieu, de temps, de cause, d’appartenance, de moyen, de but, etc., et elle peut aussi être interprétée en tant que forme conjuguée du verbe auxiliaire d’affirmation nari なり: « être », ici suivi par l’adverbe de négation arazuあらず.
- Comme l’auteur le développe à la suite de ce quatrain initial, l’opposition même entre l’Éveil et l’égarement est la cause de l’égarement. Dans la vraie Loi de l’Éveillé (skr.buddha-dharma), l’Éveil et l’égarement, le samsâra et le Nirvâna, les naissances et les morts ne font qu’un. Cf. « Naissances et morts » [Shôji生死].
- Dans ce magnifique quatrain initial, l’auteur expose la quintessence de la Voie de l’Éveillé. Les trois premiers versets décrivent le mouvement logique ternaire. (1) Le moment de l’affirmation où la multitude des éveillés et les êtres sont posées comme telles dans la surface du monde phénoménal. (2) Le moment de la négation où se dévoile l’unité originelle de toutes les choses et de tous les existants, grâce à la descente aux tréfonds de chaque existant, au cœur même de la Loi. (3) Le moment de la négation de la négation, moment du retour à la surface où se retrouve la multitude des phénomènes telle quelle, toujours la même, et pourtant tout autre. Le quatrième et le dernier verset est le moment de la poésie. Celui-ci se situe au-delà de tout mouvement logique. Avec le thème des fleurs et des herbes, Dôgen y exploite le cliché de la poésie extrême-orientale, ce qui fait parfaitement écho à la fin du texte où surgit, comme apologie de la pratique, le thème du vent, ami des fleurs. Sur la transposition de la doctrine bouddhique dans le registre lyrique de la poésie extrême-orientale, voir Traduction intégrale du Shôbôgenzô, tome 1, Éditions Sully, Vannes, 2005, Postface, p. 212-217.
- Le verbe « attester » [shô証] a pour étymologie le sanscrit sâkshât (preuve, témoignage probatoire, témoin oculaire). En tant que substantif, nous avons traduit le même caractère shô 証par l’« Éveil attesté ». Il s’agit d’un Éveil visible, objectif et plus affirmé que les termes kaku覚 et go悟 : « l’Eveil ». L’« Eveil attesté » [shô証] est étroitement lié au terme genjô 現成 : « la réalisation comme présence » impliquant à la fois la manifestation –visible- et la dimension intérieure de soi. Dans le présent texte, le caractère shô 証revient au total 9 fois, et go悟, 4 fois.
- Le terme sino-japonais honbun-jin本分人, que nous avons traduit par « l’homme à son état originel sans souillure », est composé de trois caractères : hon 本« l’origine, originel », bun 分« la part, la distinction » et jin/nin « l’homme ». Il désigne l’homme éveillé à la nature de l’Éveillé, nature qui était en lui dès l’origine, mais à son insu. Il peut être aussi traduit par l’« homme tel quel ».
- L’affirmation centrale dans la sotériologie dôgenienne. Puisqu’il y a une coupure entre l’avant et l’après [zengo 前後saidan際断], les êtres peuvent sortir de l’écoulement du temps linéaire, le cycle des naissances et des morts (skr.samsâra) pour accéder à la sphère de ce Présent absolu et éternel [nikon爾今].
- La « non-naissance » [fushô不生] et la « non-disparition » [fumetsu不滅] ne signifient nullement la négation de la naissance et de la disparition en tant que phénomène. Il s’agit d’un renversement de l’optique : c’est dans ce qui n’est en soi ni à naître ni à disparaître, c’est-à-dire dans la Vacuité de la Vacuité, fondement même de ce Présent absolu et éternel, que nous observons le déploiement phénoménal. Sur ce thème de la « Vacuité » et de la « Vacuité de la Vacuité », voir les « Fleur de Vacuité » [Kûge空華], Traduction intégrale du Shôbôgenzô, tome 2, Introduction, p. 10-12.
