Zazengi traduction
Introduction, traduction et notes par Yoko Orimo
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Ceci est extrait du livre : Shôbôgenzô, La Vraie Loi, Trésor de l'œil ; Traduction intégrale, tome 6 (Ed. Sully 2012) et est mis à disposition sur le blog réalisé dans le cadre des ateliers qui ont lieu en 2012-2013 avec Yoko Orimo au Dojo Zen de Paris et à l'Institut d'Etudes Bouddhistes.
Introduction
Dans le titre original Zazengi [坐禅儀], le terme zazen [坐禅] « la méditation assise » est suivi par le caractère gi [儀]. Celui-ci, qui désigne « le modèle, la norme, la manière ordonnée », etc., figure également dans le titre Gyôbutsu-igi [行仏威儀] « La manière majestueuse des éveillés en pratique1 ». Comme son titre l’indique, « La manière de la méditation assise » donne, dans un style simple et limpide, des indications pratiques quant à la méditation assise. Il est l’un des textes les plus courts et les plus simples du recueil Shôbôgenzô.
Outre l’enseignement pratique, le point fondamental de la pratique est exposé, nous semble-t-il, au début et à la fin du texte. Voici le premier verset : « La pratique du zen est la méditation assise [sanzen ha zazen nari 参禅は坐禅なり]. » Voici le dernier : « La méditation assise n’est pas l’apprentissage du zen » [zazen ha shuzen niha arazu 坐禅は習禅にはあらず]. Elle est la porte de la Loi qui s’ouvre vers la grande félicité [dai.anraku no hômon nari 大安楽の法門なり] ; elle est la pratique de l’Éveil sans souillure [Fuzen.na no shushô nari 不染汚の修証なり]. » L’essentiel est de bien distinguer le sens du terme sanzen [参禅] « la pratique du zen » et celui du terme shuzen [習禅] « l’apprentissage du zen ». Contrairement à ce dernier, la pratique du zen – ici identifiée au terme zazen [坐禅] – est une pratique qui ne doit être soumise à aucune finalité extérieure en tant que « moyen » d’obtenir quelque chose. C’est une pratique qui a son fondement et sa finalité à l’intérieur d’elle-même. C’est pourquoi elle est « sans souillure » [fuzen.na 不染汚], parfaitement libre et autonome. Ainsi, à l’encontre de l’idée dualiste, la pratique du zen ne s’oppose-t-elle à rien mais, bien au contraire, elle doit englober tous les mouvements de notre vie quotidienne ainsi que toutes les activités de ce monde.
Signalons que, dans l’Ancienne édition du recueil, « La manière de la méditation assise » [Zazengi 坐禅儀] est classé juste avant son texte jumeau : « Maximes de la méditation assise » [Zazenshin 坐禅箴]2. Celui-ci est un exposé spéculatif de grande envergure qui témoigne du sommet qu’a atteint la réflexion de Dôgen dans les années 1242-1243. Quoique fort contrastés, ces deux textes jumeaux furent exposés l’un après l’autre, dans le même lieu, le même mois de la même année. Ils évoquent également le même kôan de Yakusan Igen, kôan célébrissime qui gravite autour du terme fu-shiryô « la non-pensée 不思量 » et hi-shiryô « ce qui n’est pas de l’ordre de la pensée 非思量 »3.
« La manière de la méditation assise » [Zazengi坐禅儀] fut exposé en hiver au onzième mois de la première année de l’ère Kangen (1243), année du lapin, au temple Yoshimine-shôja4 de la province d’Etsu. Il est classé onzième texte de l’Ancienne édition.
NOTES
- In Shôbôgenzô – La vraie Loi, Trésor de l’Œil, traduction intégrale, tome 5, p. 39-74.
- In Shôbôgenzô – La vraie Loi, Trésor de l’Œil, traduction intégrale, tome 1, p.21-47.
- Voir Glossaire : « Pensée, ce qui n’est pas de l’ordre de la pensée, non-pensée [shiryô 思量 / hishiryô 非思量/ fushiryô 不思量].
- Le temple Yoshimine fut le premier lieu de séjour de Dôgen à son arrivée dans la province d’Echizen. D’après la Chronique de Kenzei [Kenzei ki] – biographie de Dôgen compilée vers 1472 par Kenzei, le quatorzième patriarche du temple de la Paix éternelle [Eihei-ji永平寺] –, il y séjourna jusqu’au 7 du sixième mois de la deuxième année de l’ère Kangen (1244). Dans les vestiges du temple Yoshimine se trouve actuellement le temple Kippô-ji, construit par Busshin Tanaka à l’époque Meiji (1868-1912). « Kippô 吉峰 » est la lecture chinoise [on 音] du même nom propre « Yoshimine 吉峰 », lecture japonaise [kun 訓], qui veut dire le « pic de bon augure » ou le « pic d’heureux auspices ».
Texte
La pratique du zen1 est la méditation assise.
Pour la méditation assise, choisissez un endroit calme. Le tapis2 doit être épais. Ne laissez entrer ni le vent ni la fumée ; ne laissez pénétrer ni la pluie ni la rosée. Protégez bien le sol où vous mettez votre corps. Jadis, (l’Éveillé-Shâkyamuni) s’assit sur le siège de diamant3, et d’autres s’assirent sur une banquette de pierre. Ils s’assirent tous sur une épaisse couche d’herbe. L’endroit où vous êtes assis doit être bien éclairé ; il ne faut pas qu’il y fasse sombre, ni jour, ni nuit. La chaleur pour l’hiver et la fraîcheur pour l’été, voilà l’art4 de la méditation assise.
Quittez la multitude des liens de ce monde et arrêtez toutes vos activités ; faites le repos total. Ne pensez ni le bien ni le mal5. Cela ne regarde ni le cœur, ni le mental, ni la conscience6 ; cela ne regarde ni la mémoire, ni la représentation, ni la contemplation7. N’ayez pas le dessein8 de faire de vous un éveillé, mais dépouillez-vous de l’idée d’être assis ou couché.
Évitez les excès de nourriture et de boisson. Prenez garde au temps qui s’envole. Aimez la méditation assise de façon pressante comme si vous éteigniez les étincelles qui tombent sur votre tête. Goso (Hô.en) du mont des Pruniers jaunes n’avait pas d’autres occupations que la méditation assise, à laquelle il s’adonnait.
Au moment de la méditation assise, portez la robe de l’Éveillé. Asseyez-vous sur un coussin. Asseyez-vous sur la partie arrière de vos jambes croisées. Ainsi le dessous de vos jambes croisées touche-t-il le tapis, tandis que votre coccyx repose sur le coussin. Telle est la méthode selon laquelle les éveillés et les patriarches s’asseyent au moment de la méditation assise.
On s’assied ou bien dans la posture de demi-lotus [hanka-fuza], ou bien en lotus complet [kekka-fuza]. Dans la kekka-fuza, on pose le pied droit sur la cuisse gauche, puis le pied gauche sur la cuisse droite. La pointe de chaque pied doit se trouver à la hauteur des cuisses, ni plus ni moins élevée que celles-ci. Dans la hanka-fuza, on pose seulement le pied gauche sur la cuisse droite.
Ajustez la robe de l’Éveillé et le koromo9 pour qu’ils soient larges et bien droits. Posez la main droite sur le pied gauche, puis la main gauche sur la main droite. Les pointes de vos deux pouces s’appuient l’une contre l’autre. Mettez vos mains ainsi disposées près du corps, et la pointe de vos pouces joints contre le nombril.
Tenez-vous assis, le buste bien droit. Ne vous penchez ni à gauche ni à droite, ni vers l’avant ni vers l’arrière. Alignez toujours les oreilles et les épaules, le nez et le nombril. Mettez la langue contre le palais. Respirez par le nez. Les lèvres et les dents doivent se toucher. Les yeux doivent être ouverts ; ne les écarquillez pas ni ne les plissez. Lorsque le corps et le cœur sont ainsi bien régulés, expirez fortement.
En restant immobile, assis sur le sol, on pense la non-pensée*. Comment peut-on penser la non-pensée ? C’est dans ce qui n’est pas de l’ordre de la pensée10. Voilà la méthode et l’art11 de la méditation assise.
La méditation assise n’est pas l’apprentissage du zen12. C’est la porte de la Loi qui s’ouvre vers la grande félicité ; c’est la pratique de l’Éveil sans souillure13.
« La manière de la méditation assise » [Zazengi 坐禅儀]
Texte n° 11 de La vraie Loi, Trésor de l’Œil [Shôbôgenzô]
Exposé en hiver au onzième mois de la première année de l’ère Kangen (1243), année du lapin, au temple Yoshimine-shôja14 de la préfecture de Yoshida de la province d’Etsu.