- Le mot shaku 尺, que nous avons traduit par un « pied », et le sun 寸par un « pouce », sont des unités de mesure : un shaku équivaut à 30,3 cm et un sun à un dixième d’un shaku. Le mot composé shaku-sun peut être traduit tout simplement par l’épithète « petit(e) ».
- Plus on avance et approfondit la connaissance de la Voie de l’Éveillé, plus on découvre la hauteur et la vaste étendue de celle-ci. La quête de la Voie est sans limites. Rappelons aussi ce célèbre mot d’Einstein : « Plus on sait, moins on comprend. »
- À l’encontre de l’idée reçue, le manque selon maître Dôgen, loin de s’y opposer, est le signe même de la plénitude. La plénitude qui ne comporte pas le manque à l’intérieur d’elle-même est une plénitude plate, sans vie, sans mouvement, en raison même de la fixité qui en résulte. Ainsi seuls ceux qui ont atteint le stade de la plénitude éprouvent-ils le manque et s’éveillent-ils au « secret » qui habite dans la profondeur de leur être. Voir note n° 17.
- Le mot sino-japonais toku徳 que, faute de mieux, nous avons traduit par « la vertu », désigne étymologiquement « le cœur sans mélange », « la nature originelle sans souillure », etc. Le mot français « vertu », qui désigne étymologiquement « le courage, la force et toute espèce de qualité et de mérite masculin », ne saurait malheureusement pas mettre en valeur le sens originel du mot toku徳. Cf. Glossaire, « Vertu acquise » [kudoku功徳].
- Recueil des sermons de Wanshi [Wanshi kôroku (Honfzhi Guanglu)], T. 48, n° 2001, livre 2.
- Notons le jeu de combinaison des cinq caractères : sui 水« l’eau », myô 命« la vie », kû 空« le ciel », chô 鳥« les oiseaux » et gyo 魚« les poissons », jeu duquel se dégage les six propositions suivantes : [i sui i myô以水為命], [i kû i myô以空為命], [i chô i myô以鳥為命], [i gyo i myô以魚為命], [i myô i chô以命為鳥] et [i myô i gyo以命為魚]. À travers ce mouvement des caractères qui se déplacent et se combinent librement comme des particules, l’auteur met en relief l’interdépendance dynamique de ce qui vit et de ce qui fait vivre, de l’existant (les poissons et les oiseaux) et de son milieu de vie (l’eau et le ciel).
- Les deux verbes dôshô 同生: « naître (vivre) ensemble » (skr.sama-utpatti), et dôsan同参 : « aller (participer) ensemble » soulignent la parfaite contemporanéité de la connaissance acquise et de l’accomplissement de la Voie de l’Éveillé. Autrement dit, la connaissance ne consiste nullement à obtenir ce qui existait déjà, mais elle est de l’ordre de la naissance, naissance concomitante de la réalisation comme présence [genjô 現成] de la Voie de l’Éveillé [buppô 仏法], ici et maintenant. Rappelons ce que Dôgen écrit dans le texte « Seul un éveillé avec un éveillé » [Yuibutsu yobutsu唯仏与仏] : « Si l’Éveil advenait en puisant sa force dans les idées que vous vous en faisiez avant son avènement, cet Éveil-là ne devrait pas être un Éveil prometteur. Comme il ne puise pas sa force dans ce qui existait avant lui et qu’il advient en le surpassant de très haut, l’Éveil est seulement soutenu par la force de l’Éveil » (Traduction intégrale du Shôbôgenzô, tome 1, p. 200).