NOTES
- Dans le terme orignal 参禅 [sanzen], que nous avons traduit par la « pratique du zen », le mot 禅 [zen] est précédé par le caractère 参 [san] qui veut dire « se réunir, se rassembler, s’associer, se joindre » et aussi « se rendre, (se) rencontrer ». Ainsi la « pratique du zen » [sanzen] englobe-t-elle la dimension collective et communautaire de la pratique et signifie, dans son sens plénier, « pratiquer la méditation assise [zazen] auprès du maître – qu’on a rencontré – et, également, au milieu de l’assemblée ». Selon la terminologie dogénienne, le terme sanzen, identifié ici tout simplement au terme 坐禅 [zazen], est à bien distinguer du terme 習禅 [shuzen], « exercice du dhyâna ». Voir note 12.
- Le terme original employé ici est 坐蓐 [zaniku], autrement appelé 坐蒲団 [zafuton]. D’habitude, on met celui-ci au-dessous du coussin 坐蒲 [zafu].
- 金剛坐 [kongôza] « le siège de diamant, skr.vajra-âsana », autrement appelé le « trône de trésor », désigne l’herbe sur laquelle l’Éveillé-Shâkyamuni était assis lors de sa réalisation de l’Éveil au pied d’un pippal (l’arbre de l’Éveil, skr. bodhi-druma).
- Le caractère sino-japonais 術 [jutsu/sube], que nous avons traduit littéralement par l’« art », peut être traduit par la « technique ».
- Rappelons que la méditation assise, en tant que pratique du non-dualisme* par excellence, se situe au-delà de la distinction dualiste du bien et du mal. Par ailleurs, afin de ne pas alourdir la tournure de la phrase, nous avons traduit ici par « ne pas penser » la célébrissime expression 不思量 [fushiryô], qui se répète deux fois dans la phrase originale en langue sino-japonaise. La voici : « 善也不思量なり [zen ya fushiryô nari], 悪也不思量なり [aku ya fushiryô nari]. » Vers la fin du texte reviendra le terme fushiryô dans son sens plénier, allant alors de pair avec l’autre célébrissime terme 非思量 [hishiryô] « non-pensée ». Cf. Glossaire : « Pensée 思量, ce qui n’est pas de l’ordre de la pensée 非思量, non-pensée 不思量 ».
- Le terme composé « 心 [shin] (skr. citta), 意 [i] (skr. manas), 識 [shiki] (skr. vijnâna) » désigne l’ensemble de nos facultés cognitives ; dans le bouddhisme primitif, on ne distinguait guère ces trois mots qui composaient ensemble un seul terme.
- 念 [nen] « mémoire », 想 [sô] « représentation », 観 [kan] « contemplation ».
- Le caractère 図 [zu], que nous avons traduit par le « dessein », est repris et développé dans le texte n° 12 坐禅箴 [Zazenshin] « Maximes de la méditation assise », in le Shôbôgenzô, tome 1, p. 21-47.
- Le terme original 衣衫 [esan] désigne à la fois 袈裟 [kesa] « la robe de l’Éveillé » et 直裰 [jikitotsu], autrement appelé ころも/衣 [koromo] : le vêtement que le moine porte sous la robe de l’Éveillé.
- Citation implicite de la parole de Yakusan (Yaoshan) tirée du Recueil de la transmission de la lampe de l’ère Keitoku, livre 14, chapitre « Yakusan ». Cf. « Maximes de la méditation assise » [Zazenshin 坐禅箴].
- C’est le caractère 法 [hô] que nous avons traduit ici par la « méthode ». Le mot 術 [jutsu] « art » figure tout au début du texte. Voir note 4.
- Contrairement à la « pratique du zen » 参禅 [sanzen], l’« apprentissage du zen » 習禅 [shuzen] est un zen pratiqué en tant que moyen d’obtenir l’Éveil ou l’état d’Éveillé, etc. Celui-ci, qui est un zen « souillé », fait contraste avec les derniers mots du texte, « la pratique de l’Éveil sans souillure » – voir la note suivante.
- La pratique de l’Éveil sans souillure 不染汚の修証 [fuzenna no shushô] est l’un des concepts fondamentaux dans la pensée de Dôgen. L’expression figure initialement dans le dialogue entre Nangaku Ejô (Nanyue Huairang, 677-744) et le sixième patriarche chinois Daikan Enô (Dajian Huineng, 638-713) : « (…) Nangaku dit : “La pratique de l’Éveil n’est pas inexistante. Seulement, il ne faut pas la souiller.” Enô dit : “Cette non-souillure n’est autre que le vœu que fait la multitude des éveillés. Toi aussi, tu es tel quel ; moi aussi, je suis tel quel. La multitude des patriarches sous le ciel de l’ouest (l’Inde) est aussi telle quelle.” » (Recueil de la vaste lampe de l’ère Tenshô, livre 8 ; Textes choisis des lampes de l’école, livre 4.)
- Sur 吉峰精舎 le temple Yoshimine, voir Introduction