- Le mot mitsu.u 密有: « ce qui demeure en secret » nous renvoie au texte intitulé la « Parole secrète » [Mitsugo密語]. Citons-en seulement quelques lignes : « Ce qui est appelé le “secret”, dit Dôgen, désigne l’intimité secrète telle qu’elle découle du principe de la Voie. Cette intimité secrète est sans lacune et recouvre les éveillés et les patriarches. (…) Que la parole secrète recouvre un homme dans le secret, même l’Œil de l’Éveillé ne saurait l’apercevoir. (…) » (Traduction intégrale du Shôbôgenzô, tome 2, p. 165-166).
- Le terme kenjô 見成 : « la réalisation comme vision » désigne le stade supérieur au terme genjô 現成 : « la réalisation comme présence ». Il s’agit de la vision de la vision ou de la vision de l’Éveil, laquelle implique l’acte d’exprimer et d’exposer effectivement ce qui est intérieurement acquis.
- Disciple de Baso Dôichi (Mazu Daoi, 709-788). Ses dates de naissance et de mort restent inconnues. Comme son maître, Hôtetsu (Baoche) résidait au mont Mayoku (Mayushan), au sud-ouest de l’actuel Shanxi.
- Textes choisis des lampes de l’école [Shûmon rentô eyô (Zongmen liandeng huiyao)], Zokuzô, tome 2, Otsu 9, 3-5, livre 4, chapitre « Mayoku » ; Shôbôgenzô6sanbyakusoku, livre 2, article 23.
- En raison du système métaphorique extrêmement serré, nous avons littéralement traduit le mot kafû 家風par « le vent de la maison » ; celui-ci désigne au sens figuré l’enseignement bouddhique, la doctrine de l’école, etc. Le « vent » est l’ami des fleurs et, chez Dôgen, les fleurs désignent métaphoriquement le langage, les sûtras et les écritures –dont le kôan- en tant qu’objet de la trituration [nen拈] par la main de l’Éveillé-Shâkyamuni. Cf. « La fleur d’Udumbara » [Udonge優曇華] –in le Shôbôgenzô, tome 1, p.183-196.
- Évocation du dogme des cinq saveurs [gomi五味] d’après le Sûtra de l’Extinction (T. 12, n° 374). À travers le long développement historique, l’enseignement de l’Éveillé se mûrit et s’approfondit à l’image du processus de la fabrication des produits laitiers : le lait, le lait caillé, le fromage, le beurre et la crème [daigo醍醐]. Dans l’école japonaise Tendai, ce dogme des cinq saveurs se superpose à celui des cinq périodes et des huit doctrines [goji 五時hakkyô八教]. « Daigo 醍醐(skr.sarpirmanda), explique J.-N. Robert, la crème de beurre clarifié (ghrta, anglo-indien ghee), qui représente dans la mentalité indienne l’aliment le plus raffiné qui puisse se trouver dans le monde. C’est l’ultime stade dans le processus de traitement du lait, la cinquième et suprême saveur de l’échelle des cinq saveurs [gomi五味], chère au Tendai, le goût de la réalité ultime, de la parfaite intégration révélée par la prédication du Sûtra du Lotus (…) » (Les doctrines de l’école japonaise Tendai : Gishin et Hokkeshûgishû, Éditions Maisonneuve & Larose, Paris, 1990, p. 199). Sur le dogme des cinq périodes et des huit doctrines, voir ibid., p. 208-214.
- Textes choisis des lampes de l’école, livre 25, chapitre « Tanshû Fukuryû » (Tanzhou Fulong) : « Un moine demanda : “Que diriez-vous lorsqu’on fait du beurre et de la crème en remuant les longs fleuves et qu’on fait de l’or en transformant la grande terre ?” Le maître dit : “À qui les bras longs, les manches sont courtes.” »
« Le kôan qui se réalise comme présence » [Genjô kôan]
Texte n° 1 de La vraie Loi, Trésor de l’Œil [Shôbôgenzô]
Rédigé vers la mi-automne de la première année de l’ère Tempuku (1233), et offert au disciple laïc Yôkôshû de la province de Chinzei.
Compilé la quatrième année de l’ère Kenchô (1252), année du rat.